« Nouvelle histoire de Mulhouse » (6) : De 1918 à 2010

Partie 5 : Nous abordons la suite et fin de notre lecture de la Nouvelle histoire de Mulhouse. Marie-Claire Vitoux : 1918-2010, effondrements et reconversions

1914-1918

Otto Dix : Tryptique de la guerre. 1932. En dialogue avec le Retable d’Issenheim de Grünewald. On a pu le voir en 2017 au Musée Unterlinden à Colmar

« Les souffrances et les destructions furent à l’échelle de cette guerre mondiale et totale : immenses, elles éclipsent rapidement la joie, ou à tout le moins le soulagement, du 11 novembre 1918 «  ( Nouvelle histoire de Mulhouse p. 274)

Il y aurait beaucoup de choses à dire sur les conséquences matérielles et morales de cette première guerre industrielle, avec ses Gueules cassées et cerveaux abîmés. Mutilation des corps et des esprits, sachant qu’il n’y a pas de corps sans esprit ni d’esprit sans corps. On s’aperçoit alors que les mêmes techniques capables de construire de belles choses peuvent d’un coup aussi les anéantir. Vengeance de la technique sur son déni, dira Walter Benjamin. Pour le centenaire de cette catstrophe, Bernard Stiegler écrivait :

« En 1919, Paul Valéry soulignait le caractère intrinsèquement pharmacologique des fruits de la vie de l’esprit eux-mêmes, affirmant que les neuf millions de morts, vingt millions de blessés et milliers de villes et de villages détruits par la Grande Guerre et tant d’autres horreurs encore
                           n’auraient pas été possibles sans tant de vertus.
De nos jours, et en cette année où nous « commémorons » la Grande Guerre apparemment sans entendre ce qu’elle annonce dans notre à venir, la démoralisation de la vie de l’esprit que Freud analyse peu après Valéry et peu de temps avant Husserl comme un « malaise dans la culture » (qui se présente à Husserl d’abord comme une crise des sciences) est devenue un malaise dans la consommation. La consommation comme accomplissement mondial de la baisse de la valeur esprit a en fin de compte remplacé, court-circuité et anéanti la culture par la promotion mondiale et plus ou moins standardisée des pratiques et usages du système technique planétarisé à travers un marketing d’ampleur elle-même mondiale ».

(Bernard Stiegler : Ce que nous apprend Paul Valéry)

« Les années 1920 : des années grises »

L’économie alsacienne, nous l’avons vu, était, avant guerre, fortement intégrée à celle de l’Allemagne. Ce marché, elle souhaite le conserver, après-guerre, mais il faisait aussi l’objet de convoitises britanniques et françaises. Côté français, ses concurrents « veulent retarder l’invasion de produits alsaciens », alors que la laine peignée de Roubaix et les cotonnades de Lille se mettent à menacer les productions locales. Le Traité de Versailles n’avait accordé que cinq années de transition et de franchise pour les produits alsaciens entrant en Allemagne alors que les importations de matériel dont les industriels avaient besoin étaient lourdement taxées. Restaient les marché coloniaux. Il fut ainsi créé, à Mulhouse, en 1925, un Office colonial sous l’impulsion d’Alfred Wallach.
En 1920, il n’y avait plus à Mulhouse que trois établissements d’impression sur étoffe. Dans la  métallurgie, la SACM se diversifie vers l’électrique et l’équipement des mines de potasse qui passent sous contrôle étatique, Mines domaniales des Potasses d’Alsace (MDPA). La SACM et Thomson-Houston créent, en 1928, une filiale commune : Als-thom devenu Alstom en 1998. Dans les années 1920, « la potasse devient centrale » mais échappe au patronat mulhousien. Il y a création d’entreprises nouvelles dans le domaine des objets de consommation.

« Les dynamiques économiques, aussi diverses et fragiles qu’elles soient, se heurtent également à la pénurie de main-d’œuvre, dont les causes sont structurelles : conséquences démographiques de la guerre, tarissement des réservoirs ruraux, attractivité salariale plus grande de nouveaux secteurs, en particulier la potasse. Aussi, certaines entreprises textiles ne travaillent qu’à 50 ou 70 % de leur capacité. Le recours à l’emploi des femmes et des travailleurs étrangers, nettement moins payés, et plus encore l’organisation scientifique du travail (O.S.T.), permettent de pallier partiellement le problème sans recourir à des hausses de salaires » (p. 276)

L’O.S.T. est plus connue sous le nom de taylorisme. Elle organise la séparation du management et des tâches d’exécution. On aurait aimé en savoir un peu plus sur l’ introduction du travail à la chaîne dans les entreprises mulhousiennes.

Etaient privilégiés, pour remplacer les patrons allemands, ceux qui étaient « réputés francophiles ». Ces derniers seront eux-mêmes éclipsés par ceux qui avaient rejoint la France. La société industrielle « a perdu en grande partie son esprit collectif ». Sur le plan démographique, « c’est l’atonie qui caractérise Mulhouse dans l’entre-deux-guerres ». A la fin des années 1920, les fonctionnaires et employés forment 15 % de la population. Cependant,

« la classe ouvrière, maintenant organisée en syndicats et représentée politiquement, continue de donner sa couleur dominante à la société mulhousienne. Et cette couleur n’est guère riante » (p.278)

Mais faite de souffrances, non seulement en raison du chômage partiel ou total, mais aussi parce que Mulhouse « reste une région de bas salaires en particulier dans l’industrie textile ».. Par ailleurs le coût de la vie augmente constamment.

« La défense du pouvoir d’achat est à l’origine de la quasi-totalité des grèves de l’après-guerre. Les années 1920 sont une période de grand conflictualité sociale, le plus souvent en décalage avec la situation sociale du reste de la France »(p.278)

Puis vint la Crise de 1929 : krach boursier et Grande Dépression. A Mulhouse, le choc est violent :

« Le chômage complet ou partiel du chef de famille, s’ajoutant à celui de l’épouse, voire des enfants adolescents, provoque une chute dramatique des revenus disponibles dans les familles ouvrières. Les secours apportés à leurs adhérents par les caisses mutuelles se révèlent très rapidement insuffisants : les caisses sont écartelées entre le tarissement des cotisations et la croissance des demandes d’aide » (p.288)

C’est donc la municipalité – social-démocrate, confortablement élue – qui organise l’assistance sociale qu’elle combine avec une politique de grands travaux, contrepartie de l’aide sociale. Pour en bénéficier, il fallait être depuis plus d’une année résident à Mulhouse. La création d’un Office public d’HBM (Habitations à bon marché), en 1922, est précédée, en 1920, par celle de l’Office municipal du logement.

En 1921, 4000 demandes de logement sont en souffrance. La tentative de société immobilière privée est un échec. Les entreprises n’y participent pas si ce n’est pour leurs seuls salariés. Avec la création en 1922, d’un office public d’habitations à bon marché, la municipalité mulhousienne «  prend la pleine et entière responsabilité du logement populaire : c’est la mise en œuvre concrète du « socialisme municipal ». Ce sera la création, sur le modèle de la cité-jardin, et selon les normes définies par la ville, de la cité Brustlein, puis Wolf II, ensuite le Haut-Poirier, enfin Drouot où 800 logements sortiront de terre sur les 1000 initialement prévus mais avec bains-douches (aujourd’hui espace Caritas), lavoir, dispensaire, groupe scolaire … . L’inauguration de la piscine Pierre et Marie Curie, avec ses bassins, baignoires, bains médicinaux (romains), date de 1925. Sa construction avait été décidée par l’administration allemande en 1911. Elle est aujourd’hui fermée définitivement. Il n’y a pas d’information sur le devenir de ce bâtiment.

La politique de grands travaux, qui occupera environ les trois quarts des chômeurs, provoque « de vives tensions entre les forces politiques mulhousiennes, la gauche qui tient la mairie et la droite qui détient à partir de 1932 le siège de député avec Alfred Wallach.

« En lien avec les enjeux régionaux (en particulier l’autonomisme) et nationaux (les ligues d’extrême droite, l’alliance PC-SFIO dans le Front populaire), la vie politique des années 1930 se recompose » (p.269)

Si, en 1935, la municipalité de Front populaire emporte les élections, les législatives de 1936 montrent « la solide implantation de l’extrême droite à Mulhouse : l’anticommunisme [la gauche allait brûler les églises], la xénophobie et la judéophobie, ainsi que le rejet de la république parlementaire voire de la république tout court, s’expriment haut et fort dans la ville ».

Taylorisme, fordisme et « crise du progrès »

Je fais un écart par rapport au livre. Dès 1936, le sociologue et philosophe Georges Friedmann, connu pour ses travaux sur les relations de l’homme à la machine, diagnostiquait une « crise du progrès », titre de son livre paru la même année. Il y analysait le taylorisme et le fordisme et l’ « effondrement » du progrès. Plutôt de l’idéologie du progrès qui « devenait la doctrine de l’ingénieur ». Le fossé se creusait entre la « rationalisation » industrielle et la Raison. ( Cf Georges Friedmann : la crise du progrès. NRF Gallimard. 1936). Georges Friedmann résumera plus tard (1977) la permanence de ce qu’il nomme la « malédiction taylorienne ». Elle repose sur «  la séparation tranchée, la dichotomie entre, d’un côté, tout ce qui est préparation, conception, organisation, décision, pouvoir – de l’autre, les tâches d’exécution ». Ces dernières sont, par ailleurs, de moins en moins manuelles. « De la main-d’œuvre au cerveau d’œuvre » (MIchel Volle).

« Cette dichotomie date de Taylor, qui s’efforça de séparer le plus possible les fonctions de direction et les travaux manuels. On connaît de lui, en ce sens, un mot célèbre que rapporte sa grande biographie par Copley, jamais traduite en français. Vers 1880, aux aciéries Midvale, les questions répétées d’un ouvrier, qui étaient le fruit de ses expériences quotidiennes, finirent par faire exploser son flegme légendaire :  » Taisez-vous !  » (ou plutôt :  » Fermez-la  »  » Shut up ! »), lui cria-t-il un matin.  » Vous n’êtes pas ici pour penser, d’autres sont payés pour cela !  » Cet ouvrier, qui refusait de ne pas comprendre ce qu’on lui faisait faire, s’appelait Shartle. Son nom mérite de ne pas être oublié, de même que l’apostrophe du fondateur de l’Organisation dite  » scientifique  » du travail (O.S.T.).…]
Finalement Taylor, technicien génial, mort en 1915, est un des hommes dont la pensée et l’action auront le plus marqué le monde du vingtième siècle lequel, en dépit d’un concept à la mode, est encore loin de « l’ère postindustrielle  » ».

(Un entretien avec Georges Friedmann : La  » malédiction taylorienne « )

Le taylorisme sera prolongé par le fordisme et ses avatars, qui mettront le « travail en miettes » (G.Friedmann). La production ne dépendra plus de la demande mais la demande de la production. Il s’agira d’aller «  au devant des besoins du public » et de les susciter. C’est l’invention du capitalisme consumériste via la captation du désir par la publicité (E. Bernays) et la vente par l’économie de l’attention du « temps de cerveau disponible » (P. Lelay), à la télévision. Il a lui aussi atteint ses limites. Nous sommes à l’ère de l’algotaylorism, (contraction d’algorithmes et de taylorisme), nous prévenait la Kunsthalle en 2020.

Retour à la Nouvelle histoire de Mulhouse

Mulhouse sous le joug nazi

Marie-Claire Vitoux résume à grands traits cette période qui a fait l’objet déjà d’une série de livres cités en référence. Elle procède cependant à quelques rappels. Les troupes allemandes franchissent le Rhin, le 15 juin 1940, et occupent rapidement l’Alsace. Trois jours plus tard, une section de la Wehrmacht prend possession de la ville. La croix gammée est hissée sur l’Hôtel de ville. La place de la Réunion devient Adolf-Hitler-Platz. Très vite se déploie une politique d’intégration au troisième Reich et de nazification : « L’habitant est enserré dans une toile dense d’institutions de contrôle » du parti nazi, NSDAP. Tout ce qui rappelle la France est effacé, les bibliothèques épurées de ses ouvrages dans la langue de Molière, le français interdit. La ville est autoritairement agrandie des communes de Bourtzwiller, Brunstatt, Illzach, Pfastatt, Riedisheim. Au minimum 2 650 mulhousiens, et sans doute plus, dont l’ensemble de ceux de religion juive, seront expulsés vers la France. Le récent ouvrage de Christophe Woerhlé, Les déportés juifs de Mulhouse », recense 482 victimes de la déportation natifs de la ville ou en lien avec elle. Toutes ont été arrêtées ailleurs en France, puisqu’à la suite du décret du 13 juillet 1940, tous les juifs avaient été expulsés de l’Alsace occupée.
Les nazis ne demandent pas seulement d’obéir mais d’adhérer. La jeunesse est embrigadée dans les jeunesses hitlériennes en deux organisations séparées, garçons et filles. Ma mère y fut obligée comme toutes les autres jeunes filles.

Résistances

Marie-Claire Vitoux distingue deux formes de résistance à l’occupant. Il y a celle active, qu’elle définit comme formée de « toutes les actions qui entravent l’action répressive et militaire nazie ». ainsi les réseaux de passeurs comme la filière d’évasion de la famille Rohmer, le réseau martial, ou le réseau communiste de Georges Wodli dont faisait partie Marcel Stoessel.

J’ajoute que ce dernier, né le 13 septembre 1904 à Mulhouse, est arrêté par la Gestapo le 12 mai 1942 sur son lieu de travail à Mulhouse (la SACM). Il est interné à Mulhouse, transféré le 5 juin au camp de Schirmeck, déporté le 12 décembre 1942 à la prison de Bühl (Allemagne) puis le 15 mars 1943 à Strasbourg, jugé par le Volksgerichtshof, le tribunal du peuple du 19 au 23 mars 1943 à Strasbourg, condamné à la peine de mort pour haute trahison, déporté le 9 avril 1943 à la prison de Stuttgart (Allemagne) et guillotiné en déportation le 29 juin 1943.. Les 1er et 29 juin 1943, outre Marcel Stoessel, sept autres Haut-Rhinois ont été guillotinés à Stuttgart. Il s’agit de René Birr (Reguisheim), Eugène Boeglin (Rouffach), René Kern (Morschwiller-le-Bas), Alphonse Kunz (Mulhouse), Adolphe Murbach (Colmar), Auguste Sontag (Wintzenheim) et Edouard Schwartz (Lutterbach) jetés ensuite dans une fosse commune à Heidelberg (Allemagne). Ce qui ne sera pas le cas de Marcel Stoessel, enterré au cimetière de Dornach. Aux élections municipales de 1945, son épouse Marie Stoessel a été élue au conseil municipal de Mulhouse sous l’étiquette du parti communiste. (Cf.)

Mon père n’avait pas été reconnu comme résistant. Il n’en a pas moins eu un parcours singulier peu reconnu, celui de réfractaire évadé. Je raconterai bientôt cela en détail. Il avait été, comme tous les jeunes alsaciens de sa génération, incorporé de force dans l’armée allemande en octobre 1942. Il racontait qu’ils avaient été nombreux à entonner la Marseillaise à leur départ en gare de Mulhouse. Envoyé en Yougoslavie contre les partisans de Tito puis en Italie, il déserte la Wehrmacht en septembre 1944 – ce qui lui vaut une condamnation à mort – pour rejoindre un maquis italien. Un temps agent de liaison entre le maquis et la 8ème armée britannique, il s’engage, en décembre 1944, dans la Marine française.

Il y avait aussi toutes les formes de résistance symboliques. Sa gamme est variée. Elle permet à l’historienne d’affirmer que la population mulhousienne, «  dans sa très grande majorité, n’a pas adhéré au projet nazi ». La 1ère division blindée « composée majoritairement de troupes nord-africaines [dont l’un de mes futurs oncles et parrain] libère totalement la ville le 24 novembre 1944 avec le soutien des FFIA [Force française de l’intérieur en Alsace] du commandant Daniel [Paul Winter] » .

Reconstruction

Puis il fallut reconstruire ce qui avait été démoli, déminer. Plus du tiers des immeubles ont été détruits ou fortement endommagés, 450 bâtiments industriels et 200 bâtiments publics par les bombardements alliés. On emploiera pour déblayer 20 000 prisonniers de guerre allemands. Les expulsés et les prisonniers de guerre reviennent. Des baraquements d’urgence pallient à la pénurie de logements. En décembre 1948, j’étais à peine né, le « train de l’amitié » franco-américaine » amène 40 tonnes de nourriture (Plan Marshall). 1950 connaîtra les derniers tickets de rationnement. Marie-Joseph Bopp, dont le journal est cité par l’auteure, relate :

« Des particuliers peu recommandables [résistants auto-proclamés] se sont placés à la tête d’une bande pour faire l’épuration à leur façon. A la tombée de la nuit, ils pénètrent dans les maisons des soi-disant collaborateurs et surtout des collaboratrices, les traînent dehors et les maltraitent. Les femmes sont mises à nu et tondues ».

J’avoue que j’ignorais que Madeleine Rebérioux avait été élue conseillère municipale communiste à Mulhouse de 1948 à 1950. L’agrégée d’histoire a enseigné de 1946 à 1950 au lycée de jeunes filles. Elle avait épousé Jean Rebérioux, un berrichon qui était alors surveillant général du lycée de garçons de la ville.

L’une des différences majeures entre les deux sorties de guerre du XXè siècle se voit dans le paysage urbain qui, à l’opposé de 1919, a, cette fois, été « remodelé »

« L’État s’impose alors comme le pilote de la fabrication de la ville. Jusque-là, les initiatives patronales de logements ouvriers au XIXè siècle et le socialisme municipal de l’entre-deux-guerres avaient fabriqué un urbanisme mulhousien original «  (p.317)

On assiste en quelque sorte à une nationalisation de l’aménagement des territoires urbains. C’est avec la fin du « capitalisme familial » aussi la fin d’un modèle mulhousien qui, se jouant des hétéronomies, cherchait à conquérir ses marges d’autonomie.

