Heiner Müller à Verdun (1994)

(Le chœur:)
Vous vous souvenez :
dans la deuxième décennie de ce siècle
il y eut une guerre de tous les peuples
où tous les peuples se terrèrent.
coulant
d’une mer à l’autre
leurs navires insubmersibles
logés quatre années durant sous le sol
dans des trous de ciment,
soumis au déluge de tonnes de bronze,
mangeant de l’herbe et la chair de leurs chevaux.
Volant à travers le ciel les uns contre les autres
à bord d’engins de tôle nouvellement inventés,
roulant aussi dans des carrioles d’acier
les uns contre les autres. Cette guerre dura quatre ans et
de notre vivant même
fut reconnue comme un crime.
Elle vomit une engeance
pleine de lèpre
qui dura peu et dans son naufrage
emporta le vieux monde.
Brecht Fatzer fragment, montage de Heiner Müller
Traduction François Rey
Le plus important texte inachevé de Brecht, Fatzer, porte sur la Première guerre mondiale. Heiner Müller en a  opéré un choix et construit un montage à partir de centaines de feuillets épars. Müller considérait ce texte comme un texte du siècle.
Heiner Müller ( à droite) avec Mark Lammert au centre et Hans Joachim Schlieker devant l'Ossuaire de Douaumont.

Heiner Müller ( à droite) avec Mark Lammert au centre et Hans Joachim Schlieker devant l’Ossuaire de Douaumont.

Le 29 septembre 1995, au lendemain de l’essai scénographique pour la mise en scène de Germania 3 dont il venait d’ »achever » l’écriture à Los Angeles, et qui était prévue pour le début de 1996, au Berliner Ensemble dont il assumait la direction, Heiner Müller se met en route pour Verdun. Il est accompagné des scénographes et décorateurs Hans Joachim Schlieker et Mark Lammert, peintre et graphiste. Il y était venu à l’invitation de Michel Simonot qui avait intégré quelques uns de ses textes dans un projet de spectacle et Laurent Brunner. Il voulait avant tout voir ces lieux. Il était question de l’éventualité de présenter l’année suivante, celle de commémoration du 80 ème anniversaire de la Bataille de Verdun, en 1996, une scène de Germania 3 Les spectres du Mort-Homme, sa dernière pièce. Mais ce n’était peut-être qu’un prétexte.  Malgré son état de santé dont il savait l’issue fatale, il multipliait les projets à long terme.

Goethe aussi avait été à Verdun

Pratiquement à 200 ans d’écart, en 1792, Müller avait eu un illustre prédécesseur : Goethe
« En sortant de table, nous montâmes la colline qui cachait à nos tentes la vue de Verdun, et, comme ville, nous la trouvâmes très agréablement située. Elle est entourée de prairies et de jardins, dans une plaine riante que traverse la Meuse, divisée en plusieurs bras, entre des collines rapprochées et lointaines ; mais, comme place forte, elle est exposée de tous côtés au bombardement. L’après-midi se passa à dresser les batteries, la ville ayant refusé de se rendre. (…)
Le bombardement commença à minuit, soit de la batterie établie sur notre rive droite soit de celle de la gauche, qui, étant plus proche et lançant des fusée incendiaires, produisit les plus grands effets. Il fallait voir ces météores ignés, chevelus, passer doucement dans l’air, et, bientôt après, s’embraser un quartier de la ville. Nos lunettes, dirigées sur ce point, nous permirent encore d’observer en détail ce désastre ; nous pouvions distinguer les hommes qui, montés sur les murs, faisaient les plus grands efforts pour arrêter l’incendie ; nous pouvions observer et distinguer les chevrons dégarnis et croulants. Tout cela se passait au milieu d’un groupe de personnes connues et inconnues, et provoquait des réflexions étranges, souvent contradictoires, et l’expression des sentiments les plus divers. J’étais entré dans une batterie en pleine activité, mais les détonations effroyables des obusiers faisaient souffrir mes oreilles pacifiques, et je dus bientôt m’éloigner. Je rencontrai le prince de Reuss XIII, qui m’avait toujours témoigné de la bienveillance. Nous nous promenâmes derrière les murs de vignes, qui nous protégeaient contre les boulets que les assiégés nous envoyaient assez diligemment. Après diverses considérations politiques, qui nous égarèrent dans un labyrinthe de soucis et d’espérances, le prince me demanda de quoi je m’occupais alors, et il fut très surpris de ce qu’au lieu de lui parler de romans et de tragédies, animé par le phénomène de réfraction qui m’avait frappé ce jour-là, je commençai à l’entretenir avec une grande vivacité de la théorie des couleurs ».
Goethe La campagne de France 30 août 1792
Traduction Jacques Porchat
Hachette 1889 (accessible en ligne par la Bibliothèque nationale)
Goethe ou l’art de détourner les yeux du spectacle de la guerre. Il avait le matin même observé un phénomène de réfraction et était resté tout occupé par sa théorie des couleurs. Goethe avait été entraîné par le duc de Weimar à suivre l’armée du roi de Prusse commandée par le duc de Brunswick. La citation permet de situer Verdun dans la longue durée du contexte franco-allemand.

Verdun un mythe franco-allemand

« Rappelons très synthétiquement comment, par le traité de Verdun en 843, la ville passa à la Lotharingie, puis, avec toute la Lorraine, à l’Empire germanique en 879 ; et comment, proclamée ville impériale au XIIème siècle, elle fut occupée en 1552 par Henri II de France (mais ne devint française que près d’un siècle plus tard, en 1648, à la signature du Traité de Westphalie). Attaquée encore une fois par les Prussiens en septembre 1792, elle fut reprise par les Français un mois plus tard, pour retomber dans les mains des Prussiens un peu moins de cent ans après, en 1870. En somme, considérée dans la perspective des guerres de conquête et de reconquête dont depuis des siècles cette ville avait été le théâtre, l’attaque allemande de 1916 constituait, aux yeux de la propagande nationaliste française, une énième insupportable tentative d’arracher à la France ce qu’elle n’avait cessé de reconquérir, et aux yeux de la propagande belliciste allemande, une opération.justifiée pour la même raison, mais dans une perspective inverse. À cause de son histoire, les événements qui allaient se dérouler en 1916 sur le sol de Verdun étaient en somme destinés à rouvrir des blessures pluriséculaires ».
Anna Maria Laserra : Le nom de Verdun entre réalité, mythe et fiction in Mémoire et Antimémoires au XXème siècle. La Première guerre mondiale. Premier volume. Colloque de Cerisy-la-Salle 2005. Archives et musée de la Littérature Bruxelles
Verdun fut aussi, rappelle Alexander Kluge, dans les années 782 à 804, une plaque tournante du commerce des esclaves.
« La bataille de Verdun ne fut donc pas seulement perçue comme une simple bataille, mais, ainsi que l’écrivit Paul Valéry longtemps après, cherchant des termes plus aptes à la définir: « elle fut bien plutôt une guerre tout entière insérée dans la grande guerre » et même «autre chose encore », «Verdun », précisa-t-il, enrichissait cette bataille de la touche mythique qui seule manquait encore à l’explication de la place qu’elle avait prise dans les esprits aussitôt après le bombardement, « ce fut aussi une manière de duel devant l’univers, une lutte singulière, et presque symbolique, en champ clos. Un combat, en somme, que le monde entier contemple »
Anna Maria Laserra ibidem

Heiner Müller à Verdun

Michel Simonot, auteur, metteur en scène :
« La Direction Régionale des Affaires Culturelles de Lorraine et Laurent Brunner, directeur du Théâtre missionné de Verdun m’avaient demandé d’écrire et créer un spectacle à l’occasion du 80e anniversaire de la bataille de Verdun. D’une part, je savais, par Jean Jourdheuil, que Müller souhaitait venir à Verdun mais remettait sans cesse ce voyage. D’autre part il terminait Germania III, dont le sous-titre est « Les spectres du Mort-Homme ». Or, le Mort-Homme est la dénomination précise d’un lieu de bataille de Verdun. Müller voulait voir ce lieu par rapport à la pièce et sa mise en scène. En ce qui me concerne, me refusant à faire un spectacle de « commémoration », je voulais réaliser un travail théâtral sur la mémoire de la guerre, une mémoire critique, à partir et au delà de Verdun, vers Auschwitz, Hiroshima, le Cambodge, etc. Je voulais donc faire appel à plusieurs écritures, dont, bien entendu, un Allemand. Le seul Allemand possible était, à mes yeux, Heiner Müller.
Nous avons donc passé trois journées à visiter, dans la discrétion, tous les sites des champs de bataille. Je me souviens du choc qu’a vécu Müller en découvrant des monuments qui, aussitôt, ne purent pas ne pas lui évoquer une esthétique de l’architecture monumentale des pays socialistes ».
Michel Simonot Postface à Rouge Nocturne Verdun / Chronique des jours redoutables Les Cahiers de l’Egaré 1999
Quand Müller arrive à Verdun, sa mort avait commencé.
Brigitte Maria Mayer, femme de Heiner Müller :
«  La mort commence en 1994 au cours d’un voyage en Italie. Une opération à la vie à la mort apporte une année de répit. Entre les hospitalisations à Munich (…) la famille passe plusieurs mois à Los Angeles.
Dans la Villa Aurora, lieu d’exil de Lion Feuchtwanger, est élaboré « Germania 3 Les spectres du Mort-Homme », un voyage dans le temps, que l’auteur mortellement malade transfère de l’intérieur à l’extérieur. De retour à Kreuzberg, notre étage de fabrique souffre du siège permanent de gens de théâtre et de medias. Heiner Müller accepte cela avec un mélange de gentillesse et de soif d’applaudissements. Il écrit, boit, met en scène sans pause contre ces ennuis et ce cancer en phase terminale »
Brigitte Maria Mayer / Heiner Müller Der Tod ist ein Irrtum ( La mort est une erreur)
Suhrkamp 2005
Deux mois après sa venue à Verdun, le 30 décembre 1995, Heiner Müller meurt. Il tenait à venir à Verdun. Il y a fait scandale. A l’origine du scandale, cet article :
Est Républicain du 2 octobre 1995

Est Républicain du 2 octobre 1995

Nadine Bobenrieth-Del, journaliste  (L’Est républicain Verdun 2 octobre 1995)
 A-t-il ressenti une émotion sur les champs de bataille où périrent 400 000 morts des deux camps ? « Non, la mise en scène des lieux tue l’émotion »
Au Mort-Homme qui l’a beaucoup marqué, il relève « le kitsch des monuments glorifiant les pays ». Ils sont selon lui autant de « mensonges qui cachent la réalité » de l’âpreté des combats. « On a le sentiment que les gens les ont élevé pour s’excuser d’avoir envoyé à la mort ces soldats et donner un sens à une guerre qui n’en avait pas »
« Ils sont un ersatz, et en ce sens, le kitsch est un symptôme de la mauvaise conscience. Ces monuments sont des expressions d’un art pour les morts, un art gigantesque mais c’est de la m…. Le grand art, l’art véritable, c’est l’art qui est fait pour les vivants »
Et Vauquois ? « Là on se rend bien compte de ce qu’ont pu endurer les hommes ». Les trous béants, les galeries dans la colline « donnent un idée du travail intellectuel incroyable fourni » dans le seul but de tuer et de détruire, de « toute la force déployée pour quelque chose qui n’avait pas de sens »
« Si au lieu de cela Français et Allemands avaient uni leurs énergies et leurs intelligences pour construire un village, il aurait été magnifique », indique Heiner Müller avant de confier : « je comprends maintenant pourquoi mon grand père qui avait combattu en Argonne durant la Première guerre s’est mis à boire lorsque la seconde a été déclarée. Il n’en avait jamais parlé »
Morts pour une illusion
Pense-t-il que le pacifisme est une naïveté ? « Oui, pourtant on se dit que ce fut absurde que de chaque côté ils n’aient pensé qu’à se battre, à s’enterrer, plutôt qu’à rentrer chez eux. Ils n’avaient pas de raison personnelle pour le faire. A Fleury (visité peu avant) ils sont tombés pour la France ou pour l’Allemagne. En fait pour une illusion. Celle de l’unité nationale. Or il n’y avait pas une seule France, pas une seule Allemagne. Il y en avait deux, celle des riches et des pauvres, des puissants et des autres…La seconde s’est donnée pour la première …
En parallèle, il se souvient de cette émission captée à la radio par son « père qui bien que ce soit interdit écoutait Londres ou radio Moscou ». On y racontait l’histoire d’un poète allemand sur le front russe qui assistait à son enterrement. Il entendit que l’on disait de lui qu’il était mort pour la patrie, pour l’Allemagne… Et lui simplement : « Je reviens de Stalingrad ». Comment pense-t-il que l’on peut encore parler de 14-18 ? « Comme nous maintenant »
Si la démarche de création aboutit pour le 80ème anniversaire, nul doute qu’elle sera à mille lieu de commémorations magnifiantes et des traditionnelles cérémonies officielles : Heiner Müller, lui, ne crée pas pour les morts. Il crée pour les vivants et il proposera sans nul doute une lecture critique  qui donnera du sens au présent et servira le futur…
A bientôt donc Monsieur Müller…
Ce ne sera pas à bientôt mais adieu
Nous sommes à la veille du 80ème anniversaire de la bataille de Verdun (1916).  Le premier à réagir à l’article est le Colonel Rodier qui se livre à un chantage : c’est lui ou moi. Comme si lui seul pouvait parler au nom des morts.
Le Colonel L. Rodier, Président de l’Association nationale du Souvenir de la Bataille de Verdun et de la Sauvegarde des Hauts Lieux
Monsieur le Sous-préfet
La lecture de l’article de l’E.R. [Est Républicain] du 2 octobre en rubrique Meuse actualités résumant la pensée de Heiner Müller venu à Verdun faire provision d’images m’inspire les réflexions suivantes quant à la préparation du 80ème anniversaire de la bataille de Verdun l’an prochain.
En effet, si les monuments commémoratifs érigés sur le champ de bataille devant Verdun et dans toutes les communes de France c’est de la m…, je me demande pourquoi nous préparons ces manifestations particulièrement devant l’ossuaire et sur cet immense cimetière de part et d’autre de la Meuse où reposent les restes des 150.000 disparus français et allemands de cette bataille de 10 mois.
A ceci s’ajoute le rejet systématique par le personnage du souvenir et du bien fondé des associations d’anciens combattants, du Souvenir français et du VDK [Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge], son homologue d’outre Rhin.
En conséquence, si Heiner Müller « une insolente fraîcheur de l’Histoire », légende de sa photo [La légende est en fait : « une insolente fraîcheur de lecture de l’Histoire »] est retenu pour écrire un texte ou animer une manifestation, je me retire de ce comité au titre de citoyen, fils, neveu et gendre de combattants de Verdun, d’ancien combattant contre le nazisme symbole du mépris sans borne de l’ »homme » vivant ou mort, de la direction du mémoriel de 1971 à 1995, d’administrateur fondateur puis Président de l’Association nationale du Souvenir de la Bataille de Verdun et de la Sauvegarde des Hauts Lieux et en mémoire de mes camarades de combat »
Aussitôt accordé. Le maire de Verdun accède à la demande.
Arsène Lux, officier parachutiste, député de la Meuse, Maire de Verdun  à Laurent Brunner, directeur de l’association  » Le Quai »
« L’Est Républicain du 02 octobre dernier a relaté les prises de position de Monsieur Heiner MULLER, dramaturge allemand, commentant sa visite sur les Champs de Bataille.
Cette prise de position apparaît tout à fait inacceptable et à travers ces déclarations scandaleuses, Monsieur Heiner MULLER s’ est totalement discrédité au regard des verdunois et en particulier au sein du monde des Anciens Combattants. Il est dès lors totalement exclu qu’ il puisse participer à la commémoration du 80ème anniversaire de la Victoire de Verdun.
Je vous saurais gré par conséquent de prendre toutes dispositions utiles pour mettre fin immédiatement, sous quelle que forme que ce soit, à la collaboration de Monsieur Heiner MULLER, aux manifestations du 80ème anniversaire comme à toute manifestation ultérieure impliquant la Ville de Verdun ».
« Sous quelque forme que ce soit ». Y compris donc par la présence d’un texte de Müller dans le spectacle préparé par Michel Simonot qui avait choisi Medeaspiel et Fragment pour Luigi Nono.
Michel Simonot :
« Du coup, pour moi, c’est tout mon spectacle qui se trouvait interdit. En outre, le maire en profita pour annoncer la fermeture du théâtre de sa ville et, donc, le licenciement de son directeur, Laurent Brunner. Il annonça aussi la fermeture de l’école de musique et, peu après, appliqua la censure à la bibliothèque municipale. (…) Müller es rentré en Allemagne. Malade et aussitôt hospitalisé, il est, à ma connaissance, resté silencieux là-dessus jusqu’à sa mort.
Après sa disparition, certains, y compris au Ministère de la culture m’ont suggéré de supprimer les textes de Müller du spectacle afin de la maintenir dans le cadre des commémorations officielles . Nous avons choisi, bien entendu de réaliser le spectacle dans son intégrité, avec les textes de Müller. Nous nous sommes exilés hors de Verdun, à 8 kilomètres. Nos subventions ont alors été amputées . Nous l’avons cependant créé et joué deux semaines à Dugny-sur-Meuse, dans un fort privé. Le dernier jour du spectacle, le théâtre de Verdun , Le Quai, rendait les clés. »
Michel Simonot Postface à Rouge Nocturne Verdun / Chronique des jours redoutables Les Cahiers de l’Egaré 1999
Jacques Chirac venait de remporter les élections présidentielles. Le Pen avait déjà dépassé le Parti communiste et faisait un score de 15 %. A cette époque, l’arrogance de la droite provinciale en matière culturelle n’est pas spécifique à Verdun. L’affaire Heiner Müller dépasse ce cadre là. Je me suis rappelé en écrivant ces lignes d’un article du Figaro dans lequel on pouvait lire « A peine nous sommes nous débarrassés de Brecht qu’ils nous ramènent Heiner Müller ». Cette droite provinciale a des préférences littéraires et culturelles très éloignées de Heiner Müller , j’essayerai de le montrer un peu plus loin.
Ces questions abordées sous cet angle permettent de comprendre l’absence de volonté de dialogue, – l’interdiction sera maintenue même après le décès de Müller – et de dépasser celles des conditions dans lesquelles les propos de Müller ont été tenus et obtenus. Au bistrot dans une conversation entre amis, en anglais en présence d’une journaliste qui ne parlait pas anglais, qui n’a pas affiché ses intentions mais dont la présence insistante sur une demi journée ne devait pas laisser de doute. Mark Lammert qui était présent se souvient d’une conversation plaisante, l’atmosphère était blagueuse. Michel Simonot en garde le sentiment d’une parole dérobée.
Michel Simonot dit que Müller est resté silencieux là-dessus. Il y a eu une tentative de sa femme d’atténuer quelque peu les propos et Mark Lammert me dit qu’il existe dans les archives de Heiner Müller une esquisse de réponse à un article de l’hebdomadaire die Zeit qui traite le sujet. Je n’ai pas eu l’occasion d’aller la consulter à Berlin. J’y songerais à l’occasion.
Je souhaiterais maintenant partir sur les traces de Heiner Müller à Verdun. J’ai fait une visite des lieux au mois d’avril 2014. Une visite éprouvante au terme de laquelle on se dit que Müller n’a pas exagéré. Même que l’on aurait pu être plus sévère  encore. Je n’avais jamais été à Verdun. Habitué depuis mon enfance aux champs de bataille de ma région, j’ai trouvé là un espace aseptisé. Nos grands pères, ceux de Müller et les miens étaient dans la même armée. Ils auraient même pu être ensemble à Verdun. PC Ettighofer qui écrivit Spectres au Mort Homme était alsacien et y était.

Et Créon de répondre, le dur :
« Si ta nature est d’aimer, va chez les morts et aime-les ».
C’est ce qu’on a fait ici

Montherland Chant funèbre pour les morts de Verdun
Les Créons envoient les Antigones aimer les morts à l’issue de cette guerre où les morts submergent les vivants. La guerre industrielle se caractérise en effet par une surprodution de cadavres. Lisons encore ce qu’en écrit Montherland qui fut Secrétaire de l’Oeuvre de l’Ossuaire
« Chacun sentait le besoin que se dressât un reposoir à mi-côte de Douaumont, comme s’il était impossible d’arriver au faîte sans être tombé à genoux. Il fallait aussi donner une sépulture aux ossements non identifiables de Verdun, qu’on rencontrait jusqu’à un mètre cinquante de profondeur. Quelqu’un pouvait dire cette parole saisissante et qui demeure vraie : « Si tous les hommes qui sont morts ici se levaient, ils n’auraient pas la place de tenir, parce qu’ils sont tombés par couches successives.»
Montherland Chant funèbre pour les morts de Verdun
La levée en masse des morts, n’avait-elle pas de quoi leur faire peur ?
L’ héroïsation du sacrifice dans le discours commémoratif visait à accorder un très haut prix à la mort alors même que la vie n’en avait pas.

La symbolique de l’épée

L'Ossuaire de Douaumont

L’Ossuaire de Douaumont

Les guides touristiques nous apprennent que ce monument représente une épée enfoncée jusqu’à la garde dans le sol. Comme symbole antimilitariste, laïque, civil, ça se pose là. Rappelons que la commission qui fit le choix de la forme du monument était présidée par Pétain auquel on n’échappe pas en visitant Verdun et pour cause, il en est le vainqueur militaire et politique. L’Ossuaire a été voulu comme une sorte d’Arc de triomphe. Il fallait quelque chose de « sobre, viril, guerrier » (Montherland).
Cette symbolique de l’épée se retrouve non seulement sur le portail de l’Ossuaire dont je n’ai malheureusement pas la photographie mais également sur d’autres monuments.
Par exemple :
Portail du monument de la Tranchée des baïonnettes

Portail du monument de la Tranchée des baïonnettes

Tranchée des baïonnettes2

Les visiteurs sortent de là, j’en ai été témoin, totalement stupéfaits, décontenancés. Le monument le plus absurde qu’il m’a été donné de voir. Et qui repose sur un mensonge avéré. « La légende de la tranchée des baïonnettes est un pieu mensonge mais un mensonge ». « Pieu mensonge « écrit Antoine Prost qui essaye par ailleurs de nous convaincre que les monuments aux morts sont  civils et laïques ! (Antoine Prost : Verdun in Lieux de mémoire 2 sous la direction de Pierre Nora)
Enfin dominant Verdun, le Monument à la victoire et aux soldats de Verdun
Monument à la victoire et aux soldats de Verdun

Monument à la victoire et aux soldats de Verdun

 Référence au Saint Empire Germanique auquel a appartenu la Lorraine ?
La rhétorique de l’épée fichée dans le sol n’a pas échappé à Jean-Christophe Bailly cherchant à définir le sentiment de malaise que l’on ressent en visitant ces lieux.
« Discrétion, ou beauté, ou dignité, ou pudeur – ce ne sont certes pas là les mots qui pourraient convenir s’il fallait caractériser Douaumont. Dès lors qu’on rôde autour de Verdun, l’ossuaire a pourtant quelque chose d’inévitable, on s’en voudrait de ne l’avoir pas vu. Douaumont c’est d’abord une ouverture, une étendue, une immense esplanade en surplomb – et peut- être ne serait-ce qu’un cimetière militaire parmi tant d’autres, un peu plus grand et plus solennel, avec ses pelouses rases et ses ifs bien taillés si ne s’élevait pas là cet effrayant monument inauguré en 1927 dont la forme si particulière, je me suis rendu compte que peu de gens le savaient, provient de l’idée directrice qui était de lui faire figurer une épée enfoncée jusqu’à la garde dans le sol de France: je n’ai pas été chercher la biographie des architectes de l’ossuaire (ils s’appelaient Léon Azéma, Max Edrei et Jacques Hardy) mais il se trouve en tout cas que l’idée séduisit, que la chose fut construite et qu’il y a donc cela, une poignée d’épée qui est une tour de 46 mètres de haut et une garde qui est un cénotaphe de 137 mètres de long où 46 tombeaux valent allégoriquement pour les corps de 130 000 soldats inconnus. Or cette idée, il faut le dire, relève d’une esthétique intégralement fasciste et c’est cela, d’abord, dont on éprouve le poids, sans trop savoir identifier au début le malaise que l’on ressent en pénétrant dans ce qui fonctionne avant tout comme un champ d’ondes mortifères. Et « fasciste », je tiens à le souligner, n’est pas ici un mot lâché à la légère, comme c’est parfois le cas lorsqu’il sert d’insulte – non, il y a dans la rhétorique médiévale de l’épée et dans la référence au sol une authentique préfiguration du national-esthétisme à la française, style que Vichy, faute de moyens, n’aura pas l’occasion de faire fructifier, mais dont il serait passionnant de relever les traces ou les signes avant- coureurs; un périple qui pourrait commencer, à deux pas de Douaumont, par la ville de Verdun elle-même où la Victoire est figurée par un terrible chevalier géant qui fend littéralement en deux la rive droite de la Meuse. »
Jean Christophe Bailly Le dépaysement Voyages en France Le Point Seuil 2011page 154. Le chapitre 14 All gone into the world oflight est consacrée à Verdun
Nulle part dans cet espace recouvert d’herbe et de forêts – les champs de bataille avaient été déclarés non cultivables et confiées à l’Office national des forêts – on ne ressent d’émotion, nulle part on n’éprouve le sentiment que des hommes ont vécu ici l’enfer. Un réseau de monuments aux morts pour l’essentiel dédiés à des régiments, la mémoire n’est pas civile mais militaire. On y tire encore.

Tirs en cours

Le Mort Homme

« Le monument de la crête du Mort-Homme, près de Verdun, fait exception [à la représentation du soldat rarement seul]. Le nom de ce lieu-dit, totalement déchiqueté par les attaques, appelait un jeu de mots en ronde-bosse. Le sculpteur [Jacques Froment-Meurice] renoue avec la tradition médiévale et moderne de la représentation de la mort. Un très grand squelette, enveloppé d’un linceul, qui n’est autre que le drapeau, se dresse sur un sol rocailleux. Le  drapeau a remplacé la faux ou le sablier, instruments traditionnels de la mort. La sculpture est en  pierre très blanche. L’artiste a recherché le contraste entre l’aspect lisse du squelette et le sol d’où  émergent des morceaux de casques, des grenades. Une inscription, pleine de fierté: ce «ils n’ont pas  passé ». Mais à quel prix. Le squelette triomphant n’en est pas moins squelette. La mort seule  pouvait ici représenter la victoire, victoire qui n’était pas sur la mort.
Annette Becker : Les monuments aux morts / Mémoire de la Grande Guerre
Editions Errance pages 41- 42
Mort HommeLe chauffeur de taxi ( il n’y a pas de transport public pour venir jusqu’ici) m’a dit quelque chose d’essentiel à cet endroit avec des mots simples et forts :
« Quand ça brille de trop, c’est pas ça » !
Mark Lammert
« J’étais assis avec Müller au Mort-Homme près de Verdun, en 1995, en automne, il parlait de ses deux grands-pères, s’identifiait comme avant-poste et se voyait tête de pont ; pendant un moment il était sa propre ombre. Il savait que la phrase «  j’ai peur de ma propre ombre » qu’il attribuait constamment à Staline était de Dashiell Hammett »
Mark Lammert : HEROISCHE STÖRUNG
Heiner Müller und Corneliu Baba – Kunst als Gegengift des Schreckens
in Lettre international n°99 2012

Spectres du Mort Homme

Le dernière pièce de Heiner Müller Germania 3 porte en sous-titre Les spectres du Mort-Homme. Titre mystérieux à la Godard ? Ce dernier dit qu’ « un titre précédant toute idée de film, c’est un peu comme un la en musique »  Peut-être en effet une façon de donner le la. Sans entrer dans les détails de la succession des Germania, il y a Germania Mort à Berlin, un Germania 2 qui est juste le titre d’un spectacle fait d’un montage de textes, Germania 3 couvre une géographie plus large que les précédents, Les spectres du Mort Homme le signale et donne à la pièce une profondeur historique et géographique : cela va de Verdun à Stalingrad et retour.
Spectres au Mort Homme est le titre d’un roman de Paul Coelestin Ettighoffer. Simple captation et détournement ? Heiner Müller savait faire cela. Tout en sachant par Kristin Schulz qui en a la garde que Gespenster am Toten Mann ne figure pas dans sa bibliothèque ce que ne veut pas dire qu’il ne connaissait pas le roman, j’ai essayé de fouiller un peu cette piste qui m’a conduit à une étrange découverte.
PC Ettighoffer né le 14.4.1896 à Colmar en Alsace est issu d’une vieille famille paysanne alsacienne. Il fait partie de quelque 8000 volontaires alsaciens qui sont sont engagés dans l’armée impériale allemande en 1914. Il avait 18 ans. Après avoir combattu en Champagne, il fut comme la plupart des alsaciens, en raison des nombreuses désertions, en 1916 déplacé sur le front de l’Est. Début 1917, il se retrouve à Verdun, comme chef de section où se déroula cette « guerre dans la guerre » (Paul Valéry) de plusieurs mois. En été 1918, il fut fait prisonnier et libéré en 1920. Spectres au Mort-Homme constitue la première partie d’une trilogie autobiographique.
C’est à Erich Maria Remarque, que Ettighifer doit un tournant dans sa carrière. Le succès de A l’ouest rien de nouveau fut tel (1929) qu’il fit réagir la droite nationaliste allemande qui lui opposa Gespenster am Toten Mann  qui est donc un livre anti Remarque. La simplicité de la structure du roman autobiographique écrit par un survivant permettait en outre la production en série pour le plus grand bonheur des éditions Bertelsmann qui se lança dans l’édition de livres de guerre à partir de 1934. La date ne doit rien au hasard. Le succès vint avec « l’instrumentalisation du souvenir de la guerre par le nouveau régime ». Hitler était arrivé au pouvoir en 1933.  Ettighoffer fut même salarié directement par Bertelsmann et devint fabricant de bestseller. Guerre de masse, production littéraire de masse. « Avec la préparation du système national socialiste à une nouvelle guerre, les livres d’Ettighoffer se sont « radicalisés en militance, racisme, pensée colonialiste et soumission à l’autorité ». Capitaine dans la Wehrmacht, il sera fait prisonnier par les anglais en 1945.
Le lexique des écrivains nazis parle pour les écrits d’Ettighofer de littérature de colportage caractérisé par une agressivité chauvine et cite :
«  Ils ne sont pas morts, les hommes des cent batailles, ils revivent dans l’armée allemande de 1938. Une grande et forte Wehrmacht a connu une renaissance par le sang qui a bu la terre de France »
Ses livres ont été mis à l’index par les autorités soviétique puis en RDA. Il y est qualifié d’écrivain nazi.
En 1980, la municipalité social-démocrate d’Euskirchen avait refusé de donner à une rue le nom de PC Ettighoffer comme le réclamait les chrétiens démocrates. Et ne voilà-t-il pas – intéressante découverte – qu’apparaît dans cette affaire le Comité national du Souvenir de Verdun venu soutenir Ettighoffer qualifié d’ « apôtre »  de la réconciliation franco-allemande ! Les livres d’Ettighofer qui avait été invité à Verdun en 1975 en présence de Maurice Genevoix sont vendus au Mémorial de Verdun.
Si l’on comprend bien donc ceux qui ont invité Ettighofer à Verdun et soutenu à Euskirchen sont les mêmes que ceux qui en ont débarqué Heiner Müller. Voilà qui donne une épaisseur à l’affaire Müller qui va au-delà d’un mot peut-être malheureux.
Le roman Spectres au Mort Homme contient un chapitre lui-même intitulé Spectres au Mort Homme. J’en ai traduit l’extrait suivant
A cet instant, le « charron », l’adjudant (Officierstellvertreter) Segmüller devint fou —
Il rampe vers nous tremblant de tout son corps. Ses mains flottent. Ses yeux sont fixes et grands ouverts. De la bave couvrait ses lèvres et coulait sur sa barbe naissante.
« Les gars vous les avez vu ? »
Il nous tire, nous secoue et gémit :
« Je vous demande si vous les avez vu ? »
« Nous n’avons rien vu, nous ne savons rien »
Le fou se rapproche de nous et raconte :
« Cela fait un an que vous en êtes et vous devriez savoir que les âmes des soldats flottent dans l’air encore longtemps après la bataille et se combattent comme ce fut le cas autrefois dans les champs catalauniques. Vous l’avez sûrement appris à l’école. Et je viens de voir ceux qui sont tombés ici. Ils se sont combattus avec des grenades, des fusils et des bêches , là-bas, dans l’air au-dessus du Mort-Homme. J’y étais aussi, moi — Maintenant je sais que ma fin est arrivée, je dois mourir camarades. Il y aura une hécatombe de morts dans notre régiment, parmi les combattants j’ai vu des gens connus — tu y étais Liesenseld – Tu ne vois pas que le signe de la mort est déjà sur ton front – Et Huba en était, et Quint , et Kenzierski et Kienz, et beaucoup, beaucoup de personnes connues. La section presque au complet y était dans cette bataille des âmes, dans le combat des non-enterrés – oui, il y aura une hécatombe ; là, là — vous ne voyez pas , les voilà à nouveau. Maintenant ce sont les français — Qui nous tombent dessus — Alerte – Alêrte ! Spectres ! Spêctres au Mort Homme ! Alerte ! Alêrte !
La bataille longtemps attendue s’engage.
Au Mort-Homme, les spectres annoncent à ceux qui partent au combat qu’ils vont mourir. Ce sont aussi pour Ettighoffer ceux qui ayant connu la terre de Verdun forgeront la Wehrmacht. Heiner Müller me semble-t-il s’empare de cette question-là. Et ce n’est sûrement pas pour pour s’y complaire mais pour la retourner contre les idéologies mortifaires.
Cette façon de se voir déjà mort avant de l’être m’a rappelé les esprits surgis de l’avenir du Fatzer de Brecht. Müller en parlait avec Alexandre Kluge

Les esprits surgissent de l’avenir

Müller : Il y a dans Fatzer un texte formidable, Fatzer dit à un moment : « tels qu’autrefois des esprits surgissaient du passé, ils surgissent tout autant à présent de l’avenir ».
Kluge : les esprits viennent de l’avenir ?
Müller : Oui, les esprits sortis de l’avenir. Une idée formidable. Et les esprits du futur pénètrent effectivement à nouveau à Verdun et produisent en 1939 Auschwitz. Un autre aspect est naturellement que le plan Schlieffen reposait sur un mouvement ininterrompu. Moltke a apporté une correction à ce plan. Pour Schlieffen, il était clair que le milieu du front devait rester mobile y compris en laissant les Français entrer en Allemagne pour conserver le mouvement. Molkte par patriotisme a figé le milieu et provoqué la guerre de position et donné du poids à la supériorité matérielle de l’adversaire
Kluge : et déclenché les armes mécaniques de l’adversaire. On a d’abord éliminé les chevaux puis les hommes jusqu’à ce que à la fin il ne reste plus que les machines (…)
Müller : Dans ce texte de Fatzer  tout est décrit de ce qui se passe maintenant, de ce qui s’est passé dans la seconde guerre mondiale. (…) Dans le materiau « Fatzer » il y a au début – bon ce n’est pas daté chez Brecht, mais …une scène dans la Première guerre mondiale. Elle décrit l’expérience de la bataille de matériel , c’est une réaction de désespoir devant la bataille de matériel et Koch (….) crie dans la bataille, partout est l’ennemi ; on tire de partout etc puis vient cette fin énorme où il dit « Où fuir ? Partout l’homme est là ! » Alors Büsching dit : « L’homme est l’ennemi et doit disparaître »
Kluge : Qu’entends-tu par bataille de matériel
Müller : Ecoute…Verdun, ou ce que tu veux, la Somme, simplement cette expérience d’être cloué au sol ou dans la tranchée, d’être livré à la machine
Kluge : Les hommes sont rivés par ordre, et la bataille de matériel c’est au fond du travail mort contre du travail mort.
Müller : Oui, oui, c’est la raison de cette conclusion, l’homme est l’ennemi et doit disparaître. L’homme qui s’est à ce point matérialisé dans cette machine. C’est un aspect énorme de ce texte et tu as là aussi ce dont tu parlais tout à l’heure dans le fond l’esquisse d’Auschwitz dans la bataille de matériel »
Alexander Kluge/Heiner Müller :« Ich bin ein Landvermesser » Gespräche mit Heiner Müller. Anti Oper, Materialschlachten von 1914, Flug ûber Sibirien (Robtbuchverlag1996 )
Dans Germania 3 une phrase fournit un élément d’une trame souterraine. Le personnage de Hitler dit à un moment : « je retourne vers les morts qui m’ont fait ». Ce sont peut-être ceux de Verdun car, dit A. Kluge dans son éloge funèbre pour Heiner Müller, parmi les choses importantes que l’on peut apprendre de Verdun, c’est que probablement quelque chose d’Hitler s’est blindé là, chez les morts et les non-morts de Verdun et le recouvrir de marbre dans un style comme on peut le voir aussi à Bucarest – celle de Ceaușescu – est faux et revient à inscrire le mensonge dans la pierre.