 Globalement, les années 1960 marquent […] une rupture majeure dans l’histoire industrielle de Mulhouse : le transfert des sièges sociaux vers Paris et l’absorption de certaines entreprises mulhousiennes dans des groupes mondialisés coupent le lien de responsabilité économique et sociale entre patronat et salariés. Le pouvoir décisionnel , dans le domaine économique, échappe aux grandes familles mulhousiennes et la gouvernance des entreprises se déterritorialise » (p.328)

La production aussi se déterritorialise avec pour conséquence la montée du chômage.

«  Par petites ou grandes fournées, ce sont des centaines d’emploi qui disparaissent dans le textile et la métallurgie »

Alors que l’on assiste à la disparition d’entreprises mulhousiennes de filature historiques s’implante dans la forêt de la Hardt l’industrie automobile en l’occurrence Peugeot qui installe en 1968, les chaînes de montage d’une usine d’assemblage. On y montera intégralement la « 204 ».

L’université

Pour répondre au besoin d’élever le niveau de formation des futurs salariés des entreprises de la région, le conseil municipal décida, en 1957, la création du « groupe universitaire de l’Illberg », avec l’ouverture d’une propédeutique scientifique, plus tard collège scientifique universitaire (CSU), le transfert de l’École de chimie (qui fut rattachée à l’Université de Strasbourg) et la construction d’une cité universitaire. La propédeutique lettres ouvre en 1963 pour devenir après son déménagement au Petit Lycée, Grand Rue, le Collège littéraire universitaire (CLU), en 1966.

Selon Nicolas Stosskopf, « L’ouverture d’une propédeutique-lettres à Mulhouse semble s’être dessinée lors des Journées textiles de 1961 » lorsque Bernard Thierry-Mieg, président-directeur général du groupe textile Schaeffer à Pfastatt interpella alors le ministre de l’Éducation nationale en ces termes :

« Nous avons besoin de littéraires, pour aborder les problèmes de haut, pour nous conduire à une vue synthétique des choses, et pour créer un équilibre harmonieux dans les entreprises et parmi les étudiants. Rien ne vaut, nous l’avons souvent expérimenté, pour la formation des hommes, la version latine et la dissertation française. »

(Nicolas Stosskopf : Université de Haute-Alsace. La longue histoire d’une jeune université . Cité par MC Vitoux p.332)

Beau comme l’antique. Il a tout de même fallu de fortes mobilisations pour faire en sorte que les études littéraires se diversifient et parviennent jusqu’à la licence. Également pour qu’elles sortent de l’étroitesse d’un lycée pas vraiment fait pour ça et sous équipé pour rejoindre le campus.

« La loi Edgar Faure votée en 1969 pour répondre à l’insatisfaction de la jeunesse qui s’était exprimée en Mai 68 (qui trouva d’ailleurs peu d’écho à Mulhouse), permet le regroupement, puis l’émancipation de l’université de Haute-Alsace » (p.333)

Voilà qui me paraît un peu trop vite dit. L’insatisfaction de la jeunesse me semble un euphémisme. On étouffait dans la France de De Gaulle et Pompidou. Qu’il y ait eu peu d’écho de Mai 68 à Mulhouse, est une question de point de vue. J’y vais du mien. Certes, il n’y a pas eu de barricades et de confrontation avec la police. Mai 68 ne se limitait pas à cela. Les manifestations et les grèves se sont déroulées dans le calme, avec des phénomènes de décalage par rapport aux mouvements nationaux et à l’intérieur même de la région Alsace.

« L’hégémonie conservatrice interdisait la confrontation avec la modernité et créait un sentiment de déréliction, qui ne facilita pas le déclenchement des mouvements sociaux et provoqua des décalages dans l’insertion de la région dans la crise de mai »

(Strauss Léon, Richez Jean-Claude : Le Mouvement social de Mai 1968 en Alsace. In: Revue des sciences sociales de la France de l’Est, N°17, 1989)

Les auteurs du même texte ajoutent :

« On est frappé […] par l’importance des décalages régionaux. La « normalité » de la région industrielle mulhousienne et ses annexes (Guebwiller, Thann, le bassin potassique), s’opposa visiblement au faible niveau de mobilisation du reste de l’Alsace ».

Il y a aussi eu un avant et un après mai 68. Un exemple de l’avant :

« La manifestation du 26 octobre 1967, qui avait pour but d’attirer l’attention du gouvernement sur la dégradation de la situation économique et sociale dans le Haut-Rhin, et qui a réuni à Mulhouse des milliers de manifestants, a failli tourner à l’émeute. Cent cinquante gardes mobiles l’arme au pied, et huit cents C.R.S., stationnaient à proximité de la sous-préfecture lorsque les manifestants y déposèrent une couronne mortuaire en mémoire des deux cents usines fermées dans le Haut-Rhin de 1955 à 1965. La plupart des vitres de la sous-préfecture volèrent en éclats » ( Le Monde 27 octobre 1967).

Il y a eu, dans cette période, une autre singularité mulhousienne. La Fédération des étudiants de Mulhouse était de tendance UNEF-Renouveau et s’est d’emblée entendue avec la CGT. Voici le témoignage de mon ami Michel Pastor, venu du Piedmont cévenol, pour faire des études d’ingénieur chimiste à l’École de chimie de Mulhouse (ESCM). Il venait d’entamer sa première année. Il revient début janvier 1968 après avoir passé Noël chez ses parents à Saint-Bauzille-de-Putois :

« En mars, on parle de problèmes à Nanterre […]. Mais que c’est loin Nanterre, pour nous étudiants privilégiés et loin de tout tumulte. Cependant, la situation ne se calme pas à Paris.
A Strasbourg on parle déjà de gréve. Au mois de mai, les manifestations étudiantes sont réprimées et plusieurs ‘agitateurs’ sont emprisonnés. […] Nous sommes tous les jours a l’écoute des radios périphériques (Europe 1 et RTL), moins soumises à la chape de plomb imposée par le pouvoir gaulliste à l’ORTF. Par la radio, nous vivons en direct les événements parisiens. Peu a peu, l’agitation gagne la paisible et toute jeune université du Haut-Rhin […].
Tout va basculer après le 10 mai, la nuit des barricades à Paris et avec l’appel des syndicats ouvriers à soutenir le mouvement étudiant. Le premier mouvement significatif sera la manifestation du 13 mai qui rassemblera des milliers de personnes au centre de Mulhouse. A l’ESCM, nous avons décidé de participer à la manifestation. On le fera en veillant jalousement à l’autonomie des étudiants par rapport aux syndicats ouvriers. Je me souviens de l’insistance d’un certain nombre d’élèves ingénieurs pour que nous portions des brassards blancs et non pas rouges afin que nous ne paraissions pas à la remorque des syndicats. Il n’y a ni banderoles, ni mots d’ordre de l’UNEF qui n’a plus d’existence organisée à Mulhouse. Notre seul cri de ralliement c’est « libérez nos camarades ».
Pour moi, le 13 mai 68, est un nouveau départ. Après la manifestation, je tente de prendre contact avec la CGT et je suis présenté à Léon Tinelli, secrétaire de Union Départementale CGT du Haut-Rhin. Cette rencontre sera décisive pour la suite de mon investissement militant et pour la création d’un solide mouvement étudiant à Mulhouse.
Léon Tinelli accepte non seulement de me parler mais il m’accueille avec une réelle empathie. Il me fait part de sa disponibilité et de celle de la CGT à accompagner la création de l’UNEF à l’université. II m’interroge longuement à propos de la situation sur le campus et me présente un certain nombre de camarades de la SNCF, d’EDF, de PEUGEOT, de la Société Alsacienne de Construction Mécanique (SACM).
Cette attitude toute d’ouverture et de dialogue est tout à fait remarquable si l’on se replace dans le contexte de l’époque où les relations entre la CGT et le mouvement étudiant ne sont pas un long fleuve tranquille. Mais Léon Tinelli, n’est pas n’importe qui : fils d’immigré italien, né en 1925 à Wittenheim, ouvrier des mines de potasse, il préside aux destinées de l’Union Départementale CGT du Haut-Rhin. Affable et intelligent, il reste toujours ferme dans ses convictions. […].
Après le 13 mai 68, je resterai en contact avec la CGT et les Tinelli, car si Léon joue le rôle que l’on peut imaginer, je ne peux oublier Jacqueline, son épouse, qui nous aidera tant pour mettre en place les premiers outils de propagande de la future fédération des étudiants de Mulhouse affiliée à l’ UNEF. Et va le mois de mai, de manifs en meetings ou d’actions plus ou moins symboliques comme l’accrochage d’un drapeau rouge sur le toit de l’université. Toutefois un événement me marquera plus particulièrement.
Le 29 mai, je suis dans les locaux de la CGT qui bruissent d’une nouvelle extraordinaire : De Gaulle est à Mulhouse. Un camarade du bassin potassique jure qu’il l’a vu arriver en hélicoptère et partir vers l’Est entouré d’officiers. Il convient de rappeler que son gendre le général De Boissieu est en garnison à Mulhouse. [où il commande la 7e Division mécanisée]. Pour les militants présents pas de doute, De Gaulle est venu chercher le soutien de l’armée. […]  »

(Michel Pastor : Mémoires d’un enfant albinos du Piedmont cévenol. Vérone éditions. P. 87-90. J’ai déjà parlé de ce livre sur le SauteRhin.)

La suite est connue. Après sa rencontre avec le général Massu à Baden-Baden, De Gaulle reprend la main, dissout l’Assemblée nationale. La déferlante gaulliste qui suivra ne sera pas, pour nous, le seul coup de massue de cette année-ci. En août 1968, les troupes du Pacte de Varsovie occuperont la Tchécoslovaquie pour mettre un terme Printemps de Prague.

Journal L’Alsace du 27 mars 1971

Je ne connaissais pas encore Michel mais cela n’allait pas tarder. A la rentrée universitaire 1968-69, j’avais entamé des études de lettres, au CLU de Mulhouse. Et cela en tant qu’étudiant salarié. J’enseignais entre autre le français au CET Lavoisier. J’avais adhéré à l’Union des étudiants communistes (UEC) à la Faculté de médecine de Strasbourg où j’ai vécu mai 68.. J’ai continué à militer à Mulhouse avec Michel Pastor et Alain Gourdol notamment. Nous étions l’Unef-renouveau. L’AG de Mulhouse faisait partie du petit nombre de structures dans lesquelles, au sein de l’UNEF, la dimension syndicale de renouveau était majoritaire. La Fédération des étudiants de Mulhouse avait une centaine d’adhérents, soit près d’un étudiant sur dix et des élus aux conseils d’administration de l’Université, grâce à la réforme initiée par Edgar Faure en 1969. Aux élections universitaires de 1971-72, Mulhouse a connu le deuxième plus fort taux de participation des étudiants (67%) après Valenciennes. En cela nous avons contribué à la création de l’Université de Haute Alsace qui existera pleinement à partir de 1975. Mais nous ne serons déjà plus là. Notre activisme militant avait pas mal de grains à moudre entre problèmes locaux et nationaux, tant pour le statut de l’université et ses moyens que pour les conditions de vie et d’études.

A titre d’exemple, le mouvement de grève, en 1970, – elle fut totale au CLU- contre la circulaire Guichard voulant rendre facultative l’enseignement de la seconde langue dans les établissements secondaires.

Journal L’alsace 20 février 1970

Cette histoire reste à écrire. En lien, bien sûr, avec celle des syndicats enseignants très actifs aussi sur la question du devenir de l’université de Mulhouse. Et, pour ce qui est de mai 1968, en y associant ce qu’il se passait dans les lycées.

Les grèves de salariés ont été nombreuses dans les mois de mai et juin 1968. Je ne fait pas le détail mais il est disponible.

La suite de la Nouvelle histoire de Mulhouse est très dense et nous mène en peu de pages jusqu’à 2010. Je ne les résumerai pas, me contentant de relever quelques aspects.

« Dans les années 1960-1980, de profondes mutations démographiques et sociales se produisent à Mulhouse et dans sa périphérie. Les dynamiques démographiques commencent en effet à s’inverser à la fin des années 1970 entre la ville centre et les communes environnantes. Alors que la population mulhousienne avait augmenté dans les 15 dernières années suivant la fin de la Seconde guerre mondiale, elle stagne ensuite, tandis que les communes alentour connaissent une forte croissance…» (p.339)

En clair, les couches moyennes travaillant à Mulhouse ont tendance à s’installer en périphérie tout en bénéficiant des infrastructures culturelles de la ville. Le nouvel espace culturel « La Filature » ouvrira en 1993. Il paraît que sa création relevait de « l’audace ». C’est du moins ce que prétendent ses promoteurs aujourd’hui. Elle avait pourtant été largement préparée par les acteurs locaux qui en furent ensuite évincés.

Marie-Claire Vitoux cite Laurent Kammerer pour qui le « réflexe loyaliste » des Alsaciens et de leurs représentants a, « de fait, privé l’Alsace de la maîtrise de son destin économique ».

Il est toujours bon de rappeler l’affaire Schlumpf qui, en 1976, symbolise l’esprit rétrograde d’un certain patronat du textile. Les frères spéculateurs financiers Schlumpf, s’étaient constitués par rachats successifs, à Mulhouse mais aussi à Roubaix, un empire dans le domaine de l’industrie lainière mais aussi dans l’immobilier et le champagne. En octobre 1976, leur usine de Malmerspach ferme ses portes. Deux mille employés se retrouvent à la rue sans indemnités. Le groupe est en cessation d’activité. En mars 1977, un groupe de syndicalistes de la CFDT faisant en quelques sorte le tour du propriétaire découvre dans les entrepôts mulhousiens une superbe collection de 500 voitures anciennes restaurées dont 123 Bugatti et 14 Rolls-Royce. Les salariés occupent le site pendant deux ans et ouvrent gratuitement au public ce qu’ils appelleront le « Musée des travailleurs ». qui deviendra le Musée de l’automobile, en 1981.

A propos de la concertation

Que les maires de la ville aient été confrontés à une série de problèmes complexes, je n’en disconviens évidemment nullement. Cependant, le moins que l’on puisse dire est qu’ils ne s’en sont jamais ouverts à la population considérée comme trop bête pour y être associée. J’ai participé à suffisamment de soit-disant remue-méninges, états généraux de la culture (1997), association mulhousienne de la culture (2011) ou forums dits citoyens (notamment ceux dans les quartiers après les attentats contre Charlie-Hebdo en 2015), pour avoir acquis la conviction que ce que l’on appelle concertation ou participation sont de vains mots (ce qui vaut aussi pour l’opposition de gauche). Au mieux, cela sert à fournir des idées pour le marketing politique. J’ai même participé au Forum du journal Libération (qui officiait comme prestataire de service) en octobre 2014.

J’avais assisté, en sus des plénières, à l’atelier sur la ville numérique et ses possibles qui s’est acharné à montrer que, oui décidément, il n’y avait rien à faire avec ce qui se concocte au sein de la municipalité. Entre un adjoint qui croyait encore qu’Internet est un media et celui qui portait un T-shirt Facebook, au milieu un DSI (Directeur des Systèmes d’Information)-qui-ne-fait-pas-de-politique, il y avait de quoi flipper.
Un comédien nous avait lu un texte affligeant, une sorte de projection dans une ville qu’à la fin on ne pouvait qu’avoir envie de fuir, une ville du tout automatique sans problèmes sociaux, centralisée, hiérarchisée, sans la moindre problématisation. D’un côté, on débat gentiment pendant que, de l’autre, la ville met en place des dispositifs sans la moindre discussion et participation des citoyens : smart grids pour le comptage de l’eau, dispositifs d’optimisation du trafic, accès wifi répandus dans la ville, dispositif IRI itinéraires et repères intelligents. Vidéosurveillance à tous les coins de rue. Débattre de cela ? Pas besoin puisque c’est technique. « Tout ce qui est métier ne relève pas du débat public » a déclaré l’Adjoint au numérique. Un déni de fuite bien commode. Le refus de considérer que les algorithmes sont aussi une construction sociale et que c’est à leur niveau que devrait se faire la participation est riche de déconvenues. J’avais néanmoins fait deux propositions. La première consistait à demander la neutralité des élus politiques qui n’ont pas à aborder la marque Facebook sur leurs vêtements fussent-ils fabriqués en Alsace (C’est l’argument que l’on m’a retourné). J’ai également repris une suggestion déjà faite lors du débat précédent : imaginer une façon de rendre visible la collecte de données et de traces produites par les habitants lorsqu’ils circulent dans la ville. En vain bien sûr.

Arrêt sur image pour conclure

Le livre s’achève sur une conclusion générale qui reprend les différents chemins par lesquels ce qui fut une cité-Etat est passée. Un « arrêt sur image » qui fait le portrait des Mulhousiens d’aujourd’hui mérite d’être amplement cité :

« La population mulhousienne est jeune : un mulhousien sur cinq a moins de 15 ans. Ils viennent d’ici et d’ailleurs, du proche et du lointain : la ville aux 100 cheminées du XIXè siècle est devenue la ville aux 136 nationalités. Ville d’immigration, Mulhouse a aspiré tout au long de son histoire ceux qui n’avaient plus rien à perdre comme ceux qui avaient le goût du risque. Les écarts grandissants de fortune qui ont accompagné au XIXè siècle la ségrégation spatiale se sont aggravés dans la seconde moitié du XXè siècle.
La ville accueille et retient les classes défavorisées, les primo-arrivants, les familles monoparentales et nombreuses. Mulhouse reste une ville populaire et pauvre au sein d’une agglomération globalement plus riche. Elle est ainsi une ville de type archipel, où la logique du vivre entre soi a été poussée à son extrême. Pourtant, nombreux sont les bacs et les ferrys reliant les îlots entre eux. Un tissu associatif solide existe, héritier de la double tradition de philanthropie patronale et du syndicalisme chrétien et socialiste : plus de 1000 associations tissent du vivre-ensemble ».