Pour conclure (provisoirement) deux textes :

« Maintenant, sur une immense terrasse d’Elsinore, qui va de Bâle à Cologne, qui touche aux sables de Nieuport, aux marais de la Somme, aux craies de Champagne, aux granits d’Alsace – l’Hamlet européen regarde des millions de spectres » Paul Valéry La crise de l’esprit.
Et un des tout derniers poèmes de Heiner Müller
DRAMA
die toten warten auf der gegenschraege
manchmal halten sie eine hand ins licht
als lebten sie eh sie sich ganz zurueckziehn
in ihr gewohntes dunkel das uns blendet
DRAME
les morts attendent sur le plan incliné opposé
parfois ils tiennent une main dans la lumière
comme s’ils vivaient jusqu’à ce qu’ils se retirent complètement
dans leur obscurité habituelle qui nous aveugle.
Remerciements à Jean Jourdheuil, Mark Lammert, Kristin Schulz, Michel Simonot.
Germania 3 / Les spectres du Mort-Homme 
Traduit de l’allemand par J.-Louis Besson et J. Jourdheuil
L’Arche
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Marc Crépon (avec Romain Rolland) : 14-18 et le consentement meurtrier

« Si quelqu’un veut savoir pourquoi nous sommes morts,
Dites-leur : parce que nos pères ont menti. »

Cette phrase écrite en 1918 est de Rudyard Kipling. Son fils unique John, 18 ans, avait été porté disparu en septembre 1915. Le prix Nobel de littérature, fervent patriote, l’avait poussé à s’engager comme les autres alors que l’armée avait plusieurs fois refusé de le reconnaitre apte pour myopie extrême. « Tu seras un homme, mon fils », lui avait-il écrit.
Je poursuis mes lectures sur la guerre de 14-18. Après Helmut Lehten, Le vacarme de la bataille et le silence des archives, La guerre continuée d’Antonin Artaud, lecture du livre de Florence de Mèredieu, un extrait de celui de Wolfgang Sofsky sur la société de guerre, j’aborde aujourd’hui la question du consentement meurtrier développé par Marc Crépon
Sans tomber de l’idéal dans l’idole, il y a parmi les belles figures courageuses qui s’opposèrent à la guerre et qui méritent que nous honorions leur mémoire celle de Romain Rolland. Marc Crépon lui rend hommage tout en abordant le thème qui fait l’objet et le titre de l’un de ses livres : le consentement meurtrier. Le « consentement meurtrier » désigne ici le consentement à mourir et faire mourir « pour la patrie », attitude largement partagée au début de la Grande Guerre. Encouragé par la propagande et la publicité, ce patriotisme a pourtant rencontré une certaine opposition, illustrée par de grandes voix, comme celles de Romain Rolland ou Jean Jaurès.
Marc Crépon, philosophe, traducteur et directeur de recherches au CNRS est intervenu dans le cadre du cycle « lire le monde » 1914-1924 : Guerres et Révolutions, organisé par la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou.
Voici découpée en trois séquences son intervention 

1. Le sacrifice pour la patrie

Quel sens donner à la patrie, au patriotisme ? Cette question ne fait pas du tout l’unanimité à la veille de la Première guerre mondiale. Peut-on réduire la patrie aux intérêts particuliers de ceux qui parlent en son nom ? Roman Rolland reproche à tous ceux qui s’unissent autour de l’idée du mourir pour la patrie précisément de n’avoir rien d’autre à offrir à une génération que l’idéalisation d’un sacrifice qui ne dit pas ce qu’il est, le masque de la mort..

2. Le consentement meurtrier

Le sacrifice est une religion, l’objet d’une manipulation.  » Il est illusoire et mensonger de définir la patrie comme une grande famille ». La patrie en temps de guerre, c’est l’idole qui retourne la protection des pères contre la mort en exposition des fils à la mort. Le consentement meurtrier n’est pas seulement une rupture des relations père-fils mais plus généralement une rupture des relations de soin, de l’attention et du secours à la vulnérabilité d’autrui.

3. » J’avais un fils, je l’aimais, je l’ai tué »

La guerre fait des pères les meurtriers de leurs fils. Marc Crépon, pour finir, lit un extrait de Clérambault de Romain Rolland
Voici, un deuxième éclairage au propos de Marc Crépon, en écho au texte de Rudyard Kipling, sur le même thème, cette citation d’Aragon :
« C’était une guerre des vieux, pour des raisons qui avaient exalté les vieux ,
qui ne touchaient pas les jeunes, et c’étaient les jeunes qui la faisaient à leur place ».
Aragon, Pour expliquer ce que j’étais (manuscrit de 1942), édition posthume Gallimard, 1989
Pour en savoir plus sur le consentement meurtrier, on peut lire l’entretien de Salima Naït Ahmed avec Marc Crépon

 

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A mes grands-pères, soldats du « kézère »

 

Suis-je bête !
L’autre jour, comme cela m’arrive régulièrement, je faisais mon petit tour en ville comme on dit quand on habite sur les bords. Je passe toujours dans ces cas-là par une librairie et à la bibliothèque qu’il y ait ou non besoin d’un livre, histoire de voir ce qui s’y affiche. A la librairie, l’espace des livres 14-18 avait disparu : « ça devenait lassant ». Et puis, il y a le foot, puis le Tour de France…
A la bibliothèque, je tombe sur un livre exposé d’Annette Becker, Les cicatrices rouges /14-18 / France et Belgique occupées paru en 2010 chez Fayard. Je le prends. La quatrième de couverture évoque « ces millions de gens [qui] ont vécu à l’heure allemande en 1914-1918 ».
Je le feuillette.
Suis-je bête !
Je m’étais dit qu’il y aurait peut-être un chapitre sur l’Alsace. Mais l’Alsace à cette époque ne faisait pas partie de l’histoire de France, n’était donc pas occupée.
Quoique ! Est-ce si clair ?
Continuant de feuilleter, je tombe sur la page 300. Apparemment, je n’étais pas le seul à m’y être arrêté.
occupation_annexionLe lecteur correcteur a raison. En 1914, l’Alsace était annexée à l’Allemagne. Les Alsaciens et les Lorrains sont juridiquement allemands en vertu du Traité de Francfort de 1871, traité reconnu par toutes les puissances. Quarante années d’occupation annexion, écrit encore A. Becker se sont muées en « accommodement plus tacite que forcé ».
Nous voici introduits dans la complexité du sujet qui fait même trébucher des professionnels de la profession.
Non loin de Mulhouse, à Zillisheim :
Auberge au canon
Canon 14-18.
Oui mais…un canon allemand
qui se trouvait à quelques centaines de mètres de là. Il n’en reste que l’emplacement.
Emplacement canonLa fosse bétonnée pour un canon de marine allemand de 380mm en place de septembre 1915 à octobre 1916. Il tirait entre autre sur Belfort.
Il y a des périodes où l’Alsace ne fait pas partie de l’histoire de France. L’acceptation de cette discontinuité par les historiens m’a toujours étonnée. Je n’ai jamais compris ce qui justifiait qu’ils mettaient ces périodes entre parenthèses. Qu’en sera-t-il lors de la commémoration du Centenaire du déclenchement de la guerre ?
Comment évoquera-t-on l’histoire de mes grands-pères ? François Hollande fera-t-il l’impasse sur la question ? Laissera-t-il le président allemand s’en occuper ?
Mes grands-pères. Pourquoi parler de mes grands pères ? Parce que cent ans après il est peut-être enfin temps.
Mes grands-pères avaient été soldats du Kaiser. Kaiser avec un a et un i et non, comme je l’entends encore souvent prononcé, la bouche pointue, « kézère ». Mais je ne sais que très peu de choses de cette partie de leur vie. J’ai souvent fréquenté l’un des deux, tous les jeudis du temps où les mercredis étaient des jeudis, l’autre beaucoup moins, le temps a manqué. Ils sont restés bien muets après-guerre, surtout après l’autre-guerre qui a vu leurs fils partir à leur tour pour la seconde partie.
Comment en parler quand on ne dispose d’aucun de ces objets par lesquels les romanciers commencent leurs récits ? Pas de pipe, pas de blague à tabac, pas de lettre, pas de carte postale, pas de carnet, pas d’objet bricolé à partir d’un débris de munition, rien, même plus de grenier où tout cela aurait-été oublié. Rien. Un seul témoignage : lors d’un colloque de l’Institut d’histoire sociale, mon père avait raconté que mon grand père paternel qui était chaudronnier s’était retrouvé sur le front de Russie et parmi les comités de soldats qui ont destitué les officiers lors de la révolution de novembre 1918. (Centre régional Alsace de l’Institut d’histoire sociale : Le rôle et la place de la classe ouvrière en Alsace. Colloque de Strasbourg 16 mars 1984)
Ouah. J’ai un grand père qu’a participé à une révolution !
Bon, une de ces révolutions dont on ne parle jamais car elles ne correspondent pas aux canons des révolutions. Il est vrai qu’elle fut bien éphémère mais elle a tout de même provoqué un changement de régime, le passage du Reich à la république.
Dans les commémorations des morts de la guerres de 14, on faisait passer jusqu’à présent mes grands-pères pour des poilus. A ce propos, j’ai fait une découverte récente. Dans l’un de ses récits, Gaston PETER,viticulteur à Hunawihr, qui a publié à compte d’auteur poèmes et récits sur 14-18, évoque la mascarade du dépaysement des soldats alsaciens sous uniforme allemand. Elle a consisté à faire défiler à Colmar en uniforme de « poilus » les prisonniers alsaciens avant de les laisser rentrer chez eux.(Daniel Muringer le signale dans son concert avec Marc Dietrich :-KRIAGSSCHRÌFTE Écritures alsaciennes 14-18 )
Non qu’il n’y ait eu des poilus alsaciens ou d’origine alsacienne, il y a eu ceux qui avaient opté pour la France en 1871, parmi eux un certain capitaine Dreyfus mais pour l’essentiel les Alsaciens-Lorrains ont été appelés sous les drapeaux allemands : 220 000 en août 1914. Il y aura 8000 volontaires tandis que 3000 mobilisables franchiront la frontière pour éviter l’uniforme allemand. Qu’en sera-t-il de ceux qui y laisseront leur vie ?
Mais revenons d’abord à la situation de l’Alsace
L’Alsace comme sismographe
J’emprunte à René Schickelé la description sur la situation de l’Alsace à cette époque. Dans un article en allemand, dans un numéro des Cahiers d’Alsace n°13 de mars 1914, il écrit :
« Depuis quarante années, un colosse roux armé jusqu’aux dents habite ce pays, assis au bord des Vosges, les jambes grossièrement bottées posées dans la plaine, dans les vignobles défilent les saisons. Il pousse sur ce petit pays comme on pousserait sur le milieu d’une balançoire géante, oui et c’est le célèbre équilibre européen comme on l’appelle. Peu de chose adviennent dans le monde, du moins rien d’important, sans que là où se trouvent les bottes du colosse on ne sente un mouvement de balance qu’il soit léger ou lourd. Un sismographe politique qui enregistrerait le moindre tremblement de la situation mondiale. Ici où les talons pressent son corps bat le cœur de l’Europe, selon le cas le plus tranquillement ou … le plus douloureusement ».
C’est écrit au moment de l’Affaire de Saverne qui témoignait de la poussée militariste dans la société allemande sous son faux nez parlementaire. En retour, les tensions en Alsace auront un écho international.
« Après l’octroi par Berlin d’une constitution (au rabais toutefois) et d’un parlement (Landtag) au Reichsland en 1912, de nombreux Alsaciens-Lorrains se montrent satisfaits de vivre dans une monarchie qui respecte leur langue, leur foi et qui les a dotés d’une législation sociale avant-gardiste, ce qui contraste fortement avec la République française où règne un laïcisme militant (séparation des Églises et de l’État en 1905), propagé par des instituteurs – les « hussards noirs » – qui font également preuve d’un jacobinisme linguistique intransigeant, et où grèves et émeutes ouvrières (et même encore paysanne) sont fréquentes. »
Jean-Noël Grandhomme : L’Alsace Lorraine dans la première guerre in Les Saisons d’Alsace n°58. Numéro spécial La grand guerre en Alsace page 13.
Cela dit comme s’il n’y avait pas eu à la même époque de grèves dans le Reich allemand y compris en Alsace. Et que dire du conservatisme oppressant du régime militarisé de Guillaume 2. Le rapport à la France et l’Allemagne est sans doute aussi à nuancer selon les catégories sociales, les confessions, les milieux urbains ou paysans. J’ignore si « les nombreux alsaciens » dont il est question formaient une majorité, j’admets volontiers cependant que l’Alsace, allemande depuis 44 ans en 1914, c’est-à dire depuis deux générations, s’était plus ou moins fait une raison et surtout qu’elle ne voulait pas devenir l’enjeu d’une guerre mondiale. Elle ne l’était pas d’ailleurs. La récupération de l’Alsace-Lorraine n’a pas été à l’origine de la guerre. Elle n’est devenue un prétexte et un but de guerre qu’après son déclenchement.
Petite précision utile en ces temps fusionnels : la Lorraine annexée en 1871 correspond à l’actuelle Moselle et non à la Moselle de 1870, il est donc justifié de parler pour l’époque qui nous occupe d’Alsace-Lorraine mais ce n’est pas la géographie d’aujourd’hui.
Alors qu’un René Schickelé comme Hans Jean Arp, bilingues et pacifistes opteront pour la Suisse, le poète expressionniste, traducteur de Péguy, Ernst Stadler, enseignant à Bruxelles, qui venait d’être invité comme professeur à l’Université de Toronto et qui aurait pu échapper à la guerre, rejoint son régiment après s’être acheté un revolver. Il était lieutenant de réserve. Un autre natif de Colmar, le futur romancier de droite Ettighofer est lui engagé volontaire. Le poète de langue allemande Stadler est mort près d’Ypres dans les premiers mois du conflit, le 30 octobre 1914. Il est enterré au cimetière de la Robertsau à Strasbourg.
Mais dans quelle langue ?
Les éditions Arfuyen qui viennent de publier une nouvelle traduction de l’intégralité du recueil Der Aufbruch (Le départ) font figurer en tête du volume un poème d’Adrien Fink qui pose la question. Il se termine par ces vers :
«Et alors si seul parmi les tombes. Stèle en granit. Inscription
sans un vocable en allemand
Y a-t-il ici encore langue ? »
« Y a-t-il ici encore langue ? » peut évidemment se comprendre dans les deux sens. D’une part, le poète en mourant est devenu muet. Mais la référence à l’absence de « vocable allemand » signifie aussi qu’il a perdu sa langue post-mortem.
Morts allemands enterrés français : un changement de nationalité post-mortem.
Les soldats alsaciens morts sous l’uniforme allemand, un premier temps enterrés dans des cimetières allemands, à partir de 1919, à la demande des familles, trouvent une sépulture dans une nécropole française. Le changement de nationalité se fait aussi dans la mort mais selon des règles bien peu claires sans loi spécifique.
« Aussi serait-il judicieux, près de 100 ans après la disparition de ces hommes, de leur donner un véritable statut. De déterminer en outre si leurs prénoms doivent être francisés ou germanisés et éventuellement d’apposer à leur plaque mortuaire la mention « Soldat alsacien-lorrain mort sous l’uniforme allemand » afin que la mémoire de ces hommes, qui changèrent en quelque sorte de nationalité post-mortem, ne tombe aux oubliettes de l’histoire ».(Philippe Tomasetti : « Boches » ou « morts pour la France » ? in Les saisons d’Alsace n° spécial pages 112-116)
Il s’est fait un long silence sur tout cela pendant près d’un siècle. Cela change un peu. En même temps se répand l’inconscience historique. Elle  fait basculer dans l’extrême inverse. Elle atteint des sommets dans le délirant hommage à Guillaume 2, le principal responsable du déclenchement de la Première guerre mondiale, au château du Haut Königsbourg. Ils ont poussé l’indécence jusqu’à présenter cela le jour anniversaire de l’attentat de Sarajevo sans que cela n’offusque personne. Ils jouent à guichet fermé.
Haut Königsbourg
On se frotte les yeux.On fait en Alsace ce que l’on n’oserait pas faire en Allemagne.
Opposons à cela la dignité de Dominique Richert qui dans les Cahiers d’un survivant, livre présenté sur le SauterRhin par Daniel Muringer , écrit :
« Une fois je fus affecté à la garde d’honneur d’un prince de Hohenzollern qui habitait dans un château. Pour ces oiseaux-là, la guerre était agréable ! Ils se placardaient des tas de décorations sur la poitrine sans jamais entendre siffler la moindre balle, ils mangeaient, buvaient à profusion et couraient les filles. En plus ils touchaient un salaire élevé, alors que le simple soldat menait une vie de chien pour cinquante pfennigs de solde ».
L’Alsace ne voulait pas devenir l’enjeu d’une guerre. Cela transparaît dans les manifestations pacifistes qui eurent lieu en 1913 comme l’expliquait Gérald Sawicki dans un colloque international consacré aux défenseurs de la paix. On peut retrouver en podcast son intervention intitulée, Appels et manifestations en faveur de la paix: la contribution des Alsaciens-Lorrains en 1913 .
Au printemps 1913, se multiplient en Alsace-Lorraine appels, manifestations et adresses aux diverses autorités politiques et à l’opinion publique des deux pays. Ainsi les 13 et 30 mars se déroulent à Mulhouse de grands meetings pacifistes, où interviennent ensemble des représentants des différents partis politiques (Centre, démocrates et socialistes) devant des foules estimées à plusieurs milliers de personnes. De même, plusieurs personnalités alsaciennes-lorraines participent au congrès parlementaire franco-allemand de Berne en mai 1913. Le refus d’une nouvelle guerre, l’espoir d’un rapprochement franco-allemand et d’une Alsace-Lorraine pensée comme un pont entre les deux pays sont les grands thèmes abordés lors de ces rassemblements.
Cela ne les empêchera pas d’être emportés par la guerre :
« En Alsace-Lorraine, comme ailleurs en Europe, la grande majorité de la population est donc emportée par la lame de fond de la mobilisation, sinon avec enthousiasme, du moins sans mouvement d’humeur, par loyalisme ou fatalisme. Les nationalistes français qui espéraient un soulèvement général des Alsaciens et des Lorrains contre l’Allemagne en sont pour leurs frais. Pourtant, la crainte de l’« ennemi de l’intérieur» continue de hanter les autorités allemandes »(Jean -Noël et Francis Grandhomme Les Alsaciens-Lorrains dans la Grande Editions de la Nuée bleue. Page 252
Contrairement à ce que l’on pourrait penser les Alsaciens et les Lorrains n’ont pas été systématiquement envoyés sur le front de l’Est comme si les autorités militaires allemandes ne craignaient pas trop les défections. Au début du conflit, on les trouve sur tous les théâtres d’opérations, y compris en Alsace et en Lorraine mêmes, en août 1914, ainsi aussi dans les Balkans, ou en Palestine, et Mésopotamie. En Afrique également. L’itinéraire décrit par Dominique Richert l’illustre : parti de son village natal de Saint Ulrich dans le Sundgau, sud de l’Alsace, il participe à la bataille de Mulhouse puis de Sarrebourg en Lorraine avant de partir vers le nord de la France en passant par la Belgique. Il se  retrouve ensuite dans les Balkans puis en Pologne pour arriver sur le front russe, à Riga avant de retourner en Lorraine où il peut enfin déserter. Tout cela sans jamais pouvoir rentrer chez lui en permission, son village étant « occupé » par les troupes françaises.
Un nombre non négligeable d’Alsaciens-Lorrains feront carrière dans l’armée. Ils fourniront même un général à l’armée allemande. Tout en devenant adjudant, Dominique Richert fait preuve d’une solide détestation à l’égard des officiers :
« L’amour de la patrie ou des choses semblables,de toute façon il n’y en avait pas de trace chez nous Alsaciens. Souvent j’étais pris d’une terrible fureur quand j’imaginais la vie agréable que menaient les vrais auteurs de cette guerre. D’ailleurs je nourrissais une rage secrète contre les officiers, à partir du grade de lieutenant, qui étaient mieux nourris, mieux logés que nous et qui en plus recevaient une paye rondelette, tandis que le pauvre soldat devait supporter les misères de la guerre « pour la patrie pas pour l’argent, hourra, hourra, hourra ! » comme dit une chanson militaire. A part cela, on n’avait pas à avoir d’opinion personnelle face aux officiers. De toute façon, on n’avait rien à dire ; il n’y avait qu’à obéir aveuglément
La détestation des officiers sera un élément structurant de la révolution de novembre 1918.
L’un des aspects les plus saisissants du récit de Dominique Richert consiste dans la description du système de « contrainte terrible » qui enchaînait les soldats à la machine de guerre, à cette gigantesque bataille de matériel, en en faisant des « instruments sans volonté du militarisme allemand », du militarisme européen en général.
« Si on refusait d’obéir, on était tout simplement fusillé. Si on obéissait, on risquait aussi d’être tué, mais avec une chance de s’en sortir. Alors il fallait obéir à contrecœur »
Rester en vie était la seule chose qui vaille. L’obéissance permettait de laisser le plus d’options ouvertes pour rester vivant. Elle se trouvait en balance avec la tentation de se faire prendre comme prisonnier et la désertion. Mais cela posait un double problème : il ne suffisait pas de trouver le ressort nécessaire et bien sûr l’opportunité pour franchir le pas, ils ont existé, encore fallait-il avoir confiance dans le pays d’accueil. Et dans les Russes, il n’avait pas trop confiance. Aussi attendra-t-il d’être à nouveau en France pour déserter. Mais dans son esprit déserter n’est pas trahir.
L’Alsace est aussi un champ de bataille pas seulement sur ses marges. Les combats la traverseront depuis l’offensive, qu’il voulait à forte portée symbolique, décidée par le général Joffre dès le début de la guerre de pénétrer par le sud depuis Belfort en direction de Mulhouse, pour apporter à l’Alsace « le baiser de la France ». La guerre de mouvement tournera rapidement à la guerre de tranchée. Les crêtes des Vosges connaîtront une guerre de positions en altitude qui à elle seule témoigne de l’absurdité de la guerre.
Voici une photographie prise au Hartmannswillerkopf, montagne surnommé « la mangeuse d’hommes » :
LignesCela n’a pas l’air d’un champ de bataille. Je trouve néanmoins l’image éloquente car ces deux arbres comme l’indique les panneaux qui y sont apposés figurent les lignes de front : à droite, la première ligne allemande ; à gauche, la première ligne française. Nez à nez.
On peut observer quelque chose de semblable au « Tombeau des Chasseurs » qu’est le Linge :
Linge Premières lignes
A droite, la première ligne allemande fortifiée, à gauche comme l’indique le panneau sur l’arbre, la première ligne française. Monter à l’assaut ici signifiait aller à une mort quasi certaine.
Bien des morts au Linge y restent inconnus.
Soldat allemand Linge
Il n’y a plus de fouille sur ce champ de bataille que l’on se contente d’entretenir comme un cimetière. La découverte des restes de ce soldat allemand a été faite après le passage de pillards. Ils viennent ici avec leurs détecteurs de métaux, repartent avec leur butin en laissant les os. Non, ce ne sont pas « des jeunes ». Les derniers appréhendés étaient quinquagénaires fétichistes et/ou trafiquants de plaques commémoratives via Internet.
En novembre 1918, la guerre en Allemagne bascule dans une révolution. En Alsace aussi. Je raconterai cela plus tard.
Au lendemain de la guerre, Clemenceau peu enclin au respect des particularismes pratiquera une politique de « dépaysement » des Alsaciens-Lorrains. Mais cela aussi mérite un chapitre à part.
Mes grands-parents ne parlaient pas le français. Tout en étant de la génération «  il est chic de parler français », d’une époque où l’on punissait l’usage du dialecte dans la cour de récréation, je comprenais et parlais avec eux l’alsacien. J’ai depuis perdu cette langue que toutefois je comprends encore.
Une chanson écrite et composée par Jean-Jacques Goldman et que chante Patricia Kass évoque les bouleversements de la guerre en Lorraine et les traces laissées dans les femmes et les hommes d’aujourd’hui. Je peux la faire mienne.
«(…) Je suis d´un pays d´un horizon d´une frontière
Qui sonne guerre, qui sonne éternel hiver
(…)
Et toutes ces croix, ces tranchées
Ici l´on sait le prix du sang
L´absurdité des combats quand
On est tombé des deux côtés
Je suis d´une région d´une langue d´une histoire
Qui sonne loin qui sonne batailles et mémoire
(Jean Jacques Goldman : Une fille de l’Est )
Enfants, nous jouions à la guerre. TE SOUVIENS-TU DE NOS JEUX. Je déclare la guerre à … Tiens au hasard … l’URSS. Non, ce n’était pas cette guerre-ci. Après la der des der, il y en eut une autre issue de la première. Il fallait courir le plus loin possible. Avant que « l’adversaire » n’ait réagi en criant stop. La distance parcourue déterminait la portion de territoire que l’on allait pouvoir découper dans le fromage de craie sur le macadam.
Enfants des plaines de l’est que savions nous de la guerre.
Qu’en savons-nous encore aujourd’hui ?
Bibliographie :
Jean -Noël et Francis Grandhomme : Les Alsaciens-Lorrains dans la Grande guerre Editions La Nuée bleue
Les Saisons d’Alsace n°58. Numéro spécial La grand guerre en Alsace
Dominique Richert Cahiers d’un survivant Editions La Nuée bleue
Ernst Stadler : Le départ Editions Arfuyen
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La société de guerre vue par Wolfgang Sofsky

« Car moi, homme vivant, je suis une ville assiégée par l’armée des morts, intercepté par leurs charniers, coupé de tous objets externes, quand je suis l’externe d’un mort »
Antonin Artaud (Suppôts et Supplications, 1947, Quarto -1378. Cité par Florence de Mèredieu : Antonin Artaud dans la guerre)
WW1_truceC’est en commentant cette photographie montrant des soldats britanniques et allemands qui posent pour un cliché instantané, parue dans le Daily Mirror du 5 janvier 1915, que le sociologue allemand Wolfgang Sofsky ouvre le chapitre consacré à la guerre dans son livre L’ère de l’épouvante qui traite du siècle des guerres, de la terreur et de la folie meurtrière. Après avoir rappelé différents épisodes de fraternisation, l’auteur écrit :
« La fraternité est à la guerre, par nature, l’état d’exception. La guerre est en premier lieu une manière collective de tuer et d’être tué ».
Les fraternisations n’empêchent pas que peu de temps après l’on se remette à s’étriper
«[Les] épisodes de cessez-le-feu et de joutes oratoires pacifiques n’ont jamais empêché les soldats de se battre à nouveau quelques heures ou quelques jours plus tard. Les périodes intermédiaires d’échanges sociaux ne suppriment pas l’état d’inimitié qui régit la guerre »
Il en vient à examiner la notion de « sociétés de guerre » et, en posant que le but de la guerre étant la mort et que, par conséquent, il ne saurait être politique, il conteste implicitement l’interprétation clausewitzienne selon laquelle la guerre serait la continuation de la politique par d’autres moyens. Voilà qui nous renvoie à l’article précédent.
Je propose à la réflexion – et à la discussion –  l’extrait suivant :
« Les pertes enregistrées jusqu’à la trêve de Noël 1914 étaient déjà immenses. Dans les cinq premiers mois de la guerre, les Allemands dénombrèrent plus de 800 000 soldats manquants, dont 240 000 morts, les Français avaient environ 300 000 tués et 600 000 blessés ou disparus, et presque tous les 160 000 soldats de métier du corps expéditionnaire britannique étaient morts. L’Autriche-Hongrie avait perdu à la nouvelle année 1,2 million de soldats, et l’armée russe, qui comptait lors de la mobilisation de juillet 3,5 millions d’hommes, était réduite à 2 millions. La « catastrophe fondamentale » du XXème siècle prenait déjà forme bien que les « bains de sang » de Verdun, d’Arras ou de Passchendaele fussent encore à venir. On a judicieusement appelé le siècle dernier le « siècle des camps ». On pourrait à tout aussi juste titre l’appeler «le siècle des guerres ». La mort en masse provoquée par la violence de la guerre marque tout autant l’époque de son sceau que les millions de morts dus à la terreur de la persécution. La guerre mondiale de trente ans, au cours de la première moitié du siècle, a coûté la vie à environ 55 millions d’hommes. Dans la seconde moitié, on peut estimer à environ 40 autres millions le nombre d’hommes tués par la guerre.
Étant donné cette mort en masse, il peut sembler absurde de parler de «sociétés de guerre ». Une fois advenu le désenchantement du monde, le concept de social est strictement réservé aux vivants. Mais n’y a-t-il pas des sociétés imaginaires, celles qui existent uniquement dans la représentation et dictent cependant le comportement des hommes ? Les nations, les communautés ou les institutions sont des structures imaginaires sans substance matérielle, mais elles ont, dans leurs conséquences, une réalité palpable. La société de guerre n’est-ce pas la masse des morts, des mutilés, des disparus qui n’ont laissé aucune trace ? La moitié des morts de la Première Guerre mondiale n’ont pas eu de sépulture. Leurs corps n’ont jamais été retrouvés ou ne pouvaient plus être identifiés. Les obus les avaient déchiquetés, ils étaient ensevelis dans des abris effondrés ou se décomposaient dans la terre labourée par les éclats d’obus. Les monuments aux soldats inconnus furent les derniers signes que les vivants purent ériger pour la société muette des morts. Le but de la guerre n’est-il pas d’agrandir sans arrêt cette invisible société des morts ? Le monceau de cadavres croît avec chaque jour de guerre. Tant que la guerre dure, les vivants n’ont de cesse d’augmenter le nombre d’ennemis morts. Quel que soit le but invoqué par la guerre, la raison foncière de l’hostilité réside dans l’antagonisme entre les morts et les vivants. Le principe de l’anéantissement n’est pas une invention moderne. C’est le principe de la guerre par essence. Chacun voudrait faire partie des survivants et par conséquent tuer le plus d’ennemis possible.
Pourtant, la destruction des hommes et des choses est un processus social. La guerre produit des formes du social, de la socialisation et de la désocialisation, qui lui appartiennent en propre. Ces sociétés de guerre sont marquées par la souffrance, la misère et la mort. Il ne faut pas les confondre avec ces sociétés militarisées qui se préparent pour la prochaine passe d’armes et reconnaissent à leurs guerriers le statut le plus élevé. Et elles n’ont rien en commun non plus avec une société nationale bourgeoise qui vient d’envoyer ses troupes en campagne. Les sociétés de guerre sont bien plutôt ces formes sociales qui constituent la guerre elle-même. Ce sont des collectifs doubles et antagonistes. Les parties sont mutuellement des ennemis: les combattants sur le champ de bataille, les assiégeants et les assiégés, les poursuivants et les fugitifs, les occupants et les occupés. Dans la guerre, ce ne sont pas des adversaires qui se font face. Cette manière de s’exprimer est un pur euphémisme. C’est une opposition directe entre ennemis qui commande pendant la guerre toutes les autres formes sociales: les rapports de force aussi bien que les structures de la parenté, du travail ou de la communauté. C’est pourquoi les sociétés de guerre sont vouées à leur propre effondrement. L’ennemi veut rayer l’autre de la surface de la terre.
La mort n’est pas un moyen visant un but politique ou économique. Elle est en elle-même le but de la guerre. Les souhaits et les représentations imaginaires les plus intenses sont dirigés vers l’anéantissement de l’ennemi. Penser la guerre ne signifie par conséquent rien d’autre que penser la société à partir de sa destruction potentielle, de son point zéro, de la mort du social ».
Wolfgang SOFSKY : L’ére de l’épouvante / Folie meurtrière, terreur, guerre
Traduction : Robert Simon
NRF Essais Gallimard 2002 pages 125-128
La société de guerre n’est-elle pas cette armée de morts par laquelle Artaud se sent assiégé ?