Les auteur.e.s se demandent alors, sans vouloir faire de prospective, « quelles sont à l’aube du XXIè siècle les dynamiques à l’œuvre dans cette ville-kaléidoscope ? »

«  La nouvelle histoire de Mulhouse s’inscrit en écho de l’un des scénarios repérés en 2018 par le géographe Raymond Woessner dans son Atlas de l’Alsace. Enjeux et Emergences, celui qui aiderait les acteurs de Mulhouse à faire de la ville un archétype, un territoire capable (à nouveau…) d’innovations en s’appuyant sur ses spécificités et ses valeurs. […]
La position de carrefour de la ville est mise en avant par les aménageurs mulhousiens comme un élément d’attraction majeure. C’est un réel atout à condition que l’agglomération soit en capacité d’apporter une plus-value à ses deux puissants voisins, l’Eurométropole de Strasbourg et la « petite ville-monde » qu’est Bâle.
Dans le domaine économique, certaines dynamiques porteuses d’avenir se dessinent. En gestation depuis les années 2000, KMØ, implanté en 2019 dans un ancien bâtiment de la SACM à côté du campus Fonderie, constitue le cœur d’un écosystème complet autour des services informatiques. D’autres secteurs d’innovations technologiques ont donné lieu a la création de start-up qui pourraient permettre à la ville de s’insérer dans l’économie de la connaissance. [Quoi t’est-ce?]
[…]
Tout est donc possible à l’heure de la crise systémique à la fois écologique, sociale et démocratique qui ouvre le XXIè siècle. La capacité de résilience d’une ville pauvre mais inventive et solidaire, sera-t-elle mobilisée […] pour s’inventer un nouveau destin ? »

J’ai sauté la notion de « résistance » qui dans ce cas-ci, resterait dans le cadre de l’existant dont précisément il faudrait sortir.

Ne reste plus qu’à faire de Mulhouse un territoire apprenant contributif pour re-mondialiser, au sens de refaire un monde face à l’immonde, ce que la globalisation a détruit en éliminant les échelles locales et la diversité de leurs savoirs par l’uniformisation, la standardisation technologiques manipulant les goûts, les opinions et les comportements par des algorithmes. Je préfère que l’on utilise plutôt le terme de globalisation que celui de mondialisation au sens où le premier désigne précisément ce qui ne fait pas un monde.
Les territoires apprenants contributifs associent chercheurs, acteurs économiques, culturels et sociaux des territoires avec la population pour inventer un à-venir repensant le travail non comme le fait d’en avoir un mais d’en faire un.

« Sont dits apprenants des territoires qui créent les conditions pour que leurs habitants puissent pratiquer les savoirs nécessaires au déploiement de nouvelles activités au service de la lutte contre l’entropie ».

Entropie sous toutes ses formes, physique, biologique et informationnelle. L’anthropocène comme entropocène.

« Sont appelés habitants les populations résidentes, les associations, les acteurs économiques, les institutions et les administrations. Les habitants contribuent à repenser l’économie face aux réalités de l’automatisation et de la réduction des emplois salariés. Dans ce nouveau contexte, ils permettent aux acteurs économiques du territoire de réorganiser leurs économies et aux fonctions afférentes des institutions, associations et services publics de contribuer à ces réorganisations ; ainsi se mettent en place des chantiers (appelés ateliers) qui initient de nouveaux cadres institutionnels garantissant l’émergence d’activités anti-entropiques, lesquelles recréent une solvabilité des territoires en générant de nouveaux savoirs, et donc de nouvelles richesses »

(Collectif Internation sous la direction de Bernard Stiegler : Bifurquer / Il n’y a pas d’alternative. LLL. p.139)

Il n’y a pas de recette magique. Le travail commencerait par un inventaire du déjà-là qu’il conviendrait de soigner et qui fait émerger des problématiques territoriales. Bien entendu ces territoires ne sont pas conçus de manière autarcique mais ouverts aux autres dans leurs différentes échelles (voir ici).

Ainsi se termine ma lecture du livre Nouvelle histoire de Mulhouse.

Il me reste à la compléter par l’évocation de quelques personnalités en lien avec Mulhouse dont je déplore l’absence. Outre Charles Keller sur lequel je reviendrai, je pense à Clémence Royer, Thérèse de Dillmont, Nathan Katz, entre autres fantômes de la Filature.

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« Nouvelle histoire de Mulhouse» (5) : La Manchester française

Partie 4 : L’industrialisation de Mulhouse. Marie-Claire Vitoux : Mulhouse ou le devenir d’une ville-monde [1798-1918]. En 1848, Mulhouse s’appelle désormais Mulhouse et non plus Mülhausen. 1848 Manifeste du parti communiste.

Après Mulhouse, ville suisse, la voici britannique du moins sur le plan de la révolution industrielle. L’occasion de relire le Manifeste du parti communiste

1798-1870 « Nouvelles ambitions »

Marie-Claire Vitoux entame sa partie de la Nouvelle histoire de Mulhouse d’emblée en abordant les questions démographiques, sanitaires et sociales.

Entre 1798 et 1914, la population mulhousienne a décuplé. Cette « explosion démographique » ne s’explique, compte tenu du peu d’espérance de vie des enfants d’ouvriers, que par l’immigration. Celle-ci est elle même soumise à des mouvements de flux et de reflux en fonction du marché du travail. Les immigrés viennent des campagnes du Sundgau, de l’Outre-Forêt, dans le Nord de l’Alsace, de Suisse et du Pays de Bade. Da wird parisiert. Les unions entre les sexes se décrivaient selon l’expression parisieren, un mode de relation jugé dissolu, c’est à die hors institution du mariage, à la parisienne. On note un fort taux de concubinage.

« Une immigration massive et brutale, combinée à l’extrême dénuement des migrants, aboutit à rompre l’équilibre de la niche écologique urbaine : dès la fin du XVIIIè siècle, la ville tombe malade » (p.175)

La population s’entasse dans des taudis, exploités par des marchands de sommeil. « Humidité, promiscuité, défaut d’aération se combinent avec le débordement des ordures et des excréments et font de Mulhouse un cloaque » (p.176)

« La question des excréments, devenu le symbole de la quasi-animalité du monde ouvrier, est l’une des facettes de la peur sociale : l’opprobre sociale ne condamne que les ouvriers et la population pauvre, contraints d’utiliser la rue, faute de privés [lieux d’aisance]. Dès lors, organiser à l’usine et dans la ville les manières de faire [ses besoins] est l’un des aspects du contrôle social ». (p 177)

Outre le contrôle de la satisfaction des besoins dits naturels, se pose la question de l’évacuation de leur production. La solution technique est apportée à Mulhouse par François Lesage. Il expérimentera dans la ville, vers 1845, une entreprise de vidange par pompage hermétique. Elle assurera sa fortune. La matière pompée est enfermée dans des tonneaux et transportée par le Canal du Rhône au Rhin jusque dans le Bas-Rhin pour servir d’engrais, aux houblonnières notamment.

« L’état sanitaire de l’ensemble de la population urbaine se dégrade fortement dans la première moitié du XIXè siècle : sur des corps affaiblis par le travail et la malnutrition, la grippe, la rougeole, la coqueluche, la scarlatine ou encore la variole font des ravages. La mauvaise qualité des aliments et plus encore des eaux provoquent des troubles dysentériques qui tuent » (p 178)

En 1855, la ville est touchée par l’épidémie de choléra encore mal connue et diagnostiquée. Il faudra attendre les travaux de Robert Koch en 1883-84. La surmortalité infantile frappe 40 % des nourrissons « parce que les mères ouvrières recourent au biberon avec de l’eau polluée ». En 1862, le patron de DMC, Jean Dollfus, suivi par d’autres, décide d’accorder un congé payé d’allaitement de trois semaines à ses ouvrières ayant eu un bébé. Le taux de mortalité baisse, mais reste néanmoins à 25 %. Si « les philanthropes mulhousiens ne sont pas restés inactifs » leurs efforts « ne pouvaient remporter de batailles décisives ».

Le fossé qui se creuse entre pauvres et riches va transformer le paysage de la ville par un processus de ségrégation spatiale. Les derniers affichent leur opulence et fuient les miasmes de la ville préférant l’entre-soi. Se construit le long du canal et de la voie de chemin de fer, devant ce qui sera en 1842 une gare, un Nouveau Quartier autour d’une place triangulaire, symbole maçonnique, la place de la Bourse. Il est aujourd’hui, du côté de la gare où arrive le TGV, réinitialisé en quartier d’affaires.

Au sud, donc, le pouvoir économique et commercial. Au nord, les quartiers ouvriers. Le processus de ségrégation spatiale s’achèvera par la colonisation de la colline du Rebberg pour les « manoirs » de la bourgeoisie industrielle et commerciale.

« La question du logement ouvrier n’est prise en charge par l’action philanthropique qu’à partir du milieu du XIXè siècle : jusqu’à cette époque, la bienfaisance ne franchit pas la porte des taudis. La peur hygiénique, celle des miasmes morbides qui émanent de la ville ordurière, provoque dans un premier temps une réponse médicale. […] En cette première moitié du siècle, le logement est pensé par les élites comme relevant de la seule sphère privée, et donc de la seule responsabilité de l’ouvrier père de famille. Les limites de cette première réponse [sanitaire] sont rapidement perçues, et cette prise de conscience est accélérée par la peur politique de la révolution : 1848 provoque une immense commotion dans les esprits libéraux et met en branle à Mulhouse, au-delà de la répression, une politique innovante en matière de logement ouvrier » (p.182)

La révolte du Bäckefest de 1847 et sa répression seront traitées plus loin. Restons-en pour l’instant à la question complexe de la Cité ouvrière en retenant qu’elle avait aussi une dimension politique. Voire idéologique. Elle est par ailleurs inspirée des réalisations britannique présentées à l’exposition universelle de Londres en 1851.

Cités ouvrières de Mulhouse vers 1855. Coll. Archives municipales de Mulhouse

En 1853, est créée par le patron de DMC, Jean Dollfus, la SOMCO, une société immobilière qui existe toujours, la SOciété mulhousienne des cités ouvrières. Il en était l’actionnaire majoritaire. En tout, 1200 maisons seront construites hébergeant, à la fin du siècle, 10 % de la population mulhousienne. Le projet a bénéficié de subventions de l’État Le principe retenu est celui de l’accession à la propriété et non, comme ailleurs, à la location. Le « carré mulhousien », une maison pour quatre logements et familles, est la réponse au refus des « casernes ouvrières ». Il sera réputé pour cela. On notera aussi la présence d’arbres, d’une maison commune et d’équipements collectifs (bains, lavoirs) aujourd’hui disparus.

Les carrés mulhousiens, à droite, sur l’image, de la rue de Strasbourg. Archives Municipales de Mulhouse. Une reproduction figure dans le livre

 

 

« Les promoteurs prennent acte de l’échec relatif des caisses d’épargne dans les années 1830, et réorientent l’effort d’épargne vers la réalisation concrète et immédiatement accessible du logement. Les Mulhousiens s’inscrivent par ailleurs dans le courant national d’économie sociale, largement enraciné dans la réflexion chrétienne sur la question sociale, ainsi que dans la logique du parti de l’Ordre qui voit dans la propriété du logement un garde-fou contre le basculement du monde ouvrier dans les rangs des démocrates-socialistes » (p.184)

L’historienne n’hésite pas à écorner le mythe de la Cité ouvrière bienheureuse. D’abord en s’interrogeant sur les catégories d’ouvriers qui y avaient accès. Une analyse des premiers propriétaires permet à Marie-Claire Vitoux d’affirmer que les industriels

« ne cherchent à fixer que la main d’œuvre qualifiée. […] Il s’agit donc moins de libérer de la misère la population flottante des journaliers facilement remplaçables que d’attacher à Mulhouse la couche supérieure du monde ouvrier ».

Cette fixation s’obtient pas le crédit et son remboursement échelonné sur 15 ans. Le principe d’un logement pour une famille est un échec. Dès le départ en effet, les nouveaux propriétaires pratiquent la sous-location. Impossible de contrer cette tendance puisque la liberté du droit de propriété est sacro-sainte. Elle renforce par ailleurs la solidarité ouvrière.

« C’est dans la Cité, au moins autant que dans les usines, qu’émergent à la fin du siècle des organisation ouvrières qui rejettent largement la gestion par le patronat du monde ouvrier. La politique patronale de ségrégation socio-spatiale facilite ainsi le développement d’une conscience de classe ouvrière revendicatrice ». (p.185)

Le paysage urbain se transforme aussi par les implantations industrielles hors les murs, la disparition des remparts, le creusement du canal du Rhône au Rhin achevé en 1829. Il permet le transport de la houille. S’y ajoute l’arrivée du chemin de fer avec l’ouverture de la ligne Mulhouse-Thann en 1839.

Mulhouse, Manchester français

L’ expression de Manchester français qui a fait flores souligne moins le caractère français que les « caractéristiques fortement… britanniques » des entreprises industrielles mulhousiennes. Leur mutation repose sur plusieurs facteurs déjà évoqués : les opportunités commerciales de la prohibition des indiennes, l’accumulation primitive du capital lors des guerres du siècle précédent au cours duquel Mulhouse profita de son statut de neutralité.

Marie Claire Vitoux souligne la disponibilité de perfectionnements techniques, « qui permettent d’accroître la productivité dans la filature et le tissage : navette volante, machine à imprimer au rouleau, blanchiment au chlore et surtout énergie de la vapeur ». Nous n’avons pas seulement à faire avec un nouveau « système » technique où les innovations se répondent, comme je l’ai déjà signalé dans la précédente contribution. Il y a aussi l’apparition des énergies « chaudes » et fossiles du feu et du capitalocène qui s’ajoutent aux énergies « froides », renouvelables. Les représentations se transforment. La conception « d’un équilibre stationnaire et répétitif » se met à bouger non sans réticence au profit de celle de l’évolution et de progrès. J’emprunte ces notions à René Passet (les grandes représentations du monde et de l’économie à travers l’histoire. LLL. 2010. p.345)

Marie-Claire Vitoux souligne la « date symbole » de 1812, année au cours de laquelle Dollfus-Mieg fait fonctionner sa filature avec une machine à vapeur. Tout ne se fait pas, bien entendu, en un jour. Ainsi, d’un côté, les manufactures cèdent la place à des entreprise concentrées « souvent intégrées (les indienneurs se dotent de filatures et de tissages mécanisés), mobilisant d’importants capitaux essentiellement suisses, et employant des centaines voire des milliers d’ouvriers ». De l’autre, il reste des travailleurs à domicile et des ruraux. « En 1818, DMC emploie près de 4000 tisserands à bras ; en 1848, ils sont encore 1200 » (p.191) L’existence d’une main d’œuvre rurale permet de lui faire supporter les aléas du marché.

L’historienne utilise pour son comparatif avec l’Angleterre les travaux de Friedrich Engels sur La situation de la classe laborieuse en Angleterre (1845) dont Eric Hobsbawm soulignait le caractère pionnier : cette œuvre est « probablement la première étude importante dont l’argument repose tout entier sur cette notion de révolution industrielle, aujourd’hui admise mais qui n’était alors qu’une hypothèse hardie ». Si la comparaison avec l’Angleterre se tient pour le textile, il n’en va pas de même pour l’industrie mécanique et métallurgique. Cette dernière s’est créée, à Mulhouse, à la différence de ce que décrit Engels, en l’absence de traditions dans ces domaines. « André Koechlin a donc pu créer ex-nihilo une entreprise [de construction mécanique, ancêtre de la SACM et d’Alsthom] où la dissociation entre le capital et le travail est totale » (p.192)
Toujours dans « l’industrialisation à l’anglaise » de Mulhouse, l’autrice aborde ce que j’appellerai, avec Bernard Stiegler, la question de la prolétarisation, terme qu’elle n’utilise pas mais que je souhaite introduire ici. Marie-Claire Vitoux écrit à propos du « remplacement des artisans par les ouvriers au service de la machine » :

« Les observateurs sociaux, libéraux comme Villermé ou Toqueville, ou réactionnaire comme le préfet légitimiste Alban de Villeneuve-Bergemont n’ont pas eu besoin de l’analyse (encore à venir d’ailleurs…) de Karl Marx et de Friedrich Engels pour théoriser la disparition annoncée de l’artisan à la fois propriétaire de son moyen de production, métier à tisser ou forge, et travailleur-producteur, dont la rémunération prend en compte autant son capital-machine que le temps et la compétence de son travail. Le producteur n’est plus qu’un salarié qui vend sa force de travail. » (p.193)

Ils n’ont pas eu besoin de l’analyse de Marx. Remarque superfétatoire. Quel besoin de prendre ses distances avec Marx ? Qui lui non plus n’était pas « marxiste ». Et, bien entendu, Marx et Engels n’ont pas été les seuls observateurs des réalités de leur temps. C’est comme si l’on disait que l’historien et très réactionnaire massacreur de la Commune de Paris, Adolphe Thiers, n’avait pas eu besoin de Marx pour parler de luttes des classes. Il est en effet le premier à avoir utilisé cette expression. Utiliser une même expression, observer une même réalité, cela signifie-t-il que sur le fond les analyses sont identiques ? Bien sûr que non. Or que disent Marx et Engels sur la question ?
Prenons, pour rester comme les auteurs cités dans les années 1840, le Manifeste du parti communiste. Il date de 1848. Friedrich Engels le qualifiait, en 1888 déjà, de « document historique ». Il devrait donc en tant que tel intéresser les historiennes et historiens. Le Manifeste pointe l’importante question du rapport à la machine et à la division du travail et la transformation de l’ouvrier en prolétaire, du travail en emploi salarié.

« Le développement de la machinerie et la division du travail, en faisant perdre au travail de l’ouvrier tout caractère d’autonomie, lui ont fait perdre tout attrait. Le producteur devient un simple accessoire de la machine, on n’exige de lui que l’opération la plus simple, la plus monotone, la plus vite apprise.