 

 

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La guerre continuée d’Antonin Artaud

Nous avons vu récemment dans le texte d’Helmut Lethen, comment la psychiatrie allemande avait décrété la fin des effets de la guerre sur le psychisme et rejeté l’idée d’un ancrage durable du traumatisme dans la psyché. Florence de Mèredieu dans son livre Antonin Artaud dans la guerre, montre que tout au contraire, à l’exemple révélateur du poète, la guerre n’a jamais cessé. Il en ira de même pour André Masson et pour Louis Ferdinand Céline, par exemple.
Avec la Première guerre mondiale, « une bascule a eu lieu, qui a engendré un monde d’où nous ne sommes pas encore sorti. Bien au contraire, puisque la société qui est la nôtre n’a fait qu’amplifier – en les systématisant – les effets de ce bouleversement »(page 12)
« moi le simple Antonin Artaud (…)
à demi-bachelier
simple soldat à Digne au 2ème régiment d’infanterie en septembre 1916,
puis réformé temporaire
puis réformé définitif comme débilisé, imbécillisé »
Il s’agissait en fait du 3ème régiment d’infanterie. Le livre présente tous les documents l’attestant. On le sait peu où l’on n’en tient habituellement pas compte, ce qui est tout de même étonnant, mais Antonin Artaud a été incorporé en Août 1916, à 20 ans. La guerre fait rage depuis 2 ans. C’est la période de la bataille de Verdun. Certes, il ne connut le front que peu de temps mais Florence de Mèredieu prend au sérieux le « rôle déterminant », « fondateur » qu’eut la guerre dans la vie et l’œuvre d’Antonin Artaud.
« Si, comme l’indique sa feuille de registre militaire, Artaud a bien participé à la campagne d’Allemagne : du 9 août 1916 au 21 janvier 1917 (date à laquelle il est temporairement réformé), il a alors suivi – un temps du moins – ses camarades de combat dans les Flandres ».
On n’a cependant pas la certitude qu’il ait connu le baptême du feu. La guerre, ce n’est pas seulement le front. La boucherie marque de son empreinte l’ensemble de la société. A cela s’ajoute qu’être confronté à la psychiatrie de guerre, c’est aussi être confronté à la guerre. Florence de Mèredieu rappelle en outre que la mère d’Antonin Artaud était originaire de Smyrne. Le génocide arménien a eu lieu en 1915-1916. Un autre rapport à la guerre est celui vécu par Artaud à travers le cinéma : Les croix de bois de Raymond Bernard, Verdun Visions d’histoire de Léon Poirier.
Dans une intervention organisée par la Bpi sur le thème la création artistique et la guerre, Florence de Mèredieu commence par distinguer la création artistique après la guerre de celle fait à partir de la guerre pour en arriver à ceux qui comme Artaud, Céline, Masson ont créé dans la guerre, une guerre qui est à l’intérieur d’eux-même. L’impact de la guerre refoulé chez Antonin Artaud a été réveillé par des électrochocs. Pendant la guerre 39-45, Artaud revivra celle de 14-18.
Artaud passera cinq années errant de « maison de santé » en « maison de santé ». Le matricule psychiatrique remplacera le matricule militaire.
Certes, Artaud et Céline n’ont passé « que » quelques mois au front avant d’être réformés mais c’est comme si leur montée au front n’avait jamais cessé.
« Quelques mois seulement de contact avec le front et les combats … , c’est là ce que partagent les deux hommes. Mais l’«imagination de la mort» dont parle Céline, cette puissance fantasmatique qu’il partage avec Artaud vont faire que cette montée au front sera désormais sans fin. L’un comme l’autre ne cesseront de la revivre. De toutes les manières possibles. À la façon d’un trauma inépuisable, et pour lequel il n’est aucune abréaction possible »
Les « crisards »
Ils vivront des crises à répétition : « crises d’écriture, crises de folie, colères pamphlétaires de Céline, colères graphiques, théâtrales et gestuelles d’Artaud » qui ne font qu' »entretenir et nourrir la blessure initiale ». Les médecins des centres psychiatriques militaires parleront, à leur propos de « crisards » considérant bien entendu que la normalité, c’est la guerre. Comme si le monde entier, lui, n’était pas en crise
En parallèle, Florence de Mèredieu évoque les troubles psychiques d’André Masson et la manière dont le dessin automatique permet au trauma de se dévider. La médecine avait pour fonction de remettre les blessés, les traumatisés, les mutilés au travail ou à la guerre au prix pour les blessés psychique de véritables tortures.
Antonin Artaud s’inscrit dans le renversement de la proposition clausewitzienne : ce n’est plus la guerre qui est la continuation de la politique par d’autres moyens mais c’est  la politique qui est la continuation de la guerre. D’où cette notion de « guerre continuée », d’absence de césure entre la guerre et la paix, « guerre continuée » pour eux et dans la société avec la « brutalisation de masse »
 Je n’ai pas de difficulté avec le renversement de la proposition de Clausewitz, au contraire. Il faut cependant rappeler que la Première guerre mondiale n’a rien de « clausewitzien ». C’est la guerre du 20ème siècle et non celle du 19ème. Une guerre industrielle. Aucun stratège n’était en mesure de penser la mise en mouvement de telles masses d’hommes, de matériel et d’énergie.
Retour au livre.
Mon compte rendu centré sur un seul aspect, celui de la guerre continuée d’Antonin Artaud, ne couvre pas toute la richesse du livre sous-titré « de Verdun à Hitler » et « Hygiène mentale ». On y côtoie d’autres écrivains comme par exemple André Breton. Artaud connaîtra une phase surréaliste. Florence de Mèredieu évoque par exemple son passage à Berlin dans les années 1930 et l’ « entrée d’Hitler dans le jeu de la folie » (Dans une « lettre à Hitler », il affirmera l’avoir rencontré au Romanisches Café ). L’ouvrage est riche d’informations aussi sur la médecine et la psychiatrie de guerre avec l’affirmation d’une nouvelle catégorie d’experts, les experts en psychisme et l’installation de leur pouvoir.
La singularité d’une sensibilité particulière n’est pas isolée du monde. Les deux basculements sont liés. Le livre fait constamment, et c’est sa force, le lien entre l’individuel et le collectif, le dehors et le dedans. Artaud est la plaque sensible d’une société qui a les nerfs à vif. Le talent de l’écrivain pour le décrire en plus, bien sûr.
L’individu, le collectif, le moi, le monde dans la guerre et la littérature :
« Antoine Artaud observe, pressent, ressent. Il est comme une plaque sensible ou un insecte aux antennes à l’affût. Ce qu’il emmagasine va bien au-delà des événements réellement vécus. Il suffit que ces événements soient possibles, ou seulement envisagés, pour que – tout aussitôt – la machinerie mentale et nerveuse se mette en branle. L’analyse du contexte dans lequel lui, ses amis et les siens, se meuvent, est ainsi nécessaire pour comprendre les ressorts de son œuvre et le cheminement de sa vie. Ce contexte, c’est celui de la guerre de 14-18. La société a les nerfs à vif. Les soldats (Allemands et Français), partis au front avec enthousiasme, se retrouvent piégés au sein d’un conflit d’une ampleur qu’aucun d’eux n’aurait pu imaginer. C’est une guerre et un Théâtre des nerfs qui se met en place. Chacun y tient son rôle et le tout grince. On comprend que, quelque temps plus tard, Artaud ait pu écrire ce texte au titre éloquent: le Pèse-nerfs (1925).
L’Ombilic des limbes (1925) nous confronte encore à la « description d’un état physique» qui n’est pas sans évoquer ce que furent les blessures et amputations de guerre :
une sensation de brûlure acide dans les membres, des muscles tordus et comme à vif, le sentiment d’être en verre et brisable, une peur, une rétractation devant le mouvement et le bruit. ( … ) comme la suppression radicale d’un membre, et ne présentant plus au cerveau que des images de membres filiformes et cotonneux, des images de membres lointains et pas à leur place. Une espèce de rupture intérieure de la correspondance de tous les nerfs.
Sur le champ des opérations, dans les tranchées, tout un monde s’agite. Une mécanique se déploie, qui broie les hommes et transmue le paysage. La peur et la tension sont à leur maximum. La machinerie corporelle se brise. La machinerie mentale aussi ».(pages 87-88)
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Le vacarme de la bataille et le silence des archives par Helmut Lethen

Onze années après la fin de la la Première guerre mondiale, les psychiatres allemands ont rendu un grand service aux finances publiques de l’État en rompant le lien entre la guerre et ses effets sur le psychisme. On pouvait cesser d’imputer les névroses à l’expérience du front. C’est à ce moment-là, affirme Helmut Lethen, que commence la vague de littérature de guerre que les psychiatres considèrent comme nuisible à la thérapie.
Mais que peut la langue en particulier pour décrire l’une des expériences les plus marquantes pour le soldat, le vacarme. Que peut la littérature face aux mnémotechnologies du bruit ? Peu mais plus qu’on ne le croit. Mais ne cherchons nous pas autre chose ? L’illusion de voir « comme si on y était», de préférence en 3D, tendance très actuelle ?
«La question se pose de savoir si nous devons, dans cette année de commémoration 2014, nous livrer à la mer de millions de photographies comme à un krach métaphysique ou si nous nous plongeons dans le silence des documents écrits en nous rappelant que nous avons besoin de la technique symbolique du langage pour distancier les phénomènes et pour, dans cette distance, les rapprocher de la réflexion de sorte que nous puissions les ressentir avec conscience ».
Le texte que l’on lira ci-après et que j’ai traduit avec l’aimable autorisation de son auteur, et des Archives littéraires allemandes de Marbach – je les remercie – est le discours prononcé par Helmut Lethen lors de l’inauguration de l’exposition Août 1914 Littérature et guerre, un projet commun entre les Archives littéraires allemandes de Marbach, la Bodleian Library, bibliothèque de l’Université d’Oxford et la BNU de Strasbourg qui présentera à l’automne 1914 La mort des poètes. On ira.
Helmut Lethen est Professeur émérite de littérature allemande à l’Université de Rostock où il a enseigné à partir de 1996. Il est actuellement directeur de l’IFK (Internationales Forschungszentrum Kulturwissenschaften) à Vienne (Autriche). Un spécialiste de ce que l’on appelle les Cultural Studies, il n’y a, semble-t-il, pas de mot français pour cela.
«L’oreille aussi vachement baisée…Un bourdon dedans», écrit Céline. C’est de ce traumatisme qui fait effraction par l’oreille et de son traitement par la littérature et le langage que parle le texte d’Helmut Lethen. Pendant que je le traduisais, j’ai relevé le texte suivant de Blaise Cendrars que je propose en contrepoint :
«Nous sommes sous la voûte des obus. On entend les gros pépère entrer en gare. Il y a des locomotives dans l’air, des trains invisibles, des télescopages, des tamponnements. On compte le coup double des rimailhos. L’ahanement du 240. La grosse caisse du 120 long. La toupie ronflante du 155. Le miaulement fou du 75. Une arche s’ouvre sur nos têtes. Les sons en sortent par couple, mâle et femelle. Grincements, chuintements. Ululements. Hennissement. Cela tousse, crache, barrit, hurle, crie et se lamente. Chimères d’acier et mastodontes en rut. Bouche apocalyptique, poche ouverte, d’où plongent des mots inarticulés, énormes comme des baleines soûles.»
Blaise Cendrars : J’ai tué 1918
Le texte allemand d’H. Lethen se trouve à l’adresse suivante : Lethen__Schallraum_der_Schlacht.pdf
Le texte ci-dessous forme dans mon esprit un binôme avec celui à venir la semaine prochaine, un compte rendu du livre de Florence de Mèredieu : Antonin Artaud dans la guerre.

 

Le vacarme de la bataille et le silence des archives

par Helmut Lethen

 

Expo "Août 1914 Littérature et guerre" DLA Marbach

Exposition « Août 1914 Littérature et guerre » DLA Marbach
16.10.2013-21.4.2014

1. Les psychiatres comme adversaires de la littérature de guerre

En 1929, le Ministère du travail du Reich réunit un groupe d’experts pour répondre à la question de savoir si les névroses sont encore imputables à la guerre1. Dix ans après la Première guerre mondiale, les experts concluaient que la probabilité d’une corrélation entre névroses et dommages de guerre était quasi nulle. Des relevés statistiques ont montré que les névroses d’épouvante dues aux explosions d’obus n’étaient plus signifiantes. Des représentants des régies de transports publics ont témoigné «ne plus observer d’images désespérantes de névrosés tremblants et agités se tenant à grande distance de tout travail2». La direction de la Poste a confirmé que l’on ne rencontre pratiquement plus de «névroses d’épouvante». Quelles étaient les préoccupations du Ministère du travail ? Obtenir des directeurs de cliniques neurologiques, des experts psychiatriques et des juristes de savoir si, après dix années, la guerre pouvait encore justifier un droit à dédommagement. C’était cela son principal souci. Les experts ont rassuré le ministère. A la quasi unanimité, ils ont déclaré que les traumatismes de guerre ne peuvent pas s’enkyster dans la psyché.
Certains psychiatres concèdent cependant «qu’une fois le mécanisme hystérique mis à flot» par la guerre, il se poursuit automatiquement sans cependant rester lié à son origine, l’expérience de guerre3.
Onze années après la guerre règne donc un large consensus parmi les experts pour dire que la névrose qui avait peut-être à l’origine été causée par l’expérience «de se trouver désarmé, écrasé face à un danger vital4» ne peut plus se prévaloir d’avoir été causée par la guerre. La terreur originelle a, ainsi est-il écrit, littéralement «pâli». Elle n’a laissé ni dans les corps ni dans la psyché de trace durable. Qu’est ce qui pouvait alors encore être un médiateur de mémoire ?
Que ni le corps ni la psyché ne gardent la mémoire de la terreur est pour les médecins une bonne nouvelle. C’est pourquoi ils pointent du doigt l’infâme capacité des artefacts comme la littérature et la photographie capables de conserver la mémoire de l’horreur. De cette manière, la littérature et la photographie pérennisait la formation de symptômes chez les traumatisés de guerre et retardait le processus de guérison. Une telle littérature serait nuisible à la thérapie. Alors que l’organisme aurait déjà depuis longtemps surmonté les blessures, la littérature et d’autres médias nourriraient des images de souvenir qui, comme l’expliquait l’expert juridique, Oberregierungsrat Dr Knoll, «replacent dans des situations identiques sous le regard mental du sujet le moment terrible de l’accident et paralysent son action5»Cela pourrait, constate le Dr Jossmann, l’assistant de Bonhoeffer à la clinique neurologique de La Charité, avoir des conséquences absurdes :
«Il faudrait reconnaître un droit à pension à des personnes dont la ‘participation’ à l’accident n’a consisté qu’à le vivre en simple observateur ou par la lecture de journaux. La justification d’une telle demande de pension pourrait alors être que la personne concernée a, par la vision d’horreur ou sa description expressive, subit un choc si fort, un tel trauma psychique qu’elle ne peut plus prendre le train et ainsi exercer sa profession6».

2.L’oreille comme point d’entrée du traumatisme.

Il y avait accord entre les soldats, rapporte Eric Leed dans son livre No Man’s Land, Combat and Identity in Wold War I7, pour admettre que les conditions de la névrose n’étaient pas dues à la vue de l’explosion de produits chimiques mais par le bruit assourdissant et les vibrations du feu roulant que devaient endurer les combattants pendant des heures et des jours. L’assourdissement des oreilles aurait provoqué une sorte d’état hypnotique qui n’a pas pu être transposé en langage. Robert Graves confirme l’impossibilité de transposer l’évènement acoustique. Étranges et terribles étaient les permissions du front car on était entouré de gens qui n’ont pas du tout compris de quoi il s’agissait. On n’aurait pas pu le raconter non plus, «cela n’allait pas : on ne peut communiquer le vacarme et le vacarme ne cessait pas, jamais […]8». En novembre 1914, Philipp Gibbs écrivait : « le vacarme était encore plus oppressant que la perspective de la mort prochaine. Les effets du bruit étaient épouvantables[…]. Un bruit assourdissant venait des canons ennemis «régulier, s’approchant comme le tonnerre, interrompu par des secousses soudaines qui se prolongeaient par le crâne et qui sont ressentis dans tout le corps comme un affreux processus de dissolution 9». Un important psychiatre militaire confirme cette expérience. Dès les premiers mois de la guerre, les médecins dans les hôpitaux eurent à faire avec la surdité hystérique10» .
Quelque chose de réel sans forme pénètre par l’oreille dans le corps et la psyché contre quoi le soldat ne peut pas se blinder. L’oreille devient la voie d’effraction de l’expérience traumatique.
Si l’appareil auditif était la voie privilégiée des ébranlements causant des « névroses de guerre», la réaction d’une partie de la psychiatrie militaire est évidente. Ils tentent à travers l’entonnoir externe de l’oreille de pénétrer jusque aux «pierres commémoratives enfouies dans les profondeurs» comme le disait le psychiatre hongrois Ferenczi11. La fraction dure des médecins tente de remettre sur de «bons rails» par un nouveau choc psychique «l’innervation sortie des rails» par un premier choc. Avec de telles thérapies, l’oreille est littéralement assiégée. Les psychiatres travaillent avec des chocs électriques sur le lobe de l’oreille et l’injection de sel dans les conduits auditifs pour, à l’aide de véhéments «mots suggestifs sur le ton du commandement» accéder aux centres psychiques et ajourner le «désajustement psycho-pathologique».
De telles «méthodes palliatives» visaient à empêcher que des soldats «montrant des troubles de comportement hystériques, ceux que l’on appelait «les trembleurs de guerre» et les «névrosés agités» ne retournent chez eux. Ils ne devaient pas apparaître dans les rues de leurs régions comme des images psychiques de démoralisation des troupes.