(Karl Marx et Friedrich Engels : Manifeste du parti communiste (1848) Traduction de Laura Lafargue)

On notera qu’ils parlent de machinerie c’est à dire d’un système de machines reliées entre elles. Marx précisera plus tard que la machinerie ne prendra sa forme achevée qu’avec l’automatisation. Nous n’en sommes pas encore là même si les automates sont déjà en route. Il semblerait d’ailleurs que le précurseur de l’informatique et inventeur de la « machine analytique », Charles Babbage (1791-1871), qui inspira Marx, soit passé par Mulhouse. C’est ce que soutient Marie-José Durand-Richard dans son texte : « Le regard français de Charles Babbage (1791-1871) sur le déclin de la science en Angleterre ».
Les auteurs du Manifeste ajoutent que plus l’industrie moderne progresse, « moins le travail exige d’habileté », et plus il est déprécié. On peut le faire indépendamment de l’âge et du sexe. La machine n‘a plus rien à voir avec l’outil. L’outil permettait à l‘ouvrier d‘oeuvrer, de fabriquer un objet à commencer par l’outil lui-même. L‘ouvrier n’œuvre plus, il est devenu un simple auxiliaire, servant de la machine. Au terme de ce processus, il n’y a plus rien de produit dont le travailleur puisse dire que c’est son œuvre. C‘est une totale Entfremdung, le produit fabriqué lui devient de plus en plus totalement étranger fremd. On traduit en général entfremdung par aliénation. C’est cette extériorisation que le philosophe Bernard Stiegler nomme prolétarisation. Le savoir-faire de l‘ouvrier passe dans la machine. Le prolétaire est celui qui a vu son outil et ce qu’il a appris à en faire, son savoir-faire, englouti dans la machine.
Mais le Manifeste va plus loin. Le fait que l’on ait assimilé prolétaires et classe ouvrière est une simple donnée historique car la prolétarisation va au-delà de la classe ouvrière et n’épargne aucune couche de la société :

« Les anciennes petites classes moyennes, petits industriels, petits commerçants, petits rentiers, artisans et paysans, toutes ces classes tombent dans le prolétariat. [ … ] Aussi le prolétariat se recrute-t-il dans toutes les couches de la population »

(Karl Marx et Friedrich Engels : Manifeste du Parti communiste (1848) Traduction de Laura Lafargue)

On peut être prolétarisé sans être pauvre contrairement à ce qu’affirme l’historienne à la page 208. Elle revient sur cette question à la page 226. Elle évoque la disparition des « savoir-faire » qu’elle qualifie d’« empiriques »(?) mais en les réduisant aux « tâches d’exécution » dans les grandes entreprises de réseau.
Bernard Stiegler qui critiquera Marx et Engels sur le fait qu’ils n’appréhendent les choses que sous l’angle « d’une économie de la subsistance » faisant ainsi passer à l’as « la projection des existences au-delà de leur seule subsistance ». a étendu la notion de prolétarisation. L’extériorisation des savoir-faire, prélude à celle des savoir-vivre avec le capitalisme consumériste et de savoirs théoriques avec le capitalisme computationnel, parfois appelé « cognitif ».
Les auteurs du Manifeste ont aussi souligné combien la bourgeoisie a joué un « rôle éminemment révolutionnaire » dans l’histoire et qu’elle ne peut exister « sans révolutionner constamment les instruments de production et donc les rapports de production, donc l’ensemble des rapports sociaux . »
Quant à la division du travail, la meilleure description que je connaisse est celle d’Adam Smith. Encore un qui n’a pas attendu Marx. Son texte sur la Richesse des nations date en plus de la fin du siècle précédent. Il prend l’exemple d’une petite manufacture d’épingles. Il y décrit l’autre dimension de la prolétarisation, la parcellisation du travail.

« Mais de la manière dont cette industrie est maintenant conduite, non seulement l’ouvrage entier forme un métier particulier, mais même cet ouvrage est divisé en un grand nombre de branches, dont la plupart constituent autant de métiers particuliers. Un ouvrier tire le fil à la bobine, un autre le dresse, un troisième coupe la dressée, un quatrième empointe, un cinquième est employé à émoudre le bout qui doit recevoir la tête. Cette tête est elle-même l’objet de deux ou trois opérations séparées : la frapper est une besogne parti­culière ; blanchir les épingles en est une autre ; c’est même un métier distinct et sépa­ré que de piquer les papiers et d’y bouter les épingles; enfin, l’important travail de faire une épingle est divisé en dix-huit opérations distinctes ou environ, lesquelles, dans certaines fabriques, sont remplies par autant de mains différentes, quoique dans d’autres le même ouvrier en remplisse deux ou trois. »

(Adam Smith : Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations. 1776)

Si j’ai beaucoup insisté sur ces questions, c’est qu’elles sont encore les nôtres aujourd’hui, toute proportion gardée et dans le contexte d’une formidable industrialisaation numérique qui appelle à les repenser. Comme le fait ici Anne Alombert.

Retour au livre.

Pour l’essentiel, constate l’historienne, et au-delà de différences « réelles mais minimes », Mulhouse mérite bien le surnom de « Manchester français ». Les industriels vont d’ailleurs clandestinement piquer des plans de machines en Angleterre. L’impression sur étoffes est le « moteur » de cette industrialisation. Elle a un effet d’entraînement sur d’autres industries, métallurgique et chimique qui suivent ensuite leur propre voie. Assez tôt, les industriels mulhousiens font entrer les technos-sciences dans le processus de production non sans talent de « bricoleurs ». L’industrie mulhousienne acquière ainsi un « rayonnement mondial » :

« Et c’est bien là une des caractéristiques de l’industrie mulhousienne du XIXè siècle qui la rapproche du modèle britannique : comme la Grande-Bretagne est ‘l’atelier du monde’, Mulhouse est alors une ‘ville-monde’ qui aspire les matières premières comme le coton des Etats-Unis, d’Inde ou d’Egypte et qui exporte dans toute l’Europe, Russie comprise, et jusqu’en Amérique, ses indiennes et ses machines » (p.198)

Ville-monde ou partie prenante d’un système-monde ?

La classe des philanthropes

Tout cela fabrique des « dynasties industrielles ». Je passe rapidement là-dessus. Vous le lirez vous-même. Je ne fais pas cela pour vous épargner la lecture du livre qui, quoi que j’en dise ici, mérite d’être lu. J’essaye d’ouvrir une discussion. Je m’arrêterai plutôt sur la définition des classes sociales. Pour la classe patronale, c’est assez simple. Elle désigne les possesseurs « de capital financier, intellectuel et technique et [leur] capacité à défendre ses intérêts propres »

« De ce point de vue, le monde patronal mulhousien est bien une classe et il l’est devenu très tôt, ce qui le démarque du patronat ‘français’ » (p.200)

Là encore, le modèle est d’inspiration britannique. Il s’en distinguera cependant dans la perception des questions sociales. Avant cela, Marie-Claire Vitoux aborde via Max Weber, l’éthique protestante qui caractérise du moins les pionniers du capitalisme mulhousien.

Je précise qu’au début de son célèbre ouvrage L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Max Weber explique que ce n’est pas l’auri sacra fames [« L’abominable faim de l’or » (Virgile)] qui fait la différence entre le pré-capitalisme et le capitalisme dont il essaye d’étudier la naissance mais ce qu’il appelle la création d’un « esprit du capitalisme », c’est-à-dire une transformation mentale, culturelle, spirituelle dans laquelle la Réforme protestante, plus calviniste que luthérienne d’ailleurs, a pris une part déterminante. Il montre que le capitalisme qui avait besoin de la mise en place d’une nouvelle rationalité sociale  ne peut se servir d’hommes d’affaires sans scrupule. Il a besoin de ceux qui prennent soin de leurs investissements (voir ici).

Mme Vitoux note que tous les pionniers de l’industrie mulhousienne sont protestants mais aussi francs-maçons et adeptes des Lumières. J’ajoute que ce qui réunit les trois idéologies c’est cette « inclination spécifique au rationalisme économique » de l’éthique protestante, analysée par Max Weber. Ses traits religieux disparaissent cependant de ses motivations tout en revenant hanter la vie, tel un spectre dans l’armure d’une rationalisation méthodique déconnectée de finalités supérieures. Car elles ne sont plus mises en relation avec «  les valeurs spirituelles suprêmes de la culture » (voir )

Venons en à la fameuse philanthropie. Sur ce plan, la ville se débarasse du modèle britannique. «  Mulhouse en matière sociale ne veut pas être Manchester » où l’on posait en principe que « le pauvre est seul responsable de sa pauvreté ». L’on admet que « les aléas économiques ou de la vie peuvent faire basculer les pauvres dans l’indigence ». L’historienne distingue trois éléments de cette compréhension de la question sociale. Il y a d’une part des considérations « morales » sur la « confraternité industrielle ». On pourrait ici souligner la dimension sociale du capital lui-même, comme on peut le lire dans le Manifeste : il est un « produit collectif », c’est à dire qu’il ne peut être mis en mouvement par les seuls détenteurs de capital mais nécessite, en dernière analyse, « l’activité commune de tous les membres de la société ». Cela rejoint, d’autre part, les raisons tout à fait pragmatiques signalées par l’auteure :

« La prise en charge des ouvriers au chômage par la bienfaisance privée et publique a aussi pour but de conserver les ouvriers sur place, ce qui permet d’éviter les hausses brutales de salaire qu’il faudrait consentir pour les faire revenir au moment de la reprise » (p. 202)

Le troisième élément est l’accent mis sur l’éducation. Bref, ces trois dimensions se combinent pour « générer une prise en charge innovante de la misère ». Cette philanthropie expérimentale se développe en deux temps « articulés autour de 1848 ». Le premier repose sur l’assistance immédiate et la prévention. L’historienne note que cette assistance n’est jamais financière mais consiste en distribution de bois, de nourriture, de vêtements préparés par les « Dames de la bourgeoisie «  pour leur « mercredi des pauvres ». Tout mulhousien résident depuis un an dans la ville y a droit. La réforme du bureau de bienfaisance de 1832 est complétée par une mesure de maintien de l’ordre. « L’arrêté du 14 mai permet à l’autorité municipale d’expulser les indigents étrangers de la ville ».

 Dès 1827, […], la toute nouvelle société industrielle lance le mouvement pour limiter et encadrer le travail des enfants à l’usine. Les obstacles locaux et nationaux, en particulier les sacro-saints principes de la liberté d’entreprendre et de la toute-puissance paternelle, retardent son application. Les industriels mulhousiens plaident pour une loi générale qui égaliserait les conditions de la concurrence, ils l’obtiendront en 1841. Une fois les enfants les plus jeunes sortis de l’usine, il s’agit de les accueillir à l’école. La concomitance des dates est signifiante ; la réforme de l’assistance en 1832 a suivi la réforme scolaire de 1831. Près de deux ans avant la loi Guizot qui oblige les communes de plus de 5000 habitants à avoir une école, les Mulhousiens ouvrent le 17 octobre 1831, rue des Trois Rois une école publique remarquable à plus d’un titre. Un système de bourses totales ou partielles vise à faciliter son accès aux enfants les plus pauvres. Elle accueille indistinctement les enfants catholiques et protestants et une école pour les petites filles est ouverte sur le mêmes principes, quelque 20 ans avant la loi Falloux ». (p. 204)

La loi Falloux avait rendu obligatoire l’ouverture des écoles pour filles. Elle avait également autorisé l’enseignement privé confessionnel. L’initiative privée s’intéresse même aux tout-petits. Malgré cette précocité, souligne l’historienne, le bilan de tout cela est maigre : « Le système scolaire mulhousien a perdu la bataille contre les effets dramatiques de l’explosion démographique combinée à la nécessité vitale du salaire des enfants pour les familles ouvrières ». Elle ajoute qu’un des effets « les plus pervers » de la loi sur le travail des enfants de 1841 a été de multiplier les écoles de nuit et les écoles d’usine.

L’échec de tout cet ensemble de tentatives, pour louables qu’elles puissent être, ainsi que les mouvements révolutionnaires des années 1840 et notamment ceux de 1847 à Mulhouse, 1848 à Paris et, pas loin de Mulhouse, dans le Pays de Bade ainsi qu’en Suisse, conduisent à un tournant. Le cursus scolaire est raccourcit, de 7 à 5 ans, et met l’accent sur les enseignements fondamentaux des trois premières années, lire, écrire, compter.

«  Cela permet d’envoyer à l’usine des jeunes sachant théoriquement lire et écrire le français et l’allemand ainsi que de faire les quatre opérations sur les nombres entiers et décimaux »

Bien entendu les industriels mulhousiens approuvent la répression et la politique sécuritaire du Parti de l’Ordre du futur Napoléon III. Un autre facteur explique l’infléchissement de la politique philanthropique : l’apparition d’un nouvel acteur social, le clergé catholique. Se livrant à un nouvel activisme. La population est devenue majoritairement catholique (66 % en 1851 contre 30 % de calvinistes). Par ailleurs, les ouvriers – mais pas les ouvrières – ont désormais le droit de vote. Comme nous l’avons déjà vu, en 1853, Jean Dollfus crée la société immobilière de la cité ouvrière (SOMCO) à la fois pour donner un but à l’épargne mais aussi parce que le principe d’accession à la propriété

« constitue la réponse des élites manufacturières au suffrage universel et au socialisme : un ouvrier propriétaire ne sera jamais un révolutionnaire, telle est leur conviction ». (p.205)

Même si, comme le souligne Marie-Claire Vitoux, on ne peut pas dire qu’au début du siècle et même encore plus tard, les ouvriers soient constitués en classe, ce que dit aussi le Manifeste, n’empêche que ça gronde. Classe laborieuse, classe dangereuse. Le monde du labeur reste dangereux. Il y a à l’intérieur de ce monde bien des disparités avec des écarts importants entre ceux du textile et ceux de la métallurgie, dans le textile entre ceux qui forment une aristocratie ouvrière, les dessinateurs et le graveurs et les autres au bas de l’échelle en passant par les situations intermédiaires que sont celles des imprimeurs, des contremaîtres. J’ajoute que tout ce monde est mis sous surveillance et sous contrôle, patronal et policier (ouvertement et/ou secrètement), et, le cas échéant, réprimé. Le contrôle des corps et des esprits se fait notamment par le biais du « livret ouvrier » obligatoire. La surveillance occulte se fait par des informateurs présents dans les cabarets et autres lieux de rencontre pour y prendre la température et identifier les meneurs. (Cf Edouard Ebel : Police et société/ Histoire de la police et de son activité en Alsace au XIXe siècle. Presse universitaires de Strasbourg. 1999).
La production se militarise.

Le Bäckefest

La révolte éclate néanmoins. Non en 1848 mais en 1847. Ce n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel serein. Elle est précédée de toute une série de mouvements de grève sur les salaires pas seulement à Mulhouse mais dans tout le Haut-Rhin notamment dans le textile. Y a-t-il eu comme l’affirme Raymond Oberlé des tentatives de « briser les métiers mécaniques », référence sans doute au luddisme ?

Lithographie Vve Levrault. Archives municipales de Mulhouse. Photographiée à l’exposition L’appel à la liberté – Révolution 1848/49 et aujourd’hui au Dreiländermuseum de Lörrach (Visible jusqu’au 19 mai 2024)

Sur fond de montée des prix, de crise agricole (2 ans de mauvaises récoltes, maladie des pommes de terre) et de marasme industriel éclate une émeute, le 26 juin 1847, un samedi. Elle est connue sous le nom de Bäckefest (fête des boulangers). Elle est provoquée par la brusque flambée du prix du pain. Les revendications s’adressent à la municipalité avec la demande de suspendre la taxe sur le pain. Ils sont d’abord quelques centaines réclamant une entrevue qui les met en attente. Le mouvement s’étend et gonfle. Raymond Oberlé avance le chiffre de 15 000, avec des scènes de pillage de magasins. La répression est brutale. Comme on le voit sur l’image, elle est le fait de l’armée. Il y aura des morts. Des condamnations. Les révolutions de 1848 aidant, les inculpés furent amnistiés à la demande de la municipalité. La clémence s’explique, écrit l’historienne, parce que les élites sociopolitiques comprennent «  que la crise européenne à antécédence frumentaire [qui concerne le blé, la subsistance], est devenue industrielle et globale et qu’elle provoque un chômage de masse ». (p.213). Avec sa dimension politique due à l’introduction du suffrage universel. A la réponse sécuritaire, l’installation d’une garnison notamment, et plus tard le transfert de la sous-préfecture d’Altkirch à Mulhouse, s’en ajoutent d’autres telles que l’expulsion des ouvriers étrangers et la mise en chantier du canal de décharge pour employer les chômeurs « afin de les immuniser contre les doctrines socialistes ». Il ne s’agit plus dès lors seulement d’intervenir dans le champ social mais également politique, domaine dans lequel les industriels comptent sur l’appui national et bonapartiste. Tout cela est subtilement nuancé dans le livre. Et pas facile à résumer d’autant que les chronologies se mêlent. Je vous y renvoie. Je retiens cependant encore ceci : Mulhouse a été une des rares communes de France à voter non au plébiscite qui légitimait le coup d’État de Napoléon le petit. Moins d’un an après cependant le oui l’emporte avec, il est vrai, une plus faible participation.

Le 21 juillet 1848, Mülhausen est francisé en Mulhouse par arrêté du Président du Conseil des ministres.

1870-1871 Grèves – Rupture – Guerre – Annexion – Commune de Paris

Un nouveau scrutin plébiscitaire en mai 1870 révèle « l’émergence du monde ouvrier comme force politique » . Le procureur général de Colmar note que la « rupture » est faite :

« Jusqu’ici l’aristocratie financière, industrielle et protestante avait entraîné dans son opposition républicaine la population ouvrière et catholique qui travaille dans les usines. […] La rupture s’est faite. Les ouvriers ont voté contre la cause des patrons et, à la surprise générale, le plébiscite a eu la majorité dans cette grande ville de Mulhouse qui avait refusé son suffrage à l’Empereur au lendemain du 2 décembre. Cette majorité est l’œuvre exclusive des ouvriers. C’est un acte d’émancipation politique en même temps qu’un symptôme nouveau et grave d’hostilité contre les chefs d’entreprise. Les conséquences n’ont pas tardé à se produire. Je ne doute pas que ce mouvement d’opinion dans les masses ouvrières ne soit le point de départ de la récente agitation gréviste ». ( Cité dans le livre p.217)

J’ajoute quant à moi un autre texte du début de cette même année 1870. Et je présenterai la suite de manière un peu différente comme j’avais tenté de le faire pour le théâtre afin de mettre en évidence ce moment d’emballement de l’histoire. Eugène Weiss, ouvrier imprimeur et internationaliste mulhousien de la Fédération jurassienne, écrit à Eugène Varlin pour lui demander les statuts de l’Internationale. Comme j’ai enfin trouvé cette missive dans son intégralité, je vous en fais profiter. Elle est citée dans les actes d’accusation du troisième procès de l’Internationale qui s’est ouvert devant le Tribunal correctionnel de Paris, le 22 juin. Celui-ci prononcera la dissolution de l’association. Je retranscris le texte tel qu’il y figure.

Mulhouse, le 6 mars 1870

«Citoyens,

Au commencement de février, j’avais déjà écrit une lettre pour vous prier d’avoir la bonté de m’envoyer les statuts et règlements de l’association des ouvriers de l’Internationale ; mais au moment de la mettre à la poste, j’ai lu dans la Marseillaise votre arrestation. Enfin vous voilà relâché et je vous fais de nouveau la même demande.
La situation de l’ouvrier à Mulhouse est loin d’être brillante. Nous avons des fabricants, des tyrans de la pire espèce, et, malgré toutes les injustices commises tous les jours, l’ouvrier ne sait trouver le remède de tous les maux.
Depuis près d’un an, chaque semaine une fois, je réunis chez moi une vingtaine de mes confrères des divers établissements de la ville, imprimeurs, mécaniciens, fileurs, etc., pour parler un peu politique. Mercredi prochain, nous nous réunissons pour ouvrir une souscription pour nos frères du Creusot [où se déroulent des grèves très dures de 10 jours en janvier et de 23 jours en mars 1870] ; la semaine prochaine, j’espère avoir les statuts demandés, et nous verrons ce que nous pourrons faire ici : fonder des chambres syndicales, etc.
Nous avons beaucoup de difficultés, mais le courage ne nous fera jamais défaut ; avec le temps et la persévérance on viendra à bout.
Parler du choléra ici n’effrayerait pas tant MM. les capitalistes que si l’on parle de l’Internationale. Naturellement c’est bien clair ; jusqu’à aujourd’hui ils ont régné en maîtres (système Schneider et Cie), et ils tiennent autant à leur toute puissance que notre bien-aimé Empereur, et on voudrait leur faire opposition ? Mais bigre ! On ne souffrirait pas cela. A la porte ! Avec ces charognes, les amis de l’ordre continuerons à travailler et à nous faire gagner des millions.
Quand même je n’ai pas à me plaindre de mes patrons, au contraire ( je suis imprimeur au rouleau chez les frères Koechlin) je ne peux pas voir comme dans des autres établissements on traite l’ouvrier, pour cela donc, j’ai formé le plan de commencer la campagne contre l’injustice et le capital, avec l’espoir, cher citoyen, comme nous sommes bien ignorant ici, que vous nous aiderez de vos conseils au besoin.
Vous ne pouvez pas vous imaginer quelles précautions il faut prendre pour gagner l’ouvrier ; on est si peureux ; la confiance manque partout parce que dans tous les coins on croit apercevoir un mouchard. N’importe, nous agirons en secret jusqu’avec certaine solidarité sera établie et quand même nous viendrons au but.
Beaucoup de personnes étaient encore bien surprise quand, le 24 février, nous avons pu réunir une soixantaine de citoyens pour un banquer commémoratif qu’on nous a pas arrêtés.
Enfin, je ne veux pas vous fatiguer avec mon bavardage ; je vous prierai encore une fois de m’envoyer les statuts demandés et plus tard je vous rendrai compte de mes efforts.
Je vous remercie à l’avance de vos peines
Salut et fraternité.

Eugène Weiss,
Rue du Bourg, n°3, à Mulhouse (Haut-Rhin)».

(Troisième procès de l’association internationale des travailleurs à Paris. Armand Le Chevalier, éditeur. Juillet 1870. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.)

Il est intéressant de relever cet embryon, à Mulhouse, d’un internationalisme anti-autoritaire ce que ne sera pas la social-démocratie allemande. L’histoire est aussi celle des potentialités étouffées. Eugène Weiss sera licencié de chez les frères Koechlin en 1875. Semble-t-il pour avoir oeuvrer pour la candidature de Wilhelm Liebknecht à Mulhouse

Je complète avec les grandes grèves – du 6 au 15 juillet 1870 – qui s’étendent aux vallées vosgiennes voire dans tout le Haut-Rhin. Grève générale ? En tous les cas d’une « dimension exceptionnelle » (dixit R. Oberlé). Centrée sur la réduction du temps de travail et les salaires, elles « résument des années de grève, avortées et réprimées » ( R. Oberlé : Histoire de Mulhouse des origines à nos jours. p. 232)

Le 9 juillet 1870 le préfet du Haut-Rhin fait afficher un appel au calme aux habitants de Mulhouse

« L’ordre a été violemment troublé dans votre ville. Des usines ont été envahies ; des ouvriers voulant travailler ont été arrachés de leurs métiers et empêchés de gagner le pain de leurs familles ».

Le vendredi 15 juillet, Ernest Meininger, historien précoce – il avait 18 ans – écrit dans son journal :

« La grève est à peu près terminée ici. Les ouvriers ont compris que le moment était mal choisi pour eux de rester sans travail, maintenant que cela va se gâter en politique et que nous allons avoir sans doute la guerre avec la Prusse ».

Le 19 juillet 1870, l’Empire français déclare la guerre au Royaume de Prusse. Très vite, les armées françaises sont défaites : en Alsace, à Wissembourg et Frœschwiller, et plus tard à Strasbourg, et en Moselle à Gravelotte… Le 2 septembre 1870 après la défaite de Sedan, l’Empire est renversé. La France rend les armes le 28 janvier 1871. Le Deutsches Reich est proclamé à Versailles le 26 février, et la signature, le 10 mai du Traité de Francfort, consacre des cessions de territoires : l’Alsace sauf Belfort (qui faisait alors partie du Haut-Rhin) et la Moselle sont cédées à l’Allemagne. C’est la première annexion légale puisque votée par l’Assemblée Nationale française réunie à Bordeaux, malgré les vives protestations des députés alsaciens et mosellans.

Du 18 mars 1871 et pendant 2 mois et 10 jours jusqu’à son écrasement au cours de la Semaine sanglante du 21 au 28 mai, c’est la Commune de Paris, absente du livre. Pourtant, quelques 200 Alsaciens -Lorrains y participeront. Des Mulhousiens aussi, parmi lesquels Charles Keller

Charles Keller, dit Jacques Turbin, né à Mulhouse le 30 avril 1843, fut ingénieur civil, directeur de la filature Koechlin de Willer. Il fit partie de la minorité bakouninienne qui créa l’Alliance internationale de la démocratie socialiste, branche de l’Association internationale des travailleurs. Après la chute de la Commune, Keller s’établit à Mulhouse, puis à Bâle. Il fut aussi poète parnassien. Il écrivait en français. Après l’amnistie, on le trouve à Belfort, puis à Nancy, où il fonde l’Université populaire. L’émancipation par les savoirs. Keller est l’auteur de « La Jurassienne », mise en musique par James Guillaume. Ce dernier passera par Mulhouse pour rencontrer Eugène Weiss. Voici le refrain de la Jurassienne

Nègre de l’usine,
Forçat de la mine,
Ilote du champ,
Lève-toi peuple puissant ;
Ouvrier, prends la machine !
Prends la terre, paysan !
Ouvrier, prends la machine !
Prends la terre, paysan !

S’il y a une rue Adolphe Thiers à Mulhouse, il n’y a pas de rue Charles Keller. Il y est totalement ignoré.

En juin 1871, les deux départements d’Alsace et de Moselle deviennent le Reichsland Elsaß Lothringen. Le traité de Francfort contenait pour les Alsaciens-Mosellans la possibilité d’opter pour la nationalité française mais la limitait en même temps au fait que la nationalité était liée au lieu de résidence. Celles et ceux qui souhaitaient conserver la nationalité française devaient dès lors émigrer. Près de 160 000 personnes y résidant optent pour la nationalité française. Quelque 50 000 d’entre eux quittent le territoire.

« Environ 6000 Mulhousiens, soit 10 % de la population totale, quittent la ville, qui fournit à elle seule 5 % du total des exilés. Un tel chiffre montre, qu’au delà de la diversité des motivations, le choix de l’exil n’a pas été effectué seulement par la bourgeoisie d’affaires francophile ». (p.221)

L’« hémorragie démographique » est compensée par l’arrivée d’Altdeutschen, de vieux-allemands. On nomme ainsi les natifs de différentes régions du Reich allemand en majorité badois et prussiens qui se sont installés en Alsace-Moselle après l’annexion. A Mulhouse, ils formeront plus de 20 % de la population. Les industriels mulhousiens, dont les produits avaient ciblé le marché français, s’adaptent à la nouvelle donne.

  A Mulhouse même, les entrepreneurs mulhousiens sont amenés à élaborer des solutions d’adaptation qui, loin d’être des pis-aller, se révèlent souvent des outils structurels de développement et de croissance. L’évolution générale de l’Europe industrielle vers le capitalisme financier est particulièrement forte en Alsace. La mutation prend deux formes, le développement des banques et autres maisons de commerce, et la transformation de nombreuses entreprises en sociétés anonymes.» (p.225)

Les Mulhousiens participent activement à la création d’un réseau de grandes banques régionales en position d’intermédiaires financiers entre la France et l’Allemagne, « position d’entre-deux » qui caractérise l’histoire de la ville. Les entreprises familiales s’étiolent. En 1904, l’industrie textile est concentrée en 19 sociétés anonymes.

« S’ouvre une nouvelle ère où le pouvoir de décision commence à échapper aux familles fondatrices ». (p.230)

Puis vient la fée électricité. Quelques éléments d’innovations techniques sont signalés dont le premier tramway électrique en 1894, la filature de la laine peignée. Le télégraphe est déjà là et bientôt le téléphone dont le premier réseau est inauguré en 1881. On assiste à l’industrialisation des procédés photographiques, à la « transformation structurelle de l’industrie chimique », au développement de grandes entreprises commerciales

Mulhouse dans le Reichsland Elsaß-Lothringen

« L’insertion de Mulhouse dans une nation allemande nouvellement unifiée et, par ailleurs, en plein développement démographique et économique, imprime une tonalité particulière aux mutations économiques et sociales que connaît la ville durant cette période. Si les difficultés d’adaptation à la nouvelle donne nationale sont réelles, elles n’empêchent pas que Mulhouse participe pleinement à la dynamique économique allemande. Les transformations de la société urbaine sont, elles aussi, majeures en particulier l’amélioration du niveau de vie des classes populaires et le développement des classes moyennes . » (p.236)

A propos de l’annexion de l’Alsace au Reich allemand en construction, Marie-Claire Vitoux affirme qu’« il est rare de trouver en histoire une telle situation de tabula rasa ». Elle met « définitivement » fin à la relative autonomie gestionnaire de la ville. Il s’y forme un singulier creuset dans lequel se mélangent questions nationales, religieuses et sociales. Dès le début des années 1870, le chancelier de fer, Otto von Bismarck lance le Kulturkampf de la Prusse luthérienne contre le catholicisme et notamment sa formation politique le Zentrum. Il fournit ainsi l’occasion au catholicisme local de se former en opposition religieuse et politique militantes. Comme cela a déjà été évoqué le patronat mulhousien à quelques exceptions près est protestant et la grande masse des ouvriers catholiques. En même temps, l’on a assisté à l’émergence et la transformation « d’un monde ouvrier éclaté dans ses expériences diverses en une classe ouvrière consciente de ses intérêts propres ». Bismarck mène par ailleurs une politique résolument anti-socialiste maniant le bâton de la répression et la carotte d’avancées sociales. Dans ce contexte très nouveau, « l’élite sociale protestante perd son emprise sur la vie politique locale ». Dans le même temps, elle est confrontée à l’interventionnisme de l’État allemand qu’elle tente de limiter, au clergé catholique militant et à une « classe ouvrière de plus en plus autonome » qui « découvre le mouvement internationaliste par l’entremise d’un parti social démocrate [SPD], fondé en 1875 et extrêmement bien structuré. » Il faudra cependant attendre 1890 pour voir un mouvement syndical s’organiser. En 1898, Auguste Wicky, « formé à l’école des cadres du SPD à Berlin » et futur Maire de Mulhouse après la guerre, dirige une organisation syndicale mulhousienne forte de près de 7000 ouvriers. Il y aura ensuite la création d’un parti social-démocrate d’Alsace. Les Mulhousiens enverront un député socialiste (avec voix consultative) au Reichstag en 1890, Karl Hickel. Cette même année connaîtra une grande grève qui « constitue un tournant » écrit l’historienne dans la mesure où il n’y aura plus d’année sans grève jusqu’en 1914.

Le jeu politique change avec des recompositions, bien décrites mais pas faciles à résumer, entre alliances, conflits et processus de clarification tant chez les libéraux, que chez les catholiques et les socialistes. On notera la candidature à Mulhouse de l’un des fondateurs du parti social-démocrate allemand, Wilhelm Liebknecht, en 1874. Il sera battu par l’alliance des libéraux et du parti catholique.

Une nouvelle fois, le visage de la ville change. Mulhouse se couvre désormais d’églises catholiques. « Après le rattachement à l’Allemagne, les classes populaires deviennent des acteurs autonomes de la vie culturelle mulhousienne ». A l’aide d’un tissus associatif « solide » marqué par la rivalité entre socialistes et catholiques. La musique, le chant, le théâtre dialectal connaissent « un âge d’or ». On a dénombré pas moins de 68 sociétés chorales et instrumentales. La pratique sportive populaire se développe également notamment la gymnastique. Il y a dans le livre quelques pages intéressantes sur la vie culturelle mulhousienne. Je n’en retiens ici que quelques aspects.

« La culture germanique de l’Alsace qui, durant tout le XIXè siècle français avait prospéré comme un évidence non problématique, se combine avec le refus ou à tout le moins les réticences premières vis à vis d’une appartenance nationale imposée pour créer pour la première fois dans l’histoire de la province une identité régionale forte. Enfin, même si Mulhouse participe pleinement à cette nouvelle identité régionale, ses particularités sociales et confessionnelles provoquent l’émergence d’un identité urbaine spécifique au regard du reste de la province. » (p.253-54)

Mais ce qui était une « évidence non problématique » pour la population alsacienne, l’était-elle pour le gouvernement français, à l’époque de l’Alsace française ? Et jusqu’à aujourd’hui ? Par ailleurs, et l’autrice le souligne, la Société industrielle « reste le bras armé » d’une « culture française élitiste ». C’est encore vrai. A l’exception de la musique. « 104 représentations d’œuvres de Richard Wagner sont ainsi données en allemand entre 1902 et 1914 ».

« L’élite sociale mulhousienne fabrique donc une identité collective complexe, faite d’une citoyenneté allemande exercée à chaque élection et d’un attachement sentimental exclusif [pour « l’élite »] à la France. La situation est encore plus complexe pour les classes populaires qui sont dialectophones et qui, d’autre part bénéficient, grâce aux lois bismarckiennes, de droits sociaux et politiques nouveaux [successivement création d’assurances, maladie, accident et invalidité-retraite]. Elles ne s’alignent pas pour autant sur la culture allemande mais développent une riche culture dialectale. »

Cette dernière ne peut se développer sans l’autre. Non adossée à la culture allemande, dont elle fait historiquement partie, la culture dialectale se meurt. Nous y sommes.

Le processus d’intégration au Reich est brutalement stoppé par la Première guerre mondiale. J’ajoute qu’ avant son déclenchement, il y a eu des meetings pacifistes à Mulhouse, les 13 et 30 mars 1913. L’Alsace ne voulait pas être l’enjeu d’une guerre. (Cf Gérald Sawicki : Appels et manifestations en faveur de la paix: la contribution des Alsaciens-Lorrains en 1913 )

L’Allemagne avait proclamé le 31 juillet 1914 le Kriegsgefahrzustand et le lendemain, 1er août, la Mobilmachung. En même temps, l’Allemagne déclare le guerre à la Russie. La France ordonne la mobilisation générale, le 2 août. Le 3 août, l’Allemagne déclare la guerre à la France.

Les jeunes alsaciens en âge de le faire effectuaient déjà leur service militaire dans l’armée allemande. Ainsi pour Nathan Katz à partir de septembre 1913 à Freiburg/Breisgau ou pour Dominique Richert le 16 octobre 1913. Il sera lui stationné à Mulhouse. Il participera aux combats de Mulhouse du 9 au 12 août 1914 côté allemand alors que son village dans le Sundgau est occupé par les Français

Dans ses Cahiers d’un survivant, il décrit la situation chaotique qui règne dans l’armée allemande qui semble tourner en rond autour de Mulhouse jusqu’à tirer sur ses propres soldats: « Les balles allemandes nous avaient causé plus de pertes que les françaises.

« Le lendemain matin, nous nous sommes mis en marche vers l’Île-Napoléon; partout on voyait des morts, français ici, allemands là ; une vision horrible. Nous avons progressé jusqu’à Sausheim, avons fait demi-tour, revenant en sens inverse jusqu’à Habsheim, puis Zimmersheim et, après une courte pause, Mulhouse, où nous avons pénétré vers dix heures du soir, au son de la musique du régiment. Les habitants se comportèrent tranquillement ; mais il me semblait lire sur de nombreux visages que notre retour n’était pas très désiré ».

(Dominique Richert : Cahiers d’un survivant. Un soldat dans l’Europe en guerre. 1914-1918. Traduit de l’Allemand par Marc Schublin. La Nuée bleue. Strasbourg 1989. pp. 17-18)

L’armée allemande ne cherchait pas à porter la guerre en Alsace préférant passer par la Belgique. C’est le général Joffre qui voulait ouvrir un front dans la région. L’offensive est déclenchée le 6 août et l’armée française entre le 8 à Mulhouse évacuée par les Allemands. Qui y reviennent avant d’y être chassés à nouveau. Jusqu’à ce que rapidement la ville cesse d’être un enjeu militaire. Elle sera néanmoins « directement sous autorité militaire allemande » Même si la guerre n’est jamais bien loin, la ville connaîtra peu de bombardements. Outre que ses fils meurent à la guerre, la ville endurera à partir de 1916 de sévères privations. Quand ils ne sont pas au front ou « transférés autoritairement dans les entreprises allemandes, en application de la loi de décembre 1916 sur le travail obligatoire des hommes de 17 à 60 ans », les ouvriers privés de travail par le démantèlement des entreprises mulhousiennes sont en sous emploi chronique ou au chômage.

« les autorités allemandes n’ont pas utilisé les capacités des entreprises mulhousiennes mais elles se sont employées à les détruire ».