 

3.La reconnaissance des bruits comme technique de survie

Si l’oreille est la voie principale d’effraction pour les blessures psychiques, il convient pour le soldat de développer une forme protectrice de l’écoute comme technique de survie :

«Petit à petit, il apprend à discerner dans la multitude des bruits celui qui est dangereux pour lui, il devine, dès les premiers frémissements d’un tir, sa trajectoire. Il apprend à connaître les heures et les lieux menaçants pour devenir enfin un connaisseur de la guerre qui se faufile imperceptiblement tel un serpent à travers le terrain crevassé [..]12

Mais même Jünger ne dispose pas spontanément de l’art de reconnaître les bruits. Le 25 avril 1915, il note encore « krach, Bautz ! Ssst ! Ssst ! Ssst-bum ». Un enchaînement de lettres pointues (Stephan Schlak) doit donner l’impression de se retrouver sous des tirs. Les lambeaux de mots et les peintures de bruit touchent à des zones au-delà de l’ordre, se rapprochent du point zéro de la transmission par le langage, débouchent sur une poésie d’onomatopées comme « Bautz ! Hulululu » ou « Udja-Udja-Udja-Klack ».
Huit mois plus tard, un schéma d’ordonnancement se place devant l’horizon du vacarme. Le 10 janvier 1916, Ernst Jünger élabore une importante typologie des perceptions du bruit. Ci-après quelques exemples :

– Un tir d’arme à feu à longue distance ressemble à «une douleur aiguë du tympan»
– «Si l’on se trouve par sa propre inertie là où la trajectoire de la balle s’arrête, on entend peu de temps avant l’approche du projectile puis un claquement qui n’a rien d’énervant en soi si ce n’est qu’il me soutire un sourire involontaire».
– «Les obus, on les reconnaît à un sifflement plus bourdonnant produit par sa rotation autour de l’axe horizontal».
– «La grenade lourde est un «hôte terrible». «Si l’on se trouve loin du point d’impact, on entend un raffut dans l’air qui rappelle un pétaradement. C’est pourquoi nos gens les appelle corbillards, trains rapides, valise et… Au bout de la course un fracas terrible, déchirant, ou rien si elle n’éclate pas ».
– «Les mines dispersables provoquent soudainement un fracas dans la tranchée qui se prolonge en vrombissement. Cela suffit pour donner pendant les heures qui suivent un sentiment de nervosité pénible»

L’ouïe teste le bruit selon les régularités, identifie les différentes sortes de munitions et leur calibre en fonction du bruit du vol et de l’explosion. Le décodage précoce des signaux acoustiques permet de très rapides réactions corporelles. Les soldats ayant une formation musicale sont parvenus, rapporte Eric Leed, à une sorte de virtuosité dans la distinction des perceptions concernant les différentes sortes d’obus13
Dans l’abri, l’état d’alerte chronique n’est pas seulement déclenché par l’ouïe mais aussi par le tremblement de la terre et la différence de pression atmosphérique. Les hautes fréquences ne passent pas par l’oreille14.
Dans cette situation, le soldat est aux prises avec deux certitudes aussi inquiétantes que contradictoires : la présence acoustique de l’ennemi invisible qui le paralyse et la nécessité de réagir à la vitesse de l’éclair quand le bruit reflue et qu’il aperçoit pour la première fois le corps de l’ennemi. Cela peut être mis en évidence par une situation caractéristique du début de la bataille de la Somme : l’ennemi anglais invisible est certes acoustiquement dans l’espace de son camp mais comme corps invisible il se trouve à une distance impossible à apprécier avec précision. Celui qui écoute sait qu’après atténuation du feu roulant et l’apparition soudaine du silence l’ennemi surgira en chair et en os devant la tranchée15
La paralysie motrice du soldat dans la phase de bombardement doit en un éclair basculer en un présent mental «de compétition pour le parapet (le talus)» (John Keegan). Il faut, dès que le silence se fait, grimper de la profondeur de l’abri aux étages supérieurs de l’entrée et combattre à la mitrailleuse.
Prêter l’oreille à quelque chose d’étranger qui veut pénétrer sur ce qui est considéré comme son propre territoire provoque la peur quand la fuite est impossible. Lorsque les options de fuite ou d’esquive restent ouvertes, nous pouvons difficilement faire face à des auteurs inconnus d’un bruit avec des menaces acoustiques ou une attente panique. Le film d’épouvante forme un media d’entraînement à la formation de cette capacité. «Les meilleures histoires d’épouvante, remarque Ernst Jünger dans Lob der Vokale (Eloge des voyelles), se caractérisent par le fait que l’approche du danger n’est pas visible mais audible16». Avec les bruits de la guerre, on apprend à se comporter. Par contre avec le bruit traumatisant de l’explosion d’un obus, on ne le sait pas. Les photographies et les films peuvent certes montrer la fumée, les fontaines de boue et les corps déchiquetés. Le soldat envahi de vacarme ne dispose d’aucun media lui permettant de traiter l’évènement.


4. Comment la littérature de guerre, comment le langage traitent-ils de l’évènement sonore ?


Qu’écrit-on en août 1914 dans les journaux intimes et dans les lettres qui, comme le fait observer Heike Gfereis [ndT Directrice du musée des Archives littéraires allemandes de Marbach et curatrice des expositions] «font partie d’une gigantesque machine à écrire que la guerre met en branle». Les archives témoignent comme elle dit d’une «énorme énergie d’écrire» avec laquelle le soldat dans son abandon s’assure sur de petits bouts de papier d’un reste d’action autonome. Mais peut-on entendre le bruit de la bataille dans les archives écrites ? Le silence des archives n’est-il pas sourd au vacarme pour concentrer son attention sur le matériau de vestiges muets dessinés par la main, portés par le corps, transportés par le courrier de l’armée ? Ne verrons-nous dans l’exposition que des mémoires temporelles silencieuses

L’écriture silencieuse peut plus. Car elle est une image de notre langage onomatopéique.

En 1925, paraît une collection de matériaux sur le bruit des projectiles et de l’artillerie pendant la guerre mondiale. S’y trouvent rassemblés les désignations de sons dans les récits et la littérature français et allemands. De longues listes de descriptions de sons y sont collectées. Comme il n’y avait pas encore de phonographes qui auraient pu fixer de manière plus ou moins approchante l’évènement acoustique, on a cherché dans les années 1920 à représenter la dimension acoustique de l’expérience en faisant appel aux potentialités de la langue.
C’est possible avant tout parce que le vacarme ne survient pas comme un phénomène acoustique isolé mais qu’en règle générale il secoue tout le corps. Comme le montrent les exemples réunis en 1925, la langue par ses capacités synesthétiques est capable de transférer l’énergie des stimuli acoustiques vers d’autres réseaux neuronaux17 :

«S-sim, ça passe comme coup de couteau»
(Frankfurter Zeitung 1915, Nr. 28, II.M)
«Le fou claquement de dents des mitrailleuses»
(Ganghofer 1915)
«Arrive alors reniflant et pleurant, de très loin, la première grenade lourde»
(Kieler Neueste Nachrichten 1915)
«… comme si un rapide sortait à grande vitesse d’un tunnel»
(Der Völkerkrieg, 1915)
«Comme l’entrechoquement monotone d’assiettes et de tasses dans un jardin d’été géant rempli de clients bruyants»
(Frankfurter Zeitung 1916)
Dans les bruits de guerre, de nombreux sens, la vue, l’ouïe comme le toucher sont stimulés de manière croisée et transformés en images synesthétiques rapportées à des sensations connues du temps de paix comme le montre le dernier exemple.
Ernst Jünger a tenté dix ans après la guerre dans ses esquisses surréalistes Das abenteuerliche Herz (Le Cœur aventureux) de construire une image de «l’horreur» remémorée d’une explosion d’un obus. Il fusionne le bruit grandissant qui détruit le sens de l’équilibre avec les vibrations du corps à glacer le sang et la sensation de tomber dans un abîme sans fond :
« Il existe une sorte de tôle très fine de grande surface avec laquelle, dans les petits théâtres, on tente de simuler le tonnerre. Beaucoup de ces tôles, encore plus fines et plus sonores, je les imagine superposées comme si l’on feuilletait un livre mais les feuillets ne seraient pas serrés mais maintenus espacés par un dispositif quelconque. Je te soulève sur la feuille supérieure de cette énorme pile, dès que le poids de ton corps le touche, elle se déchire avec fracas. Tu chutes et tu chutes sur la deuxième feuille qui vole également en éclat avec un détonation plus grande. La chute atteint la troisième, la quatrième, la cinquième et ainsi de suite et l’accélération de la vitesse de chute fait se succéder les détonations à une vitesse telle qu’elle suggère un roulement de tambour de plus en plus violent. Chute et roulement deviennent de plus en plus vertigineux se transformant en un tonnerre puissant jusqu’à ce qu’enfin un unique et terrible vacarme explose les frontières de la conscience18»
L’image surréelle du langage de Jünger est proche de l’expérience. Elle puise son évidence des désignations sonores courantes. La collection franco-allemande de matériau permet dès 1915 les découvertes suivantes :
« L’écho résonne comme quand on jette avec violence des plaques de métal par terre »
(Frankfurter Zeitung 1915)
«Tonnnerre, jaillissements d’éclairs, grondements, comme si la terre était une épaisse tôle sur laquelle se fracassent des coups à faire des bosses»(Frankfurter Zeitung 1915)
«C’était comme si un géant déchirait une monstrueuse toile»
(Der Völkerkrieg, 1915)
«Des portes de fer sont cadenassées, des portes en fer hautes comme des tours»
(Höcker 1914)
L’image que Jünger donne de l’effroi tire son évidence des archives textuelles des noms de bruits dans lesquelles les expériences du front sont stockées. Celles-ci à leur tour s’appuient sur des modèles de littérature d’épouvante (E.A. Poe et ETA Hofmann) qui s’étaient imposés comme formes d’expression de l’effroi au 19ème siècle.

5. Mnémotechnologies de la détonation

Les supports de mémoire ont failli en raison de l’état de développement de la technique phonographique. Lors de la Première guerre mondiale, Siemens & Halske s’étaient concentrés sur des techniques de communication et moins sur des techniques d’enregistrement. Un appareil technique aurait pu, espère-t-on, enregistrer et reproduire le vacarme. Pourquoi ? Parce qu’il peut moins qu’un cerveau qui doit se confronter au bruit, lui soustraire des données d’orientation et des moyens de réaction alors que l’appareil est, lui, supérieur sur le plan purement acoustique d’enregistrement de l’évènement. «La transmission exclusivement technique par l’appareil de bruits véritables ne produit la plupart du temps que du vacarme dans l’appareil mais pas d’illusion. Par exemple, un tir ne résonne pas comme un vrai tir mais comme un coup frappé sur le microphone19». Aussi les ingénieurs du son se mirent-ils à élaborer des environnements sonores en laboratoire pour obtenir des effets plus «authentiques».
Ce n’est que bien plus tard que le cinéma parlant américain parviendra à construire des environnements sonores qui éveillent l’illusion de la déflagration traumatisante. Joris Ivens raconte comment son équipe dut élaborer dans les ateliers de CBS en 1937, par la synthèse de différentes pistes sonores, un bruitage authentique pour son documentaire Terre d’Espagne parce que les bandes-sons rapportées d’Espagne manquaient de relief et étaient inutilisables.

«Tous les bruits de guerre reposaient sur ce que ma mémoire et celle d’Hemingway réussissaient à reproduire. Nous disions à Irving [Ingénieur du son en chef. HL] par exemple qu’une attaque aérienne s’entendaient comme des aboiements de chiens dans la nuit. […] Des explosions d’obus qui en réalités ne duraient qu’un cinquième de seconde nous les avons fait durer cinq fois plus longtemps. Le seul son déjà utilisé que nous avons repris dans le film a été extrait du vacarme de tremblement de terre du film San Francisco [NdT de W.S Van Dyke] que nous avons monté à l’envers pour obtenir l’effet de bombardement que nous souhaitions »

Ivens fit écouter la bande son artificiellement élaborée en laboratoire à des combattants. L’effet du bruitage « authentique » les frappa tous. La transposition réussie des « aboiements de chiens » en sons évoquant les bombardements peut s’appuyer sur la mémoire du langage. En 1915, on pouvait lire dans la Frankfurter Zeitung à propos des mitrailleuses :

« C’était comme si tous les chiens de la ville s’étaient mis à aboyer tous ensemble21
« Combien de fois avons nous levé les yeux et pensé que nous allions voir passer en trombe les chiens de fer volants tellement leurs aboiements et leurs hurlements paraissaient proches »
(Der Krieg 1914/15)

Le bruit de tremblement de terre intégré dans la bande son devait encore au cinéma de l’année 1937 rester un événement sonore. Ce n’est qu’avec l’introduction des installations en dolby stéréo que l’on réussissait bien plus tard par un renforcement extrême des très basses fréquences une « immersion » (« engulfment » Tomas Elsaesser) du spectateur par la fusion de l’ouie et des vibrations du corps. De nouveaux appareils de sonorisation sont capables d’activer la résonance propre au mobilier de la salle de cinéma de sorte que les stimuli visuels et auditifs deviennent tactiles22. La séquence du débarquement dans le Soldat Ryan de Steven Spielberg est la tentative extrême de reproduire une situation traumatisante par le moyen de l’engulfment
La langue peut-elle cela ?
Il faut se rappeler que tous les écrits de guerre ont tout d’un coup été en concurrence avec la photographie, un nouveau media qui à sa manière a rassemblé un inventaire silencieux des champs de bataille. Nous attendons aujourd’hui un accroissement gigantesque de millions de photographies numérisées de la Première guerre mondiale. La photographie et non la littérature est actuellement la voie royale vers la réalité de la Première guerre mondiale. Elle paraît nous rapprocher plus directement des objets de la guerre parce que comme le faisait remarquer Roland Barthes, elle dispose d’un pouvoir magique :

« D’un corps réel, qui était là, sont parties des radiations qui viennent me toucher, moi qui suis ici ; peu importe la durée de la transmission ; la photo de l’être disparu vient me toucher comme les rayons différés d’une étoile23»
Et les constructions linguistiques de la mémoire de la Première guerre mondiale ? Leurs formes ne nous touchent-elles pas comme la lumière d’une lointaine étoile ?

6. Les potentialités de la langue

Vers la fin de la République de Weimar au cours de laquelle le traitement des expériences de guerre fut un échec fatal, le linguiste Karl Bühler parlait du «désir de renoncer à l’indirect qui lie le langage aux autres sphères culturelles24». Il entend par là l’aspiration des hommes à transpercer l’économie et les réseaux de l’environnement écrit. La soif d’illustration et le désir de contact direct avec les objets sensibles est une attitude compréhensible de l’être parlant. L’homme qui a appris à lire et à signifier le monde phonétiquement se sentait écarté par l’appareil intermédiaire langage, avec ses lois propres, de la somme directe de ce que l’oeil peut boire, l’oreille entendre, la main saisir et cherchait à revenir en arrière, à retrouver le plein épanouissement du monde concret, en préservant la phonétisation autant que faire se peut25».
Bühler trouve comique le fait que des écrivains tentent avec des éléments onomatopéiques d’approcher de leur but, la réalité. Les onomatopées ne peuvent former que des «petites taches sporadiques» dans le champ de représentation de la langue.
En réalité, on trouve, dans les documents de guerre, peu d’onomatopées directs dans l’expression des sons comme par exemple :
«Pft-pft-pft, comme le halètement d’un moteur que l’on fait démarrer »
(Queri,19)
«S sss ittt, klatsch, j’entendais la balle pénétrer mon voisin»
(K 1915, Nr 143)

On pourrait, suppose Bühler, avec de tels phonèmes organiser «un défilement de petites images sonores» dans la langue pour satisfaire le désir de «choses à écouter26». Mais cela ne correspond pas aux capacités de la langue. Car sa capacité réelle consiste à éloigner les choses pour les rapprocher par sa forme indirecte de la sphère de communication qui relève de lois propres au système de signes.
Autant Bühler est sceptique sur les possibilités de la langue de «rendre fidèlement» les phénomènes acoustiques par des phonèmes isolés, autant il estime sa capacité à rendre des stimuli sensoriels croisés.

«Au milieu de tout cela, perce le tir isolé d’un tireur d’élite clair et tranchant comme un coup de couteau sur le bord de la table» (Frankfurter Zeitung 1916)
«Les explosions des tirs résonnent étouffées comme une bouche fermée que le souffle fait soudain éclater violemment»(Frankfurter Zeitung 1915)
«Etiré en longueur et sans pause comme un être qui n’a pas besoin de reprendre son souffle ainsi roule et bouillonne le feu des armes»(Frankfurter Zeitung 1916)

Bühler accorde un espace d’expression à la dimension synesthétique de la langue. Mais il est sceptique sur le point d’accorder à des phonèmes isolés comme «ratsch»,«ssit»,«peng», «rumms» la possibilité de trouer l’environnement symbolique et permettre un accès à un inconscient acoustique. Bühler était hostile à une tendance qu’observait Robert Musil quand il disait que l’intelligence d’avant-guerre désirait probablement un «krach métaphysique». Possible. Lorsque le «krach» fut là, ils perdirent la vue et l’ouïe (= furent abasourdis) et l’envie de lui donner un rang métaphysique, au traumatisme.


7. Le silence des archives

La question se pose de savoir si nous devons, dans cette année de commémoration 2014, nous livrer à la mer de millions de photographies comme à un krach métaphysique ou si nous nous plongeons dans le silence des documents écrits en nous rappelant que nous avons besoin de la technique symbolique du langage pour distancier les phénomènes et pour dans cette distance les rapprocher de la réflexion de sorte que nous puissions les ressentir avec conscience.
Dans ce sens, le silence de cette exposition ne signifie pas «un retard sans vie» de l’écrit ni le crassier silencieux de l’«appareil intermédiaire» que constitue la langue. Les archives sont réellement silencieuses. «La lisibilité des signes est aussi fragile que leur matérialité», remarque Heike Gfrereis dans son commentaire sur l’exposition. «Plus on approche de l’écrit réel, plus il peut s’avérer inaccessible : on peut le toucher mais il peut arriver que l’on ne puisse pas le lire ou le comprendre».

Nous voyons de dérouler d’extraordinaires processus de transformation au cours d’un mois, le mois d’août 1914. Des documents d’artistes qui en un tournemain se laissent entraîner par la «dynamique de l’enthousiasme populaire», admirent le «mouvement d’horloge» de la guerre dans lequel, comme Armin T Wegener l’écrit, le 9 août, «les différents rouages s’emboîtent artistiquement» et, déjà neuf jours plus tard, au front de Pologne, voient une scène grotesque «lorsque les soldats ont emballé les cadavres comme des harengs, ils disent encore un peu de moutarde là-dessus et chient dans la fosse», pour enfin, le 22 août, en tirer un bilan anthropologique qui prélude à la vision pionnière de Freud sur la barbarie. Cette transformation est peut-être silencieuse mais seule l’écriture littéraire peut la représenter. Dans cette dimension, elle est supérieure au phonogramme et à la photographie. Cependant vous rencontrerez dans le silence des archives un autre agrégat que l’écriture. C’est un autre vestige de la vie d’un jeune écrivain. Nous pouvons lire les lettres d’amour écrites entre août 1914 et décembre 1916 de Gustave Sack, un opposant à la guerre qui se voit imposer la guerre jusqu’à ce que nous arrivions au 26 décembre. D’abord nous lisons :

«Par recommandé, Paula Sack reçoit, le second jour des Fêtes de Noël, un petit paquet contenant les objets que son mari portait sur lui à sa mort sur le front roumain : une pipe avec des restes de tabac, un porte monnaie et une petite boîte surmonté d’un Cupidon qui contient deux médaillons avec des photos de Gustav et Paula ainsi que l’anneau d’une association d’étudiants ».