Je rejoins la conclusion de Marie-Claire Vitoux sur la manière dont, dès « la parade pour la victoire » de 1918, a été

« organisée dans l’inconscient collectif l’amnésie du demi-siècle où la ville fut allemande »

J’en ai parlé dans mon hommage à mes grands-pères soldats du « kézère ». L’un de mes grands-pères aurait participé à un Conseil d’ouvriers et de soldats non à Mulhouse mais je ne sais où. La question est rapidement effleurée pour la ville mais ne semble pas bien documentée. Il s’agit de conseils (Räte) et non de « soviets ». J’ai aussi évoqué cette question dans Petite leçon d’histoire de l’Alsace dédiée à Mme Michèle Lutz, Maire de Mulhouse pour que l’on cesse enfin de déguiser les grands-mères alsaciennes en veuves de poilus,

Cette amnésie du demi-siècle allemand entraînera d’autres amnésies plus générales sur l’histoire de l’Alsace.

1917, c’est aussi Révolution d’octobre en Russie. Aux USA, la même année Edward Bernays, neveu de Freud invente le marketing. Son premier travail sera de mettre sur pied « un arsenal mental, une machinerie destinée à retourner l’opinion publique américaine et à accompagner l’effort de guerre » après l’intervention en Europe des Etats-Unis. Il s’y met en place une nouvelle organisation du « travail », le taylorisme, qui a tant fasciné Lénine, et le fordisme. En route vers le capitalisme consumériste.
Il y aurait encore beaucoup de choses à dire sur les transformations, dans la période étudiée, des rapports à la biosphère, au cosmos. Au 19ème siècle, avec Charles Darwin, les formes de vie acquièrent une histoire, avec Karl Marx, les sciences s’industrialisent, le cadre scientifique se modifie avec la thermodynamique et l’entropie. On peut se référer à ceci.

Comme on le constate l’histoire de Mulhouse commence à se rapprocher des mémoires familiales des Mulhousiens. Ce sera de plus en plus le cas dans la dernière partie du livre que je traiterai la prochaine fois.

A suivre : Partie 5. Marie-Claire Vitoux : Effondrements et reconversion [1918-2010]

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Autorité, autoritarisme

 

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Pour 2024

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

„Das Vergangene ist nicht tot ; es ist nicht einmal vergangen. Wir trennen es von uns ab und stellen uns fremd“.

Christa Wolf : Kindheitsmuster

« Le passé n’est pas mort ; il n’est même pas passé. Nous le retranchons de nous et faisons mine d’être étrangers ».

Christa Wolf : Trame d’enfance

Cet incipit du roman de Christa Wolf, via William Faulkner pour la première phrase, nous servira d’exergue pour l’année à venir.

Merci à celles et ceux qui ont suivi le SauteRhin et qui continueront à le faire.

En espérant que certaines contributions vous auront intéressées, vous avez pu lire en 2023 :

Meilleurs vœux pour 2023. Petit voyage (en train) avec la grammaire allemande

Hölderlin : « Communismus der Geister / Communisme des esprits »

Wohin geht’s ? / C’est où qu’on va ? Sur l’œuvre picturale de Jürgen Holtz

Denis Guenoun et l’Alsace

Max Weber et le spectre du religieux dans l’armure du capitalisme

Zur Genese der Dummheit / Genèse de la bêtise par Theodor Adorno et Max Horkheimer

Du « désenchantement du monde » au règne de la bêtise…systémique

D’Ingo Schulze : Die rechtschaffenen Mörder / De braves et honnêtes meurtriers

Maryanne Wolf : Pharmacie du cerveau lecteur

 

« Nouvelle histoire de Mulhouse » (1) : Un fil rouge, en prologue

« Nouvelle histoire de Mulhouse » (2) Émergence d’une entité urbaine

« Nouvelle histoire de Mulhouse » (3) : Installation de la Réforme

« Nouvelle histoire de Mulhouse » (4) Mulhouse, ville « souisse »

 

 

 

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« Nouvelle histoire de Mulhouse » (4)
Mulhouse, ville « souisse »

Partie 3 : Mulhouse, ville « souisse » (Montaigne). Bernard Jacqué : Le XVIIè siècle mulhousien, Mulhouse au XVIIIè siècle : un siècle helvétique. Mulhouse se réunit à la France

Après un prologue et deux parties traitant l’une l’émergence d’une entité urbaine, l’autre de l’installation de la Réforme, nous abordons les XVIIè et XVIIIè siècles de la Nouvelle histoire de Mulhouse. Pages rédigées par Bernard Jacqué.

Extrait du livre (p.144), un cliché du vitrail du Plan Merian de 1642. En 1666, les bourgmestres commandent pour la salle du Conseil un vitrail reproduisant le plan du graveur bâlois Matthäus Merian, auteur de la Topographia Germaniae. Le vitrail y ajoute la couleur verte de la végétation. (Louis Schoenhaupt chromolithographie. Ehrsam Nicolas, Livre d’or de la ville de Mulhouse. 1883 Cliché L. Pinero)

Des focales sur certains détails répertoriés sur le plan lui-même révèlent quelques techniques hydrauliques (p. 145). Le livre les met en évidence. J’en retiens deux :

Le plan Merian permet de remarquer encore, précise Bernard Jacqué, qu’il existait

« une réserve foncière que les manufactures et leurs ouvriers sauront utiliser au XVIIIè siècle quand les capitaux accumulés au XVIIè siècle engendreront l’essor de l’indiennage ».

Mais reprenons depuis le début. Nous avons déjà vu que Mulhouse s’est alliée aux cantons suisses en 1515 pour échapper à la contrainte des Habsbourg, que les cantons catholiques rompent cette alliance en 1588. Les cantons protestants mettent alors la ville sous tutelle, intervenant dans sa défense, ses finances et sa vie religieuse. C’est ce qui fera dire à Montaigne lors de son passage dans la cité qu’elle « est une belle petite ville de Souisse, du quanton de Bâle ». Lorsque, en 1597, l’Empereur Rodolphe exige le retour définitif de Mulhouse dans le giron impérial, c’est le roi de France, Henri IV, qui fait cesser cette revendication qui reviendra cependant régulièrement.

« L’édit impérial [Ferdinand II] de restitution du 6 mars 1629, qui ordonne le retour aux catholiques des biens sécularisés à la suite de la Réforme après la paix d’Augsbourg de 1555 [entre princes catholiques et luthériens], entraîne la crise la plus violente de la période : l’empereur en fait transmettre la copie à Mulhouse, le 5 mai, tandis que des mouvements de troupe agitent les alentours de la ville qui craint une mainmise autrichienne. […] C’est l’action énergique de Richelieu auprès des cantons suisses et de son alliée mulhousienne qui sauve la situation : le royaume de France ne pouvait accepter une action autrichienne remettant en cause le statut d’un allié de la Confédération (janvier 1630) et donc du royaume de France » (p.136)

A la suite des traités de Westphalie (1648), «  la situation diplomatique de la ville change du tout au tout dans la mesure où les Habsbourg cèdent au roi de France leurs droits sur le Sundgau », au sud de Mulhouse. La ville fournit des mercenaires au royaume. Mais elle se heurte aussi à la politique française qui confond « volontairement souveraineté et propriété ». Louis XIV fait la guerre en Alsace et y prolongera l’état de belligérance au-delà de la Guerre de Trente ans qui avait dévasté l’Alsace.

Comme de nombreuses seigneuries et villes, Mulhouse risquait d’être « réunie à la France ». Vauban construit des fortifications à Huningue mettant Bâle « sous le feu des canons français ». Lorsque, en plus, la Franche-Comté est annexée au royaume en 1678, La France devient un voisin bien « encombrant ».

« La ville a de bonnes raisons de craindre l’interventionnisme français en particulier dans le domaine économique. A la différence des Habsbourg, les Bourbons interdisent le libre commerce des céréales et n’hésitent pas à défendre l’importation de grains par Mulhouse, mettant en danger une de ses activités essentielles, le commerce avec la Suisse : c’est en particulier le cas au moment de la guerre de la Ligue d’Augsbourg en 1680 pendant laquelle la ville connaît un blocus de 27 mois. Par la suite, le gouvernement français continuera à contrôler strictement les entrées de céréales en ville » (p 136-37)

Il s’agit probablement d’une faute de frappe, mais il me semble que « La guerre de la Ligue d’Augsbourg », encore appelée Guerre de neuf ans, se situe entre 1688 et 1697. Elle opposa Louis XIV, qui voulait coloniser définitivement l’Alsace, à une coalition de princes européens. Le roi de France avait par ailleurs, en 1685, révoqué l’Édit de Nantes. A mettre en désordre la chronologie de l’histoire « ancienne », on perd un peu le fil. Je n’en suis pas moins celui de l’auteur qui rappelle que le XVIIè siècle a été en Alsace un siècle de guerre « quasi permanente ». La soldatesque mercenaire employée pour cela y compris par l’armée, régulière elle, des Suédois n’avait que peu de considération pour la religion. D’où leur détestation par les populations protestantes qui avaient pourtant accueilli favorablement ceux qu’elles considéraient comme leurs coreligionnaires.

La plus meurtrière a été celle que l’on appelle Schwedenkrieg, la guerre des Suédois (1632-1639). Avec la complicité du Roi de France, ils ont notamment occupé le sud de la région y provoquant des soulèvements paysans qui ont laissé des traces dans les mémoires et dans la poésie dialectale chez Nathan Katz et Émile Storck.

A chaque épisode guerrier, Mulhouse voit affluer des réfugiés, plutôt catholiques d’ailleurs, et des soldats venus se débarrasser de leur butin.

Bref, ces guerres ont permis à la ville, appuyée sur la neutralité suisse, de bénéficier d’une accumulation primitive de capital qui sera l’une des sources du devenir Manchester de Mulhouse. L’argent n’est pas le seul élément, il en faudra d’autres. Alors que dans son ensemble la population alsacienne a été décimée, perdant entre un et deux tiers de ses habitants, la population mulhousienne, elle, s’accroît.

« L’apport est surtout suisse : les Confédérés viennent s’installer lorsqu’arrivent les Suédois, puis surtout au lendemain de la guerre, lorsque les XIII cantons connaissent une crise économique en 1650 avec la fin du conflit et, en 1653, des jacqueries. Pour l’essentiel, il s’agit d’artisans ruraux, venus surtout des cantons de Berne, Zurich et Bâle, Mulhouse étant incapable, par manque de terre, d’accueillir de nouveaux paysans » (p.141)

Bref, au moment où s’ouvre une période de paix, Mulhouse vit dans l’aisance. Elle remboursera ses dettes. La ville a bien profité des conflits. Le greffier syndic de la cité, Jacob Henric-Petri, peut ainsi écrire en 1636 :

« C’est une bénédiction céleste, un véritable miracle, qu’entourés d’un pays dépeuplé et ruiné, nous jouissions d’une prospérité merveilleuse (herrliche Wohlstand). Nos réserves […] sont immenses […] les capitaux affluent, nous en sommes comblés, même saturés. »
(cité par Bernard Jacqué. p. 142)

Mulhouse, nous l’avons vu, a été réformée d’en haut par l’autorité oligarchique qui dirigeait la ville et qui se transforme en père la rigueur. Cela se traduit par un contrôle de la vie sexuelle et de l’habillement, la condamnation de l’adultère, l’obligation d’assister aux cultes avec la fermeture des bistrots aux heures où ils se tiennent, l’interdiction du théâtre, de la danse, des jeux. Un tel corsetage des corps et des mœurs ne demandait qu’à être transgressé. Il ne faisait pas bon s’afficher catholique ni même luthérien. Contrairement à ce qui est affirmé, je ne vois pas ce qui forçait le synode à de telles mesures rigoristes. Une explication est effleurée sans être développée : la croyance que les multiples fléaux que les humains subissaient étaient la conséquences de leurs péchés. C’est aussi ce que pensait Augustin Güntzer dont je parlerai plus loin. J’ajoute que la doctrine zwinglienne ou calviniste ne va pas de soi pour les individus privés de toutes les formes magiques de recherche du salut comme le note Max Weber quand il parle de ce « désenchantement du monde » (Entzauberung der Welt) produit par l’ascétisme protestant. Qui est aussi un processus de rationalisation. Avec un pouvoir qui confond politique et religion. Cela finit d’ailleurs par de nombreuses condamnations de « sorcières ».

En 1688, un médecin de Mulhouse, Johannes Hofer, décrivit pour la première fois dans une dissertation bâloise un mal longtemps connu comme mal helvétique parce qu’il frappait beaucoup les soldats suisses en service mercenaire. Ce mal du pays pouvait devenir si fort qu’il poussait les lansquenets à la désertion. Hofer, qui deviendra le médecin attitré de la ville avant d’en être le bourgmastre, désigna ce mal d’un mot dérivé de l’allemand Heimweh. En passant par les mots grecs νόστος (nóstos)  : le retour, et ἄλγος (álgos) : douleur, souffrance. Ce mal du retour prendra le nom de nostalgia, nostalgie.

Bernard Jacqué consacre un encadré à Johannes Hofer. Cela n’est malheureusement pas le cas – et cela m’est assez incompréhensible – pour Johann Heinrich Lambert. Il est évoqué d’une phrase comme « savant », fils d’un tailleur wallon huguenot. Certes, il n’est pas devenu un notable de la cité. Il l’a même quittée assez jeune pour quasiment ne plus y revenir. Je vais tenter d’en parler à la place de l’auteur.

Johann Heinrich Lambert

Je rappellerai d’abord qu’une colonne lui a été dédiée dans et par la ville, la colonne Lambert à proximité du temple Saint-Etienne. Le monument souligne que Lambert était autodidacte.

La colonne a été érigée pour le centenaire de sa naissance près de sa maison natale, en 1828. Il fait donc tout de même un peu partie de l’histoire de la ville, non ? Un lycée mulhousien porte son nom. Lambert, qualifié par Johann Gottfried Herder de « Leibnitz de notre temps », est né en 1728 à Mulhouse. Dès l’âge de douze ans, il est mis au travail d’abord, grâce à sa belle écriture, comme copiste municipal. Ensuite il travaillera aux forges de Seppois. Ce sera sa première expérience en pyrométrie, une science du feu et de la chaleur qu’il développera. Il formera ainsi l’un des jalons vers la thermodynamique. A 18 ans, il quitte définitivement Mulhouse. Après un temps de préceptorat en Suisse, il finit membre de l’Académie des sciences de Berlin au temps de l’Aufklärung. Je rappelle qu’on y parlait le français. Il écrit aussi bien en français qu’en allemand. Mathématicien (la fonction W de Lambert, l’équation de survie, la projection conique, l’irrationalité de π…), astronome (écrits sur les comètes, un cratère de la Lune et un astéroïde portent son nom), physicien (loi de Lambert en photométrie…)… . Sans oublier le philosophe en correspondance avec Immanuel Kant qui avait envisagé de dédier à Lambert sa Critique de la raison pure. Celle-ci paraîtra après la mort de ce dernier en 1777. Ses cendres reposent au cimetière huguenot de Berlin. Philosophe, il discute d’épistémologie, de phénoménologie, disserte sur le statut de la vérité, sur le sublime qui toujours finit par se dégrader, écrit-il. Johann Heinrich Lambert s’est intéressé aussi aux Belles Lettres et à l’Histoire. A ce propos, je ne résiste pas au plaisir de transmettre aux historiennes et historien de la Nouvelle histoire de Mulhouse, cet extrait de son discours de réception à l’Académie des sciences de Berlin :

« L’histoire nous offre des faits et des phénomènes des temps précédents ; et en la prenant dans sa véritable étendue, l’histoire naturelle en fait une grande partie. Qui nous fournira les données, pour apprendre à connaître les lois qui s’observent dans la succession des causes et des effets, et pour les prévoir ? C’est à l’histoire à nous tenir registre de ce qui s’est passé, afin de pouvoir le comparer avec le présent, et en déduire les lois pour l’avenir. Remarquons encore, que réciproquement l’histoire elle-même ne saurait mettre ses registres en ordre, et fixer ses époques que d’après les grandes révolutions que la physique céleste lui offre dans le mouvement des astres, et dont elle caractérise et calcule les moments ».

(J.H. Lambert : Discours de réception à l’académie des sciences de Berlin. 1765. in Les Cahiers philosophiques de Strasbourg 44 / Johann Heinrich Lambert. Presses universitaires de Strasbourg. 2018. p 155)

Et puisque Lambert nous y invite, regardons un instant vers le ciel. Je ne parlerai pas de celui que le savant a étudié en son temps, avec la spectaculaire comète à six queues de 1744, qui l’éveilla au phénomène, à l’âge de 15 ans, et le retour de la Comète de Halley, en 1759. Je veux évoquer celle, qu’au cours du siècle de la Guerre de Trente ans, a vue, en 1618, Augustin Güntzer, potier d’étain alsacien et calviniste, au cours de son tour de compagnonnage. Non seulement il l’a vue mais dessinée, vécue et interprétée, selon sa foi calviniste, comme un signe de châtiment divin.

La comète de 1618 menaçant le sud de l’Allemagne. Dessin à la plume dans : Augustin Güntzer, Kleines Biechlin… [Autobiographie], manuscrit, Bibliothèque universitaire de Bâle, HV, 165.

« EN L’AN 1618, LE SEIGNEUR DIEU, FIT APPARAÎTRE AU FIRMAMENT CETTE COMÈTE, SIGNE DE CHÂTIMENT, QUI PARCOURUT LE CIEL DE TOUT LE PAYS ALLEMAND DU SAINT EMPIRE. SEIGNEUR, AIDE-NOUS. »

(Texte placé sous le dessin) :

« Ah! Seigneur, Dieu, je ne peux m’imaginer autre chose que cela: en nous montrant cette comète et ses verges, ton dessein est de châtier les habitants de l’Allemagne. Punis-nous avec mesure et non dans ta colère. Seigneur, accorde-nous ta grâce et ne nous fais pas tomber entre les mains des hommes, car ta miséricorde est immense. Seigneur, tes verges sont aussi pour moi, car je suis un grand pécheur. Seigneur, si cela se peut, donne-moi ton saint Esprit, afin que j’améliore ma vie. Ah! Seigneur, aide-nous et ne nous laisse pas périr, par la volonté de ton Fils, le Christ. Amen.
SEIGNEUR, MON ÂME T’APPARTIENT EN TOUT TEMPS ».