Nous lisons cela avec une fâcheuse impassibilité. Pas de doute : l’écriture avait réalisé la médiation, les lettres d’amour frayaient le chemin vers ce qui se trouve devant nous dans la vitrine. Et là horreur, l’objet est vraiment là, comble de la forme écrite. Comme une relique avec la magie de la présence d’une vie effacée pour toujours, le paquet de la poste des armées.

 

Le paquet de la Poste reçu par paula Sack contenant les objets que portait son mari sur lui à sa mort sur le front roumain

Le paquet de la Poste reçu par Paula Sack contenant les objets que portait son mari sur lui à sa mort sur le front roumain

On comprendra mes réticences à ranger dans la catégorie des «reliques» le casque d’acier troué que Jünger a pris à l’officier anglais qu’il avait tué et ramené comme un trophée. Mais qui tient au dogme de la présence des objets doit composer avec l’amoralité du contexte.


8.Épilogue


Dans les états-majors de l’armée autrichienne on cherchait à approfondir à l’aide de séquences de cinéma muet les effets de l’impact des obus qui conduisent à des traumatismes. Karl Kraus a rendu-compte du grotesque de la tentative de comprendre le vécu traumatisant du soldat du front au niveau de l’état major :

« Quartier général. Cinéma. Au premier rang est assis le commandant en chef des armées, l’archiduc Friedrich. A ses côtés son hôte le roi Ferdinand de Bulgarie.On présente une production de Sascha-Film, qui, dans toutes les images montre des effets de tirs de mortiers. On voit monter de la fumée et tomber des soldats. Cela se reproduit quatorze fois pendant une heure et demi. Le public militaire regarde avec une attention compétente. Pas un bruit. Seulement à chaque image, à l’instant où le mortier produit son effet, on entend au premier rang le mot :
«Bumsti !!27»

[NdT je garde le vocable autrichien plus sautillant que l’on peut traduire par badaboum]
 
Quelle que soit l’origine de cette interjection dans le cinéma du commandement suprême des armées de Karl Kraus, nous sommes plus moraux sur le plan de l’événement traumatisant. Mais possédons-nous mieux la langue que l’archiduc Friedrich ou l’un de ses généraux ?

Helmut Lethen
Marbach 12 octobre 2013.

Traduction Bernard Umbrecht

J’ai conservé les notes allemandes. Je ne les ai traduites que lorsque existait, à ma connaissance, une référence française.
1 „Die Unfall- (Kriegs-) Neurose“. Vorträge und Erörterungen gelegentlich eines Lehrgangs für
Arbeit und Gesundheit. Schriftenreihe zum Versorgungsärzte im Reichsarbeitsministeriums vom 6.-8. März 1929“. Reichsarbeitsblatt 13 (1929).
2Ibid. page 48
3Ibid. page 109
4Ibid. page 17
5Ibid. page 93
6Ibid. page 96
7Leed, Eric No Man’s Land, Combat and Identity in Wold War I Cambridge 1979 page 126
8Ibid
9Gibbs, Phillip. „Im Granatfeuer“.Frankfurter Zeitung und Handelsblatt . 27.11.1914, Nr. 329, Erstes Morgenblatt. Zit. n. Encke, Julia. . Augenblicke der Gefahr Der Krieg und die Sinne 1914-1934 . München, 2002, S. 175. Unveröffentlichte Dissertation. Diese Arbeit enthält das bisher interessanteste Archiv über den Krieg als „Schule des Horchens“.
10 Gaupp, Robert .Schreckneurosen und Neurasthenie Zit. n. Komo, Günter.Für Volk und Vaterland“. Die Militärpsychiatrie in den Weltkriegen. Münster/Hamburg, 1992, S. 71.
11Zit. n. Roth, Karl Heinz.Die Modernisierung der Folter in den beiden Weltkriegen. Der Konflikt der Psychotherapeuten und Schulpsychiater um die deutschen „Kriegsneurotiker“ 1915-1945. 1987. S. 18
12 Jünger, Ernst. „Das Wäldchen 125“. Sämtliche Werke S. 331f. (Le boqueteau 125)
13Leed, page 124
14Dazu sehr materialreich Encke, a.a.O.
15Keegan, John. Das Antlitz des Krieges Frankfurt/New York, 1991, S. 269-280.
16Jünger, Ernst. . Lob der Vokale (Eloge de la voyelle), S. 19
17Die folgenden Beispiele stammen aus dem Buch von Behrens, Dietrich u. Karstien, Magdalene. Geschürtz-und Geschosslaute im Weltkrieg Eine Materialsammlung aus deutschen und französischen Kriegsberichten. Giessen, 1925.
18 Jünger, Ernst. Das Abenteuerliche Herz. Aufzeichnungen bei Tag und Nacht. Erste Fassung (1929) . Stuttgart, 1987,S. 15ff. (Le cœur aventureux)
19Kesser, Hermann. „Bemerkungen zum Hör-Drama“. Die Sendung 29 (1931). Zit. n. Schneider, S. 189.
20Ivens, Joris. Die Kamera und ich. Autobiographie eines Filmers . Reinbeck, 1974, S. 99 ( Joris Ivens : La caméra et moi
21 Du front de l’Insonzo on rapporte de semblables verbalisations. Selon la nature des projectiles, on parlait de chats, de chiens . Les projectiles de l’infanterie étaient le plus souvent décrit par gazouillement, chuintement, cliquetis lors du choc. Information transmise par Lutz Musner
22 Flückiger, Barbara.Sound Design. Die virtuelle Klangwelt des Films. Marburg, 2001, S. 208ff.
23Barthes La Chambre claire: Note sur la photographie pp. 126-127
24Bühler, Karl.Sprachtheorie Die Darstellungsfunktion der Sprache Jena, 1934, S. 195.
25Ibid. p 195
26Ibid. p 203
27Kraus, Karl, Les derniers jours de l’humanité page 80 dans l’édition française
28Transmis par Rolf Bogner
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Lectures franco-allemandes sur 14-18 / Sommaire et suites

© Pierre Buraglio "Rosa et Karl" 2011 - sérigraphie montée sur châssis et rehaussée - 46 x 38 cm - Courtesy l'artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)

© Pierre Buraglio « Rosa et Karl » 2011 – sérigraphie montée sur châssis et rehaussée – 46 x 38 cm – Courtesy l’artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)

En janvier de cette année, j’avais soumis à ceux qui sont sur la liste de diffusion du SauteRhin, l’idée de demander à chacune et à chacun d’entre eux de me fournir un texte de recommandation de lecture sur la 1ère guerre mondiale. Nous n’étions pas tenus par les politiques commerciales des éditeurs et les livres recommandés ne devaient pas nécessairement figurer dans les actualités éditoriales, ni même forcément être disponibles, ce qui a effectivement été le cas par deux fois.
Ce qui comptait était l’importance que le livre revêtait pour chacun d’entre eux. Il arrive que l’on dise adieu à un livre qui vous a longtemps occupé.
L’idée était celle d’une initiative citoyenne franco-allemande, non suscitée par une quelconque institution, sans label à cocarde tricolore, entre amis de part et d’autre du Rhin. Les lectures ont été franco-allemandes par les auteurs des contributions, elles ne se sont pas limitées aux littératures française et allemandes.
Symboliquement, les textes allemands ont été mis en ligne en allemand suivis d’une traduction. Ils ont alterné avec des contributions en langue française.
Je remercie encore une fois Pierre Buraglio pour m’avoir autorisé à utiliser sa sérigraphie « Rosa et Karl ».
Je remercie tous les contributeurs en rappelant dans ce sommaire le titre et l’objet de leur contribution :

Sommaire

1. Carl Zuckmayer : Als wär’s ein Stück von mir par Peter Brunner sur le chapitre de l’autobiographie de Zuckmayer qui, en 1914, avait à peine 18 ans et passa « 1213 journées au front »
2. Dominique (Dominik) Richert : Cahiers d’un survivant par Daniel Muringer. Ils offrent, en marge de l’aventure individuelle d’un soldat, le regard forcément original que la population alsacienne a pu porter sur le conflit
3. Erich Maria Remarque : Im Westen nichts Neues par Catharina Lovreglio  L’un des plus importants livres anti-guerre de la littérature mondiale.
4. Marcel Proust : Le temps retrouvé par Bernard Bloch. Proust, on ne s’attendait peut être pas à trouver là mais la Première guerre mondiale est présente comme réalité ou comme menace dans tous les chapitres de À la recherche du temps perdu.
5. Ernest Hemingway : Fiesta par Jamal Tuschick qui a relu une ultime fois Le soleil se lève aussi L’enthousiasme juvénile s’est envolé et avec lui la magie de Fiesta.
6. Arnold Zweig : Erziehung vor Verdun lu en allemand mais décrit en français par Pierre Foucher (l’édition française est épuisée). Le plaisir de sa lecture tient à l’intérêt documentaire, celui des nombreuses notations d’ordre politique, sociologique, psychologique et métaphysique qu’il contient, et au  talent de conteur de l’auteur
7. Ernst Jünger : In Stahlgwittern par Kristin Schulz qui relit d’un œil critique et sévère et les Orages d’acier de Jünger et son mémoire de maîtrise consacré au roman sous l’œil ironique de Heiner Müller.
8. Paul Valéry : Regards sur le monde actuel et La crise de l’esprit par Bernard Stiegler qui développe le point de vue que l’on peut tirer pour aujourd’hui des réflexions de Paul Valéry en 1919 et en 1939.
9. Ernst Glaeser : Jahrgang 1902  par Thomas Lange Cette génération des « jeunes de la guerre » nés entre 1900 et 1910 préfigure les modèles de comportement de la « génération de l’absolu »
10. Soazig Aaron : La sentinelle tranquille sous la lune par Diane Buchmann. Il est question du retour de la guerre de l’oncle Jean. Il rentre en 1919 ; rentrer implique de s’être remis, ou tout au moins d’être présentable, implique aussi de faire à ses proches le récit des évènements.
11. Bertolt Brecht : Die Legende vom toten Soldaten par Bernard Umbrecht (En s’appuyant sur des éléments très concrets et sur un dicton populaire, Brecht se livre dans La légende du soldat mort à une satire non seulement du jusqu’au boutisme guerrier mais également de la religion qui l’accompagne.
12. Jacques Tardi et Jean-Pierre Verney : Putain de Guerre par David Bres  Cette BD raconte année après année, la vie qu’ont connu les soldats du front, grâce au monologue d’un simple tourneur fraiseur devenu chair à canon pour la Der des Ders.
13. Ron Rash : Une terre d’ombre par Frédéric Versolato. A la différence des précédentes œuvres de « nature wrinting », Une terre d’ombre contient une intrigue historique et amoureuse qui se déroule pendant la guerre de 14-18.
14. Jaroslav Hašek : Le brave soldat Chvéïk par Bernard Umbrecht  C’est en se faisant plus royaliste que le roi et en poussant dans toutes ses conséquences l’absurde logique de la guerre que le brave soldat tchèque oppose aux pouvoirs sa force d’inertie, son refus de marcher dans la combine tout en étant dedans. Un brave soldat tchèque qui ne fait pas l’unanimité.
15. Clap de fin avec La déclaration pour l’indépendance de l’esprit initiée par Romain Rolland. Les désastres de la guerre ont aussi pour origine « l’abdication presque totale de l’intelligence du monde et son asservissement volontaire aux forces déchaînées »

#Lectures franco-allemandes sur 14-18 deviendra #lectures sur 14-18

Le SauteRhin continuera sur cette lancée en mettant conformément à sa vocation à nouveau l’accent sur la culture des pays de langue allemande mais pas seulement concernant ce sujet. #Lectures franco-allemandes sur 14-18 deviendra #lectures sur 14-18. Nous resterons dans les relations complexes entre la littérature et la guerre non sans nous interroger sur la bêtise de la littérature elle-même et sur la question du roman. La littérature sort-elle indemne de ce conflit ou le roman n’est-il qu’un faux semblant ? Comment oublier Dada et le surréalisme et Antonin Artaud ? Et ce qu’il en est de la langue elle-même ? Avec la guerre de 14-18, la violence de la guerre civile européenne est sur les rails.
Et que faisait Kafka pendant ce temps ?
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Lectures franco-allemandes sur 14-18 / 15 et fin : « La déclaration pour l’indépendance de l’esprit » initiée par Romain Rolland.

© Pierre Buraglio "Rosa et Karl" 2011 - sérigraphie montée sur châssis et rehaussée - 46 x 38 cm - Courtesy l'artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)

© Pierre Buraglio « Rosa et Karl » 2011 – sérigraphie montée sur châssis et rehaussée – 46 x 38 cm – Courtesy l’artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)

Après la contribution de Peter Brunner sur l’autobiographie de Carl Zuckmayer de Hesse rhénane, l’ évocation par Daniel Muringer des Cahiers d’un survivant de l’alsacien Dominique (Dominik) Richert, puis Erich Maria Remarque avec Im Westen nichts Neues par Catharina Lovreglio; et Le temps retrouvé de Marcel Proust par Bernard Bloch, puis Fiesta (Le soleil se lève aussi) d’Hemingway par Jamal Tuschick, suivi de Erziehung vor Verdun d’Arnold Zweig lu en allemand mais décrit en français par Pierre Foucher (l’édition française est épuisée). Il y a ensuite la lecture par Kristin Schulz des Orages d’acier d’Ernst Jünger, le commentaire de Paul Valéry par Bernard Stiegler, Jahrgang 1902 (Classe 1902) d’Ernst Glaeser par Thomas Lange, La sentinelle tranquille sous la lune de Soazig Aaron par Diane Buchman, Die Legende vom toten Soldaten (La légende du soldat mort) de Bertolt Brecht. Après Putain de Guerre de Jacques Tardi et Jean-Pierre Verney par David Bres et Une terre d’ombre de Ron Rash,  Le brave soldat Chvéïk de Jaroslav Hašek par Bernard Umbrecht, notre clap de fin avec La déclaration pour l’indépendance de l’esprit initiée par Romain Rolland.

 

Fière_déclaration_d'intellectuels_1919Alors que l’on se trouve dans la phase finale de la négociation du Traité de Versailles, signé le 28 juin 1919, Romain Rolland, l’un des rares écrivains à avoir voulu se situer « au-dessus de la mêlée », rédige un manifeste dont les premiers signataires seront entre autre Barbusse, Jules Romain, Pierre Jean Jouve, Jean-Richard Bloch, George Duhamel ainsi que Benedetto Croce, Bertrand Russel, Albert Einstein, Hermann Hesse, Heinrich Mann, Stefan Zweig. On trouvera plus loin, à la suite du texte, la liste des premiers signataires telle qu’elle est parue dans le quotidien, socialiste à l’époque, L’Humanité, le 26 juin 1919 sous le titre : « Fière déclaration d’intellectuels »
Bernard Stiegler évoquait récemment l’analyse de Paul Valéry sur la « baisse de la valeur esprit ». Romain Rolland dans le texte ci-dessous part du constat que les désastres de la guerre ont aussi pour origine « l’abdication presque totale de l’intelligence du monde et son asservissement volontaire aux forces déchaînées »
Le manifeste obtiendra un millier de signatures. L’union créée par Romain Rolland ne tiendra pas longtemps. Il créera en 1923 la revue Europe qui existe toujours.
C’est le texte que j’ai choisi pour signaler la fin de ces lectures franco-allemandes sur 14-18. Cela ne clôt pas le sujet bien entendu. Il y a de quoi l’alimenter longtemps.  L’initiative qui s’achève consistait à réunir un temps quelques amis de part et d’autre du Rhin en les invitant à partager leurs lectures. Le SauteRhin continuera sur cette lancée en mettant conformément à sa vocation à nouveau l’accent sur la culture des pays de langue allemande mais pas seulement concernant ce sujet. #Lectures franco-allemandes sur 14-18 deviendra #lectures sur 14-18.