(Texte figurant au recto du dessin) :

« J’ai vu cette comète tous les matins à 5 heures pendant une heure, à Schwaz dans le Tyrol, et ce, quinze jours d’affilée, en décembre avant la Noël de l’an 1618. Que le Seigneur, notre Dieu, nous accorde sa grâce, car il montre aux hommes que de grands châtiments et malheurs puniront les hommes du pays allemand à cause de leurs péchés ».

(Güntzer, Augustin, (2010) : L’histoire de toute ma vie. Autobiographie d’un potier d’étain calviniste du XVIIè siècle. Traduction : Monique Debus Kehr. Honoré Champion Paris.)

Augustin Güntzer est né à Obernai en 1596. Il a donc 22 ans quand il «  croise «  la comète. Il se trouve alors au Tyrol dans le cadre de son Tour de compagnonnage entamé en 1615. Il dessine la chevelure et la queue de la comète en s’efforçant de produire l’impression qu’elle est visible dans un vaste espace. Ce qui fut effectivement le cas. Les trois comètes de 1618 sont les premières à avoir été observées à l’aide de la lunette astronomique notamment par Kepler. La défenestration de Prague qui marque le début de la Guerre de Trente ans a eu lieu la même année, le 23 mai 1618. Ces éléments font partie d’un texte à venir qui s’intitulera : L’écriture de soi sous la comète au 17ème siècle en Alsace. J’ai évoqué la figure d’A. Güntzer sous un autre angle, celui de la rencontre avec l’autre de la religion, dans un livre dirigé par Dominique Rosenblatt et Gérard Schaffhauser : Frontières et hospitalité / Questions alsaciennes, édité par l’association Stockbrunna.

« Ploutocratie autoritaire »

Retour au livre qui nous occupe. Nous passons, toujours avec Bernard Jacqué, au siècle où Mulhouse vit selon l’auteur « un siècle helvétique ». Il en a été peu question jusqu’à présent dans l’historiographie de la cité. Les liens de la ville avec la Suisse sont moins tenus qu’il n’y paraît. Cela se traduit sur la plan de la langue, de l’urbanisme et de l’architecture, de la formation et de l’apprentissage, de l’envoi de mercenaires à la France moyennant rétribution.

« Mais c’est sans doute dans le domaine politique que la ville rejoint le plus le modèle cantonal suisse et son évolution au cours du siècle. […] Ce système compliqué de conseils et d’assemblées qui n’a pas évolué depuis la fin du Moyen-Âge et que l’on rencontre partout dans les XIII cantons, est dominé par une étroite bourgeoisie privilégiée » (p. 158)

Ce système de caste fermé sur lui-même se retrouve dans toute la Suisse. A Mulhouse, tout nouvel arrivant est exclu de droits. Seules huit familles se partagent les privilèges du pouvoir. Mais ce système «  se révèle en crise tout au long du siècle ».

« Or les exclus du système, en fait les corporations, remettent en cause, dans toute la Confédération, un patriciat tendant sous l’influence de l’absolutisme, à la ploutocratie autoritaire [l’expression de Raymond Oberlé est reprise par Bernard Jaqué], ce qui entraîne un Bürgerlärm (une insurrection) dans la plupart des cités helvétiques, des années 1730 aux années 1760 et plus tard encore à Genève. Celui de 1739, à Mulhouse, se révèle moins sanglant que dans le reste de la Suisse. Il aboutit à quelques concessions, en particulier la publication, en 1740, des statuts de la ville qui prévoient – vœu pieu – ’qu’on veillera soigneusement à ce que les familles se répartissent les postes’ » (p. 157).

Klapperstein (Pierre des mauvaises langues)

Bernard Jaqué traite aussi de la justice peu compréhensive où l’instruction criminelle avait encore recours à la torture, où l’on pratiquait la chasse aux sorcières. On risquait la peine de mort pour un vol, par exemple, « de textiles dans une blanchisserie ». Et bien sûr du Klapperstein, la pierre des mauvaises langues ou des médisant.e.s, traduction qui me semble préférable à celle de pierre des bavard.e.s. J’imagine que, même à l’époque, on pouvait être bavard. Mais pas médisant. L’idiotikon suisse donne pour Chlapperer l’acception de diffamateur (Verleumder). On peut voir une copie du Klapperstein sur la façade ouest de l’Hôtel de ville, place de la Réunion. Ce masque de pierre tirant la langue, qui était à l’origine cadenassée, devait être porté autour du cou du ou de la condamné.e pour médisance. Il ou elle devait traverser la ville sur un âne avec ce collier de pierre de 12 kg. L’inscription le précise :

Zum klapperstein bin ich genannt, / den böszen mäulern wol bekannt/ Wer lust zu zank und hader hat / der musz mich tragen durch die stadt

On m’appelle le Klapperstein. Je suis bien connu des méchantes langues. Quiconque prend plaisir aux disputes et aux querelles me portera à travers la ville.

Contrebande d’indiennage

Le 1er juin 1746, trois jeunes bourgeois informent le Conseil qu’ils ont fondé une société pour créer « eine fabrique von Indienne », une fabrique de tissus imprimés. Venus d’Orient. (Voir ici. Et encore ). Il s’agit de Samuel Koechlin, Johann Jakob Schmalzer et Johann Heinrich Dollfus. Ils sont rejoints quelques mois plus tard par un négociant qui se porte garant de leur emprunt à la ville : Johann Jacob Feer. Si cette activité s’est développée en Suisse par les réseaux huguenots, elle est interdite en France. Cette prohibition assurera le succès de la vente par contrebande des tissus mulhousiens. Le trafic passait par la Lorraine. Les quatre apprentis industriels ne savaient cependant pas fabriquer des indiennes. Ils y suppléeront en embauchant dans le canton de Neufchätel, plus précisément à Cressier, un maître fabricant d’indiennes. Ce dernier recrute des ouvriers « sans doute en Suisse alémanique ». Brève évocation de l’importation de savoir-faire et de techniques venant de Suisse. L’histoire technique méritait là aussi d’être développée. Moins d’un an après, la production démarre et se vend en France par des voies « plus ou moins interlopes ».

Ces débuts encore modestes par comparaisons avec les grandes manufactures de Genève, Neufchâtel, Munster ou Wesserling constituent cependant la base suisse et mulhousienne de l’industrialisation qui prendra son plein essor au 19ème siècle. Mulhouse connaît une « explosion démographique » par l’arrivée « massive » d’ouvriers après 1746 et plus encore après 1770.

Conflit puis réunion avec la France

Le XVIIIème siècle est aussi celui de l’Aufklärung et les Lumières. A Mulhouse des société de lectures et de discussions se créent. On y lit, précise Raymond Oberlé, Montesquieu et l’Encyclopédie dont le but affiché était de rassembler, diffuser et partager les connaissances. Il semble que cet accueil se soit fait dans un mélange de conservatisme et d’ouverture aux idées nouvelles plutôt françaises qu’allemandes.

En 1777 encore, et pour la dernière fois, Mulhouse renouvelle avec les cantons suisses le serment d’alliance avec la France dans un contexte modifié par la concurrence de l’indiennage mulhousien avec les « puissantes » manufactures françaises développée en particuliers en Haute Alsace (hors Mulhouse) souvent par des capitaux helvétiques. Mulhouse bénéficiait alors de la libre circulation des marchandises de part et d’autre du Rhin. Lors de négociations entre le Royaume de France et la République mulhousienne, en 1785, « le gouvernement français va jusqu’à évoquer, pour la première fois, la réunion de Mulhouse à la France ». Il faudra cependant attendre janvier 1798, pour que la bourgeoisie mulhousienne réunie en conseil vote majoritairement pour la réunion à la République française. Elle sera fêtée au mois de mars 1798.

Mais avant d’en arriver là, quelques épisodes méritent d’être évoqués sans entrer dans le détail des bouleversements de l’époque pour lesquels l’ancienne histoire est plus riche. Un va et vient entre les deux s’avère des plus utiles. Les tensions entre Mulhouse et la République, qui consolide la frontière sur le Rhin, portent sur les possibilités d’exportation vers l’Allemagne et les droits de douanes.

« Le conservatisme du Magistrat fait par ailleurs de Mulhouse un petit centre contre-révolutionnaire, sans parler de la contrebande, de la spéculation sur les vivres et du trafic sur les assignats dans une ville où seul a cours le numéraire. Mais ce conservatisme n’est pas partagé par tous ; les fabricants apparaissent plus ouverts aux idées françaises […]. Finalement le coup de massue ne vient pas de Paris mais de Colmar. : le 2 novembre 1792, illégalement, le département du Haut-Rhin impose un cordon douanier de la ville, ce qui engendre un blocus économique » (p. 167)

Du côté des manufacturiers, l’intérêt de l’indépendance de la ville se dissout. Un monde nouveau s’ouvre à eux. Pour rester, avec Bernard Jacqué à l’originalité de son angle suisse, notons encore que « la vieille alliée bâloise fait elle-même sa révolution », en janvier 1798, et que 10 cantons suisses votent un peu plus tard la constitution de la République helvétique.

On aurait aimé en savoir un peu plus sur les rapports de la population mulhousienne à la Révolution française et au rattachement à la Répubique.

Les indiennes

Sans les développer, je me contenterai, pour conclure, de quelques notations personnelles presque en style télégraphique. Nous avons vu que la fabrication des indiennes supposait de nouveaux savoirs et savoir-faire. Sans parler de la fabrication des tissus, qui doivent répondre à certaines qualités, l’impression sur étoffe demande une succession de compétences :

– des dessinateurs « capables de joindre la beauté à une facile exécution ». Ils sont des intermédiaires entre les goûts du public et les possibilités techniques
– des graveurs (sur bois de poirier pour l’époque qui nous intéresse), placés entre le dessinateur et l’imprimeur,
– des imprimeurs assisté de tireurs – des enfants qui chargent les châssis de couleurs –
– des coloristes, alchimistes des « drogues », colorantes ou autres …

« Le coloriste et l’imprimeur donnent l’âme à l’impression, le teinturier la revêt du corps et le blanchisseur donne du relief au travail de l’un et de l’autre » (Jean Ryhiner)

Tout cela nécessite des machines tels que moulin à foulon, calandre ou chaudières « pour le bouillissage à garance » ou le « bain d’indigo », des outils ainsi que des tables et des planches  à imprimer, des châssis, des recettes de couleurs, des mordants … . La source d’énergie quand elle n’est pas hydraulique est humaine et animale (chevaux).

Ces éléments très succinctement rapportés sont tirés du Traité sur la fabrication et le commerce des toiles peintes de Jean Ryhiner, un manufacturier bâlois. Il a été écrit entre 1766 et 1783. Il est publié en traduction française dans le livre de Aziza Gril-Mariotte : Les indiennes / La création des toiles imprimées, des Indes aux manufactures alsaciennes (XVIIIe-XIXè siècles). Éditions SilvanaEditoriale. 2022.

Avec les indiennes, il y a besoin d’un enchaînement voire d’une coordination de savoir-faire. Mais le phénomène est plus général. Le 18ème siècle n’est pas seulement celui de la « révolution technique du textile ». Il est accompagné de bien d’autres qui « s’épaulent » (B.Gilles) les unes les autres. Ou, pour le dire avec René Passet, « Les inventions se répondent » en se livrant à un jeu de « course-poursuite ». De sorte que dans son Histoire des techniques (Encyclopédie de la Pleiade p. 721), Bertrand Gilles peut écrire que dans la dernière décennie avant la Révolution française,

« nous sommes bien dans un nouveau système technique » (C’est moi qui souligne)

Sapere aude! (Immanuel Kant)

Il n’est peut-être pas inutile non plus de dire quelques mots de l’Aufklärung et des Lumières. Je le fais rapidement.

« L’Aufklärung, les Lumières, c’est la sortie de l’homme de sa minorité, dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable, puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement, mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement?. Telle est la devise des Lumières ».

(Immanuel Kant : Qu’est-ce que les Lumières in Emmanuel Kant / Moses Mendelssohn : Qu’est-ce que les Lumières ? Révision de la traduction – commentaires – postface de Cyril Morana. Editions Mille et une nuits)

Oser devenir adulte, une définition encore bien utile aujourd’hui. Mais les Lumières ne consistent pas seulement en la Raison qui par ailleurs régresse régulièrement et doit constamment être remise en chantier. Se met en place une conception «  rationaliste et mécaniciste » du monde. La « nature » sera désormais considérée, de même que l’homme et l’Etat, comme une machine, le corps humain comme une horloge. L’Homme-machine de La Mettrie date de 1748. Avec Newton, Dieu lui-même est horloger. Si l’on ajoute à la mécanisation du vivant, le Léviathan de Thomas Hobbes qui les précède (1651), se forme

« un imaginaire normatif qui est encore largement le nôtre : celui qui se représente le gouvernement des hommes sur le modèle de la machine » (Alain Supiot : La gouvernance par les nombres. Fayard Pluriel. p.66)

La tendance est à ce que tout devienne calcul, aujourd’hui algorithme : « Le nombre est devenu le canon de l’Aufklärung. Les mêmes équations dominent la justice bourgeoise et l’échange des marchandises. », écrivent Adorno et Horkheimer dans leur Dialectik de l’Aufklärung. J’en ai parlé ici.

A suivre : Partie 4 : L’industrialisation de Mulhouse. Marie-Claire Vitoux : Mulhouse ou le devenir d’une ville-monde [1798-1918]

PS. Au moment où je terminais ce texte – je laisse toujours un peu de temps entre la rédaction et la publication -, j’apprenais la démission d’une conseillère municipale, Béatrice Fauroux-Zeller, déléguée entre autre à la promotion de l’écosystème textile à Mulhouse. Je note que parmi les raisons invoquées pour ce départ, elle dit que « le textile, qui avait connu son déclin économique dans les années 1970, subit aujourd’hui un déclin culturel qui n’est pas à la hauteur de son histoire » Elle ajoute le manque de projet sérieux pour le Musée d’impression sur étoffes, MISE qui s’est fait piller ses collections. Ceci rapporté, nous sommes invités par le quotidien régional à ne pas voir de dimension « polémique » dans cette démission. A Mulhouse, tout ce qui peut avoir une allure polémique est mal venu. Toujours encore peur du Klapperstein ? Nous ne pourrons donc pas savoir si elle a raison ou tort de parler de déclin culturel. D’ailleurs, en quoi cela nous regarde-t-il, hein ?

 

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« Nouvelle histoire de Mulhouse » (3) : Installation de la Réforme

Ordonnance sur la prédication de l’Évangile (Juillet 1523). Colloque Mulhouse-Bâle sur les 500 ans de la Réforme à Mulhouse (1523-2023). Mulhouse ville suisse et réformée (1529-1587).

Après un prologue et une première partie traitant de l’émergence d’une entité urbaine, il sera maintenant question du protestantisme mulhousien. Pour ce chapitre, je procéderai un peu différemment. Avant de présenter et commenter ce que contient le livre Nouvelle histoire de Mulhouse sur ce point, je commencerai par le document qui marque le début de la mise en place de la Réforme à Mulhouse, il y a 500 ans. J’y ajouterai quelques éléments tirés du récent colloque qui s’est tenu pour l’occasion. Il a souligné le rôle du rapport entre Mulhouse et les cantons suisses réformés. Puis je retournerai au livre proprement dit qui fait l’objet de cette série.

Ordonnance sur la prédication de l’Évangile

Mulhouse fait partie des villes d’Alsace qui ont adopté très tôt la Réforme. En témoigne cette ordonnance de juillet 1523.


Mandat zur Predigt des Evangelium*
25. bzw. 29. Juli 1523**

Wir, Burgermeister und Rate der stat Mülhusen, verkünden allen und yegklichen, geistlichen und weltlichen, unsern Burgern, Burgerin, hindersessen***, verwandten und inwonern diser unser statt, In was wirden, wesens oder stands die syenn:
Die wil ein yeder Christen mensch uß rechter christenlicher pflicht dem wort Gottes on mitte**** verbunden und darin allein siner seligkeit zu erwarten hat, Darumb er schuldig ist, alles sin leben und wesen nach der lere desselbigen worttes zu richten, Unnd so denn ettlich zytt har das liecht des wort Gottes und heyligen Evangelion Christi fürtreffenlichen erschynen, darin uns Christen die Evangelische warheit etwas clärlicher und trüwlicher dan vormals eroffnet und geprediget, deßhalb unserm seligmacher Christo Jesu (durch den uns dise gnade gegeben) billich on underlaß lobe und danck zu sagen were, So sehen wir doch, das ettlich geistliche und weltliche personen soliche verkündung unnd predigen nit allein undanckbarlich und zuwider vernemen, Sunder ouch (das erschröckenlich zu hören) die prediger und andere, so vom gotswort und heyligen Evangelio reden oder das zu hören sich flyssen unnd gern annemen wolten, verhindern, lestern
unnd schmechen, heissen die selben ketzer, schelmen, buben unnd derglychen, damit sy die ratzen****under den weissen vermischen, den gemeynen man zu verwirren und den schyn der heiligen warheit zu verduncklen understanden, das dem heilgen Evangelio zuverachtung unnd dem gemeynen volck (so nach der lere Christi zu leben begert) zu verfürung und mer zu uffrur unßer gemeynde reichen und dienen mag,
Dem allem vorzesein und die weil wir der neygung und endtlichen willens, uns ouch als Christen lüte des schuldig erkennen, ob dem wort Gottes zuhalten und die Evangelische warheit und einigkeit, so vil uns müglich, zu schützen, schirmen und zu handthaben, damit christenliche brüderliche lieb und einigkeit under den unsern geöffnet und gepflantzt werde, So haben wir wolbedachtlich und einhellig erkent und wellend, das unser lütpriester, ouch alle andre priester unnd ordenslüte, so sich in unsern pfarrkilchen, Clöstern und Capellen hie zu Mülhusen predigens underziehen, sy syen, wer sy wellen, allein das heilig Evangelium und lere Christi und was sy können und mögen durch die ware Heilige schrifft, nemlich des Alten und Neüwen testaments, beschirmen und beweren, frye offenlich und unverborgen predigen und verkünden und sich der andern leren, disputierens und tandtmeren [Geschwätz], so der rechten götlichen schrifft nit glichformig sind, gar nützit annemen noch underziehen in keinen wege, Das sy ouch wider die warheit und lere Christi nyemants schmehen noch lestern, sunder also predigen, das dardurch Gott gelobt, das gemeyn volck möge gebessert und brüderliche liebe und einigkeit gemeret werden Und also die frucht des wort Gottes zu nutz allen menschen deßter richlicher und manigfaltiger uffwachße.
Wir wellen auch hiemit ernstlich abgestelt und verbotten haben, das keiner unser stat Mülhusen inwoner und hinderseß, er sye geistlich oder weltlich, nyemants ußgenomen, die obangezeygten predicanten, so das wort Gottes, wie obstat, verkünden, noch sunst andere personen, wer die syen, ires predigens, lesens oder redens halb rechtfertige [Anklage] , ußricht [Verurteile aber auch verleumde, übel nachrede], schmehe oder lestere, Sunder, ob yemants vermeinet, das einer unzimlich und wider die warheit gepredigt oder sunst ußerthalb der schrifft nit christenlich geredt, der mag ine des mit rechter götlicher schrifft bewysen und underrichten, damit syn irrthumb clarlich erschin, darzu wir ouch soliche predicanten und andere in offner disputacion zuantworten anhalten und vermögen wellen. Solt aber hieüber yemand understen, die unser warnung und gebott zu verachten und seins eigenen gefallens hie wider zu reden, yemants heissen liegen, schmehen oder schelten (als hievor geschehen), gegen dem oder denselben, sy syen geistlich oder weltlich, wellen wir mit statlicher*****, ernstlicher straffe dermaß handlen, daruß unser mißfallen und christenlich gemüt zu handhabung Evangelischer warheit soll gespürt werden. Darnach wisse sich ein yeder zu
richten.