Déclaration de l’indépendance de l’esprit

« Travailleurs de l’Esprit, compagnons dispersés à travers le monde, séparés depuis cinq ans par les armées, la censure et la haine des nations en guerre, nous vous adressons, à cette heure où les barrières tombent et les frontières se rouvrent, un appel pour reformer notre union fraternelle, – mais une union nouvelle, plus solide et plus sûre que celle qui existait avant.
La guerre a jeté le désarroi dans nos rangs. La plupart des intellectuels ont mis leur science, leur art, leur raison au service des gouvernements. Nous ne voulons accuser personne, adresser aucun reproche. Nous savons la faiblesse des âmes individuelles et la force élémentaire des grands courants collectifs : ceux-ci ont balayé celles-là, en un instant, car rien n’avait été prévu afin d’y résister. Que l’expérience au moins nous serve pour l’avenir !
Et d’abord, constatons les désastres auxquels a conduit l’abdication presque totale de l’intelligence du monde et son asservissement volontaire aux forces déchaînées. Les penseurs, les artistes ont ajouté au fléau qui ronge l’Europe dans sa chair et dans son esprit une somme incalculable de haine empoisonnée ; ils ont cherché dans l’arsenal de leur savoir, de leur mémoire, de leur imagination des raisons anciennes et nouvelles, des raisons historiques, scientifiques, logiques, poétiques de haïr ; ils ont travaillé à détruire la compréhension et l’amour entre les hommes. Et ce faisant, ils ont enlaidi, avili, abaissé, dégradé la pensée, dont ils étaient les représentants. Ils en ont fait l’instrument des passions et (sans le savoir peut-être) des intérêts égoïstes d’un clan politique ou social, d’un Etat, d’une patrie ou d’une classe. Et à présent, de cette mêlée  sauvage, d’où toutes les nations aux prises, victorieuses ou vaincues sortent meurtries, appauvries, et dans le fond de leur cœur – bien qu’elles ne se l’avouent pas – honteuses et humiliées de leur crise de folie, la pensée compromise dans leurs luttes sort, avec elles, déchue.
Debout ! Dégageons l’Esprit de ces compromissions, de ces alliances humiliantes, de ces servitudes cachées ! L’Esprit n’est le serviteur de rien, c’est nous qui sommes les serviteurs de l’Esprit. Nous n’avons pas d’autre maître. Nous sommes faits pour porter, pour défendre sa lumière, pour rallier autour d’elle tous les hommes égarés. Notre rôle, notre devoir est de maintenir un point fixe, de montrer l’étoile polaire, au milieu du tourbillon des passions, dans la nuit. Parmi ces passions d’orgueil et de destruction mutuelle, nous ne faisons pas un choix ; nous les rejetons toutes ; Nous honorons la seule vérité libre, sans frontières, sans limites, sans préjugés de races ou de castes. Certes, nous ne nous désintéressons pas de l’Humanité. Pour elle nous travaillons, mais pour elle tout entière. Nous ne connaissons pas les peuples. Nous connaissons le Peuple – unique, universel, le Peuple qui souffre, qui lutte, qui tombe et se relève, et qui avance toujours sur le rude chemin trempé de sueur et de son sang – le Peuple de tous les hommes, tous également nos frères. Et c’est afin qu’ils prennent, comme nous, conscience de cette fraternité que nous élevons au-dessus de leurs combats aveugles l’Arche d’Alliance – l’Esprit libre, un et multiple, éternel ».
A la date du 23 juin 1919, cette déclaration a reçu l’adhésion de :
Jane Addams (Etats-Unis) ; René Arcos (France) ; Henri Barbusse (France) ; Léon Bazalgette (France) ; Jean-Richard Bloch (France) ; Roberto Bracco (Italie) ; Dr.L-E-J Brouwer (Hollande) ; A . de Châteaubriant (France) ; Georges Chennevière (France) ; Benedetto Croce (Italie) ; Albert Doyen (France) ; Georges Duhamel (France) ; Prof. A.Einstein (Allemagne) ; Dr. Frederik van Eeden (Hollande) ; Georges Eekhoud (Belgique) ; Prof. A. Forel (Suisse) ; Verner von Heidenstam (Suède) ; Hermann Hesse (Allemagne) ; P.J. Jouve (France) ; J.C. Kapteyn (Hollande) ; Ellen Key (Suède) ; Selma Lagerlof  (Suède) ; Prof. Max  Lehmann (Allemagne) ; Carl Lindhagen (Suède) ; M. Lopez-Pico (Catalogne) ; Heinrich Mann (Allemagne) ; Marcel Martinet (France) ; Frans Masereel (Belgique) ; Emile Masson (France) ; Jacques Mesnil (Belgique) ; Sophus Michaelis (Danemark) ; Mathias Morhardt (France) ; Prof. Georg-Fr. Nicolaï (Allemagne) ; Eugène d’Ors (Catalogne) ; Prof. A. Prenant (France) ; Romain Rolland (France) ; Bertrand Russel (Angleterre) ; Han Ryner (France) ; Paul Signac (France) ; Jules Romain (France) ; G. Thiesson (France) ; Henry van de Velde (Belgique) ; Charles Vildrac (France) ; Léon Werth (France) ; Israël Zangwill (Angleterre) ; Stefan Zweig (Autriche).
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Lectures franco-allemandes sur 14-18 / 14. « Le brave soldat Chvéïk » de Jaroslav Hašek

© Pierre Buraglio "Rosa et Karl" 2011 - sérigraphie montée sur châssis et rehaussée - 46 x 38 cm - Courtesy l'artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)

© Pierre Buraglio « Rosa et Karl » 2011 – sérigraphie montée sur châssis et rehaussée – 46 x 38 cm – Courtesy l’artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)

Après la contribution de Peter Brunner sur l’autobiographie de Carl Zuckmayer de Hesse rhénane, l’ évocation par Daniel Muringer des Cahiers d’un survivant de l’alsacien Dominique (Dominik) Richert, puis Erich Maria Remarque avec Im Westen nichts Neues par Catharina Lovreglio; et Le temps retrouvé de Marcel Proust par Bernard Bloch, puis Fiesta (Le soleil se lève aussi) d’Hemingway par Jamal Tuschick, suivi de Erziehung vor Verdun d’Arnold Zweig lu en allemand mais décrit en français par Pierre Foucher (l’édition française est épuisée). Il y a ensuite la lecture par Kristin Schulz des Orages d’acier d’Ernst Jünger, le commentaire de Paul Valéry par Bernard Stiegler, Jahrgang 1902 (Classe 1902) d’Ernst Glaeser par Thomas Lange, La sentinelle tranquille sous la lune de Soazig Aaron par Diane Buchman,  Die Legende vom toten Soldaten (La légende du soldat mort)de Bertolt Brecht. Après Putain de Guerre de Jacques Tardi et Jean-Pierre Verney par David Bres et  Une terre d’ombre de Ron Rash, aujourd’hui  : Le brave soldat Chvéïk de Jaroslav Hašek. Demain : clap de fin avec La déclaration pour l’indépendance de l’esprit initiée par Romain Rolland.

Bernard Umbrecht :
Le brave soldat Chvéïk de Jaroslav Hašek

« C’est du propre! m’sieur le patron », prononça la logeuse de M. Chvéïk qui, après avoir été déclaré « complètement idiot» par la commission médicale, avait renoncé au service militaire et vivait maintenant en vendant des chiens bâtards, monstres immondes, pour, lesquels il fabriquait des pedigrees de circonstance. (…)
« Quoi donc? fit-il.
– Eh bien, notre Ferdinand … il n’y en a plus!
– De quel Ferdinand parlez-vous, m’ame Muller? questionna Chvéïk tout en continuant sa friction. J’en connais deux, moi. Il y a d’abord Ferdinand qui est garçon chez le droguiste Proucha et qui lui a bu une fois, par erreur, une bouteille de lotion pour les cheveux. Après il y a Ferdinand Kokochka, celui qui ramasse les crottes de chiens. Si c’est l’un de ces deux-là, ce n’est pas grand dommage ni pour l’un ni pour l’autre.
– Mais, m’sieur le patron, c’est l’archiduc Ferdinand, celui de Konopiste, le gros calotin, vous savez bien?
– Jésus-Marie, n’en v’là d’une nouvelle! s’écria Chvéïk. Et où est-ce que ça lui est arrivé, à l’archiduc, voyons?
– A Saraïévo. Des coups de revolver. Il y était allé avec son archiduchesse en auto.
– Ça, par exemple! Ben oui, en auto… Vous voyez ce qu’c’est, m’ame Muller, on s’achète une auto et on ne pense pas à la fin … Un déplacement, ça peut toujours mal finir, même pour un seigneur comme l’archiduc … Et surtout à Saraïévo! C’est en Bosnie, vous savez, m’ame Muller, et il n’y a que les Turcs qui sont capables de faire un sale coup pareil. On n’aurait pas dû leur prendre la Bosnie et l’Herzégovine, voilà tout. Ils se vengent à présent ».
Le récit démarre sur les chapeaux de roues, c’est le cas de le dire. Le roman de Jaroslav Hašek s’ouvre sur ses lignes et décrit Comment le brave soldat Chvêïk intervint dans la grande guerre, pour reprendre le titre du premier chapitre.
De Sarajevo, la nouvelle s’est répandue rapidement à Prague. Nous sommes dans l’Empire austro-hongrois. L’attentat de Sarajevo qui élimina le successeur du trône d’Autriche, l’archiduc Franz Ferdinand et son épouse a connu une succession incroyable de rebondissements. Il s’est déroulé, certes avec les conséquences catastrophiques que l’on sait, mais comme « dans une scène d’un film de Chaplin » dit aujourd’hui l’ historien allemand, Gerd Krumreich.
Vous voyez ce qu’c’est, m’ame Muller, on s’achète une auto et on ne pense pas à la fin … Un déplacement, ça peut toujours mal finir, même pour un seigneur comme l’archiduc.
Là où à la même époque un Marinetti fait de l’ »auto »,une divinité guerrière dans la nouvelle religion fasciste de la vitesse et Apollinaire une accoucheuse d’homme nouveau (« Nous comprîmes mon camarade et moi / Que la petite auto nous avait conduits dans une époque /Nouvelle / Et bien qu’étant déjà tous deux des hommes mûrs / Nous venions cependant de naître »), ChvéÏk dit simplement, sans autre jugement, comme aurait pu l’écrire Paul Virilio : L’automobile, c’est l’accident. (Sur le fétichisme automobile, voir ici)
Qui sont les Don Quichotte ?
Je viens de reconnaître qu’il se peut que j’aie assassiné l’archiduc Ferdinand, dit-il à ses compagnons de cellule. il se peut. Peut-être comme d’autres en a-t-il rêvé ? Dans son livre Les somnambules, Christopher Clark rappelle que le dramaturge Arthur Schnitzler avait « rêvé que les Jésuites lui donnaient l’ordre de tuer l’archiduc ». Il reprend aussi l’aveu d’un personnage de La Marche de Radetzky, le roman de Joseph Roth qui apprenant l’attentat l’évoque «  comme la réalisation de quelque chose dont il avait souvent rêvé » ( C. Clark Les somnambules pages 380-82)
Je ne vais pas décrire les différents épisodes de ce roman de forme picaresque qui confronteront le brave soldat, pendant la guerre,  à tous les types de pouvoirs policiers, juridiques, médicaux, religieux, auxquels il oppose une stratégie de survie singulière, et qui le mènent tour à tour en prison, à l’asile, au service religieux, à l’armée pour finir – et ce sont les dernières phrases du roman – au front.
A l’annonce de cette nouvelle, il réagit de la manière caractéristique au personnage :
»Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que je suis excessivement content, répondit le brave soldat Chvéïk ; ce sera quelque chose de magnifique quand nous tomberons ensemble sur le champ de bataille pour sa Majesté l’empereur et son auguste famille impériale et royale… ».
La suite , on la trouvera dans Les Dernières aventures braves soldat Chvéïk  et dans les Nouvelles aventures du soldat Chvéik. Je n’évoque ici que le premier qui porte en titre Le brave soldat Chvéïk
Chvéïk n’est pas un Corniaud tchèque, c’est autre chose. La comparaison avec Don Quichotte n’est cependant pas satisfaisante, non plus car il serait plutôt Sancho Pança, l’ « ordonnance » de Don Quichotte. Il a d’ailleurs un avis sur la façon d’écrire l’histoire de ce point de vue : «  Je me suis toujours étonné qu’aucun savant n’ait pensé à écrire l’histoire des ordonnances à travers les siècles », donc d’écrire l’histoire du point de vue de Sancho Pança.
Jean-Richard Bloch qui présente le roman dans l’édition de poche situe, je pense à juste titre, Chvéïk dans la lignée des grandes créations littéraires de personnages que sont Le père UBU, Panurge et Sancho Pança.
C’est en se faisant plus royaliste que le roi, en prenant au mot les délires patriotiques, en étant le miroir de la bêtise des puissants et en poussant dans toutes ses conséquences l’absurde logique de la guerre que Chvéik oppose aux pouvoirs sa force d’inertie, son refus de marcher dans la combine tout en étant dedans.
Brecht tenait le roman qu’il connaissait bien en très haute estime. Il en avait fait l’adaptation pour Erwin Piscator. C’est d’ailleurs l’une de ses représentations en 1928 à Berlin que décrit Jean-Richard Bloch dans le texte cité, même si cela n’est pas précisé par fainéantise éditoriale, Folio se contente en effet de reprendre l ‘édition de …1932.
Brecht note dans son journal à la date du 17 juillet 1942 :
« … je voudrais bien refaire SCHWEIK, avec des scènes des DERNIERS JOURS DE L’HUMANITE, si bien qu’on puisse voir en haut les puissances dominantes et en bas le simple soldat, qui survit à leur vastes projets. ».
Jaroslav Hašek décrit par en bas ce que Karl Kraus dissèque par le haut.
Ce qui ne signifie pas qu’aux yeux de Brecht Chvéïk soit un héros positif ou un modèle à suivre.
Dans une autre note, alors qu’il travaille à la reprise du personnage en le situant dans la Deuxième guerre mondiale et en passant des Habsbourg aux nazis, il qualifie, dans une dialectique un peu compliquée, cet «  en-bas » plus précisément encore :
« relisant dans le train, le schweyk d’autrefois, je me sens de nouveau subjugué par cet immense panorama d’hasek, par le point de vue authentiquement négatif du peuple, qui est précisément lui-même l’unique positif et ne peut donc se montrer ‘positif’ envers rien d’autre. En aucun cas schweyk ne doit devenir un saboteur rusé, madré. Il est simplement l’opportuniste des minuscules opportunités qui lui restent. Il approuve sincèrement l’ordre en place, si destructeur pour lui, dans la mesure où précisément il approuve un principe d’ordre, fût-ce le principe national, qu’il rencontre seulement sous sa forme oppressive. Sa sagesse est subversive, son indestructibilité fait de lui un inépuisable objet d’abus et en même temps le terreau de la libération ».
Autant j’ai un peu de mal avec cette dialectique confuse et la positivité discutable du peuple,  autant je crois que Le brave soldat Chvéïk est une authentique construction littéraire subversive. N’oublions pas le contexte de désastre intellectuel dans lequel tout cela s’inscrit. Il est évoqué en ces termes par le narrateur :
« Et pendant ce temps, une lumière encore imperceptible se faisait dans l’Europe, une lumière montrant que le lendemain allait anéantir les plus audacieuses certitudes ».
Jaroslav Hašek de quinze ans l’ainé de Brecht vivait comme Kafka à Prague. On trouvera sur Wikipedia des éléments de son étrange biographie. Lui même, comme Chvéïk, trafiquant de chiens et faussaire en pedigrees, fut enrôlé en 1915 dans l’armée autrichienne, à 32 ans, s’est rendu aux Russes la même année, s’est engagé dans l’Armée rouge en 1918. En 1920, il retourne à Prague où il meurt en 1923 ayant terminé trois volumes des six envisagés, laissant un quatrième inachevé qui fut terminé par un ami.
Le brave soldat Chvéïk existe en E-book libre et gratuit
brave_soldat
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Lectures franco-allemandes sur 14-18 / 13. « Une terre d’ombre » de Ron Rash

© Pierre Buraglio "Rosa et Karl" 2011 - sérigraphie montée sur châssis et rehaussée - 46 x 38 cm - Courtesy l'artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)

© Pierre Buraglio « Rosa et Karl » 2011 – sérigraphie montée sur châssis et rehaussée – 46 x 38 cm – Courtesy l’artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)

Après la contribution de Peter Brunner sur l’autobiographie de Carl Zuckmayer de Hesse rhénane, l’ évocation par Daniel Muringer des Cahiers d’un survivant de l’alsacien Dominique (Dominik) Richert, puis Erich Maria Remarque avec Im Westen nichts Neues par Catharina Lovreglio; et Le temps retrouvé de Marcel Proust par Bernard Bloch, puis Fiesta (Le soleil se lève aussi) d’Hemingway par Jamal Tuschick, suivi de Erziehung vor Verdun d’Arnold Zweig lu en allemand mais décrit en français par Pierre Foucher (l’édition française est épuisée). Il y a ensuite la lecture par Kristin Schulz des Orages d’acier d’Ernst Jünger, le commentaire de Paul Valéry par Bernard Stiegler, Jahrgang 1902 (Classe 1902) d’Ernst Glaeser par Thomas Lange, La sentinelle tranquille sous la lune de Soazig Aaron par Diane Buchman. Die Legende vom toten Soldaten (La légende du soldat mort de Bertolt Brecht). Hier : Putain de Guerre de Jacques Tardi et Jean-Pierre Verney par David Bres. Aujourd’hui : Une terre d’ombre de Ron Rash. Lundi : Le brave soldat Chvéïk de Jaroslav Hašek.

Frédéric Versolato :
Une terre d’ombre de Ron Rash

Une terre d’ombre est un roman de Ron Rash, un auteur américain que j’aime beaucoup. Il est habituellement classé dans la catégorie des écrivains de « nature writing » (littéralement écrire la nature), écrivains ancrés dans la nature américaine qui aiment parler des grands espaces, des animaux, de chasse, de pêche mais aussi et surtout de l’âme humaine, des êtres humains et de leur comportements. Ron Rash était jusqu’à ce roman exclusivement un auteur de nature writing. A la différence des précédentes œuvres, Une terre d’ombre contient une intrique historique et amoureuse qui se déroule pendant la guerre de 14-18.
Une histoire de campagne.
Nous sommes dans une ferme au fond d’une vallée. Y vivent une femme, Laurel et son frère, Hank. Elle est rejetée par les villageois car elle porte à leurs yeux une malédiction, une marque d’infamie, une grosse tache de naissance qui la fait passer pour sorcière. Son frère lui revient de la guerre en France, mutilé, amputé d’une main. Ensemble, à la mort de leurs parents, ils exploitent la ferme.
Laurel découvre un jour au bord d’une rivière un homme étendu, presque mort. Elle le recueille. Il porte sur lui un billet sur lequel est écrit : je ne parle pas, je suis muet de naissance. Elle le guérit. Une histoire d’amour s’installe entre eux.
S’il ne parle pas, il joue de la flûte de manière extraordinaire.
La problématique est évidemment tout autre que d’être muet. Le mystérieux inconnu est en fait un musicien allemand qui se trouvait sur un bateau arraisonné par la Marine américaine et qui a réussi à s’échapper.
Des projets de vie se construisent.
Je ne vais pas dévoiler la fin qui réserve des surprises.
Il faut préciser encore qu’une forte haine des Allemands traverse l’atmosphère du roman. Une terre d’ombre fait partie des livres dont la lecture laisse des traces.

Frédéric Versolato

Une terre d'ombre

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