Geben und zu urkund mit unserm fürgetruckten Secret Insigel offen besigelt uff Sant Jacobstag
Anno etc. XXIII.

* a Textvorlage A (Einblattdruck): AM Mulhouse Nr. 3613. Weiteres Exemplar: StaatsA Basel, Fremde Staaten: Mülhausen A 5. Textvorlage B (Einblattdruck): StaatsA Bern U. P. 70, Nr. 112.

(Source du texte allemand : Wolgast, Eike [Editor]; Seebaß, Gottfried [Editor]; Heidelberger Akademie der Wissenschaften [Editor]; Kirchenrechtliches Institut der Evangelischen Kirche in Deutschland [Editor]; Dörner, Gerald [Oth.]; Sehling, Emil [Bibliogr. antecedent]
Die evangelischen Kirchenordnungen des XVI. Jahrhunderts (20. Band = Elsass, 2. Teilband): Die Territorien und Reichsstädte (außer Straßburg) — Tübingen: Mohr Siebeck, 2013

** Die Einblattdrucke sind unterschiedlich datiert: Während die aus dem AM Mulhouse und dem StaatsA Basel stammenden Einblattdrucke als Datum uff Sant Jacobstag (25. Juli) tragen, ist bei dem aus dem StaatsA Bernstammenden Blatt Mitwoch nach sanct Jacobs tag (29. Juli) angegeben.

***Im Mittelalter wurde Hintersasse mit der Bedeutung „die hinter einem Herren sitzen“ auch als Sammelbegriff für die vom Grundherrn abhängigen Bauern gebraucht. Neben persönlich freien Hintersassen, die rechts- und vermögensfähig waren und „nur“ wirtschaftlich und sachrechtlich zu Leistungen verpflichtet waren, existierten halb- und unfreie Hintersassen, die Hörigen, in einem persönlichen Abhängigkeitsverhältnis = vassal

**** unmittelbar

*****Mit ratz wird eigentlich die Ratte bezeichnet; der Begriff wird bildlich aber auch auf Menschen angewendet, s. Grimm, DWb 14, Sp. 208 und Idiotikon 6, Sp. 1913-1916. Die weissen sind in übertragener Bedeutung die Reinen, Unbefleckten, s. Grimm, DWb 28, Sp. 1191. Weissen steht aber auch für Weizen, so daß sich hier eine Verbindung zum Gleichnis vom Unkraut unterdem Weizen (Mt 13,24-30.36-43) ergibt.

***** statlicher : (Den Umständen) angemessener. Gehörig

Ordonnance sur la prédication de l’Évangile (Juillet 1523)

Nous Bourgmestre et Conseil de la ville de Mulhouse, à tous et chacun qui habitent notre ville, qu’il soit religieux ou laïc, bourgeois, bourgeoise, ou non, ainsi qu’à leurs familles quelle que soit sa condition, son rang ou son métier, proclamons :
Que le chrétien est lié à la parole de Dieu, qu’il est tenu de conformer sa vie à la doctrine qui y est renfermée et qu’il ne doit attendre son salut [seligkeit] que de cette Parole. Comme, depuis un certain temps, la lumière de la Parole divine et du Saint Évangile brille avec plus de clarté, et que la vérité évangélique nous a été révélée avec plus de force et de netteté qu’auparavant, nous devons remercier de tout cœur notre Sauveur Jésus-Christ de cette grâce qui nous a été donnée.
Cependant, nous avons remarqué que certaines personnes, ecclésiastiques et laïques, non seulement accueillent sans gratitude et avec hostilité cette révélation, mais – ce qu’il est effrayant d’entendre – qu’elles entravent, dénigrent (blasphèment), molestent et injurient [verhindern, lestern unnd schmechen] ceux qui annoncent la Parole de Dieu ou qui veulent l’entendre et l’adopter, en les traitant d’hérétiques, de canailles, de mauvais garçons [ ketzer, schelmen, buben] et autre. Ainsi, elles mêlent le bon grain et l’ivraie [damit sy die ratzen under den weissen vermischen], troublent l’homme du commun [gemeynen man], ternissent l’éclat de la vérité, couvrent d’opprobre le Saint Évangile, égarent le commun peuple [ gemeynen volck] qui désire vivre selon la doctrine du Christ avec le risque de conduire à des émeutes [zu uffrur unßer gemeynde = dans notre communauté et non dans l’Église comme le dit la traduction].
Pour nous prémunir de tout cela et parce que nous sommes animés d’une volonté ferme et définitive, en tant que chrétiens, d’adhérer à la parole de Dieu et de protéger, défendre et nous en tenir [schützen, schirmen und zu handthaben], autant que possible, à la vérité et l’unité évangéliques, afin que l’amour fraternel chrétien conduise à l’unité parmi les nôtres, C’est pourquoi nous avons, après mûre délibération, décidé unanimement que notre pléban (ou vicaire) et tous les autres prêtres et membres des ordres qui prêchent dans nos églises, couvents et chapelles, ici à Mulhouse, quels qu’ils soient, n’enseignent et n’annoncent que le saint Évangile et la doctrine du Christ, et qu’ils s’écartent, se détournent des autres enseignements, des disputations, des sottises [andern leren, disputierens und tandtmeren = Geschwätz] qui ne sont pas conformes à la Sainte Écriture, qu’ils n’outragent personne à propos de la vraie doctrine chrétienne mais qu’ils prêchent de telle manière que Dieu soit loué, que la commun peuple soit amélioré, la charité et la concorde chrétiennes raffermies et qu’ainsi les fruits de la Parole divine croissent plus richement et dans leur diversité.
Nous interdisons aussi qu’aucun habitant sans exception qu’il soit ecclésiastique ou laïc, n’attaque, ne tourne en dérision, ou n’outrage les prédicants qui proclament la Parole. Mais si quelqu’un estime que l’un d’entre eux prêche ou enseigne une doctrine qui n’est pas conforme à la sainte doctrine chrétienne, qu’il le lui prouve au moyen de l’Écriture divine et qu’il lui montre clairement son erreur. Nous avons également l’intention de répondre à de tels prédicants et à d’autres dans des disputes publiques.

[Philippe Mieg a effacé le paragraphe qui suit]

Quiconque s’aviserait de négliger ou mépriser ces avertissements et obligations, de les contredire, de traiter ces prédicateurs de menteurs, les calomniera ou les disputera (comme c’est déjà arrivé), celui-ci, qu’il soit clerc ou laïc, saura que nous le punirons sérieusement, de manière appropriée, de telle sorte qu’il sente que son comportement nous a indisposé et provoqué notre mécontentement quant à notre sentiment chrétien d’application de la vérité évangélique. Que chacun se conforme à ses prescriptions.

Fait et énoncé sous notre sceau, le mercredi après le jour de la Saint Jacques de l’an 1523. *

* Il existe une variante qui indique le jour de la Saint Jacques. L’édit a donc été publié le 25 et/ou le 29 juillet 1523

Pour le texte français, je me suis appuyé sur la traduction qui figure dans le livre de Philippe Mieg : La réforme à Mulhouse 1518-1538 (Ed. Oberlin. Strasbourg 1948). Elle reprend celle de James Jaquet : Les origines et le développement de l’Église réformée de Mulhouse. (Mulhouse 1924). J’ai été amené à y apporter quelques modifications. La traduction lissait quelque peu les références à une conflictualité et son vocabulaire. Surtout, il y manquait le paragraphe coercitif qui menaçait de punition les attaques verbales contre les prédicateurs. C’est donc qu’il y en avait. Une autre ordonnance datant de la fin de la même année porte entre autre également sur des jurons diffamants et le blasphème [der unzimlichen schwüre und gotzlesterung halb]. La punition infligée consistait pour le contrevenant à s’agenouiller dans l’heure, tracer une croix par terre et la baiser. S’il ne le faisait pas, il lui en coûtait 5 shillings. Cette dimension est peu documentée souligne Odile Kammerer en raison de l’incendie de l’Hôtel de ville de 1551 qui a détruit un grand nombre d’archives. On ne peut donc mesurer l’impact de ces décisions dans la population.
Nous avons vu dans la partie précédente, que Mulhouse était dominée par un pouvoir oligarchique qui faisait en quelque sorte fonction de prince. Nous ne sommes pas loin, dans la ville, du Cujus regio, ejus religio (tel prince, telle religion) pratiqué par les princes et qui avait transformé l’Alsace en une mosaïque religieuse.
Le texte cité ne fait pas référence à l’usage de la langue vernaculaire pour les cultes. Mais cette dimension était déjà en place. Une ordonnance de mai 1523 édicta que dorénavant on chantera au cours des cultes des psaumes en allemand et que le baptême des enfants se fera en langue allemande.
Comme le note Matthieu Arnold, dans son livre Luther (Fayard p.325),

« la Réformation fut la fille tout autant de la langue vernaculaire que de l’imprimerie ».

De l’imprimerie il ne sera malheureusement pas question ni au colloque, ni dans la Nouvelle histoire de Mulhouse. J’en ai parlé ici.

Réforme zwinglienne

Dans la chrétienté latine, malgré le blocage du pape, un processus de réforme avait commencé en quelque sorte comme un retour – conservateur – aux fondamentaux. Le colloque sur les 500 ans de la Réforme à Mulhouse a, dans sa première journée, fourni quelques éléments du contexte religieux. Il a été rappelé que le « corps ecclésial était abîmé » et l’existence de courants de la mystique rhénane. A Bâle, le basculement de la réforme a été un phénomène social et politique reposant sur l’«érosion du pouvoir temporel de l’évêque ». L’intervention qui m’a le plus marquée a été celle de Beat von Scarpatetti qui a étudié les gloses de l’importante bibliothèque de Johannes Heylin von Stein (francisé en Jean Heynlin « de Lapide ») qui fut prédicateur à la cathédrale de Bâle. Elles permettent de montrer que les bases de l’austérité protestante existaient avant la Réforme. Ce rigorisme reposait sur une peur panique du terrestre, de la nature, de la chair, des émotions humaines. Comme les joies d’éros et de la vie s’incarnent dans la danse, le bannissement de celle-ci condensait « cette fuite hors du monde »
Le pasteur Roland Kauffmann, qui fut pendant une bonne dizaine d’années en charge de l’animation culturelle et spirituelle du Temple Saint Etienne de Mulhouse, a, dans son intervention au Colloque, apporté un éclairage utile sur les caractéristiques du protestantisme mulhousien. Pour lui, il est « avant tout politique au sens où il prétend organiser la vie de la cité ». Il l’inscrit dans le cadre de la Réforme helvétique du XVIè siècle. Ce qui différencie cette dernière de la Réforme luthérienne dans le Saint Empire Romain Germanique, « c’est d’être le fait des autorités civiles qui se considèrent comme légitimes pour organiser le fonctionnement de l’Église ».

« C’est le premier bouleversement dont la réforme mulhousienne de 1523 est typique mais qui se produit également dans les villes suisses. Pour la première fois, des ‘non-clercs’ prétendent dire comment l’Église doit ‘contribuer à l’amélioration de la société’  et c’est cette prétention qui est caractéristique de la réforme helvétique. En effet, dans le contexte de l’Empire, les théologiens sont issus du clergé et définissent à la fois le contenu dogmatique et la nouvelle organisation de l’Église ».

Cette année 1523 d’introduction de la Réforme à Mulhouse coïncide avec celle de la publication des 67 thèses du réformateur de Suisse alémanique, Ulrich Zwingli. Mais on ne peut pas dire que c’est lui qui a inspiré la Réforme mulhousienne même si celle-ci prendra plus tard une « tonalité zwinglienne ». Roland Kauffmann propose plutôt de voir cela comme une résurgence rhizomatique :

« Comme un rhizome, la réforme d’inspiration zwinglienne surgit à la même époque à Zurich et à Mulhouse sans que l’on puisse identifier un rapport de subordination. C’est plutôt un air du temps, une inspiration commune qui s’explique également par les conceptions de Zwingli concernant le rôle des magistrats à qui « il appartient de conduire la Réforme » [Pour Zwingli, d’inspiration augustinienne, c’est le Magistrat qui dirige la Cité de Dieu] .

C’est donc, ajoute le pasteur, « l’organisation politique de la ville qui va donner sa forme au protestantisme mulhousien et non pas l’inverse ». Je passe sur les différences théologiques difficiles à saisir pour le mécréant que je suis. Elles portent sur le salut éternel par la grâce qui pour Zwingli est donné une fois pour toutes par le sacrifice du Christ. Il n’y a plus à s’en préoccuper mais à « travailler à sa propre amélioration, à une vie conséquente avec la foi, en cohérence avec les principes », me précise Roland Kauffmann. Il ajoute que, pour Zwingli et plus tard le calvinisme, la réforme est plus « éthique » qu’« existentielle » comme avec Luther.

J’ajouterai, quant à moi, d’autres éléments du contexte. J’ai déjà amplement décrit l’histoire mondiale de cette année 1517 qui amènera Martin Luther à publier les 95 thèses de sa disputation, amorçant la contestation notamment de la mercantilisation de la rémission des péchés par l’Église de Rome, l’hubris des indulgences. Je me contenterai d’y puiser quelques rappels.

L’Europe s’ouvre au monde, découvre l’or de l’Amérique. Mais pas seulement. En 1515, Albrecht Dürer dessine le rhinocéros envoyé à son roi par le gouverneur de l’Inde portugaise. Une gravure sur bois que les nouvelles techniques d’imprimerie se chargeront de diffuser.

Albrecht Dürer : le rhinocéros Odyssée

On notera la deuxième corne sur le dos de l’animal qui lui donne un caractère de chimère. Bien plus près de Mulhouse, nous avons du même artiste, ceci :

Albrecht Dürer :Le Pourceau Monstrueux de Landser (Sundgau). Gravure sur cuivre

Cette gravure sur cuivre représente la truie prodigieuse de Landser qui naquit en 1494 dans le Sundgau [Sud de l’Alsace]. Ce monstre n’avait qu’une tête, mais deux corps et huit pattes.

Sur le plan géopolitique et politique, ça bouge aussi, cette année-là, avec la montée en hégémonie de la maison des Habsbourg, qui allait se conclure, en 1519, par l’élection de Charles d’Espagne devenu Charles Quint, empereur du Saint Empire romain germanique et la victoire, en 1517, de l’Empire ottoman sur le Sultan mamelouke qui lui ouvrait la voie vers la péninsule arabique et les côtes d’Afrique du Nord.

Puis il y a les guerres qui n’arrêtent pas. Leur caractère endémique, les nouvelles techniques guerrières, l’achat et l’entretien de troupes de mercenaires coûtent cher. Il faut faire payer tout cela. Pas besoin de faire un dessin pour savoir à qui. Paysans comme urbains et une partie des nobles se sentent menacés dans leur existence.

1517 : Machiavel fait l’âne :

« Mais personne ne doit avoir cervelle assez légère pour croire que si sa maison menace de crouler, c’est dieu qui la lui sauvera sans qu’il l’étaye : il mourra bel et bien sous ses décombres . »
(Nicolas Machiavel : L’Âne d’or, in Œuvres complètes, intr. J. Giono, éd. établie et annotée par E. Barincou, Paris, 1952, p. 54-80)

Erasme publie la Complainte de la paix,

« On rougit de rappeler pour quels motifs honteux ou frivoles les princes chrétiens font prendre les armes aux peuples.
(Erasme : Complainte de la paix Folio p. 47)

et le chanoine Copernic se met à la rédaction d’un essai sur la dépréciation de la monnaie et montre l’importance de la confiance – alors ébranlée – dans les relations économiques et monétaires.

« La mesure du monde et sa documentation sur des globes et des atlas, l’explication rationnelle des relations économiques et monétaires, les réflexions philosophiques sur la guerre et la paix, n’étaient que l’une des formes par lesquelles les hommes du début du 16ème siècle cherchaient à s’orienter. L’autre consistait à scruter le ciel et ses apparitions, les disettes, la faim, les épidémies ou les guerres pour y trouver les signes d’une réalité surnaturelle. Ils y voyaient l’expression d’une profonde perturbation dans la relation entre Dieu et les hommes, ou, plus grave encore, le signe annonciateur de l’imminence du jugement dernier qui allait s’abattre sur l’humanité… »

(Heinz Schilling 1517 Weltgeschiche eines Jahres CH Beck. Trad. B.U.)

Dans ce contexte s’inscrit aussi la Guerre des paysans dont je parlerai plus loin.

The time is out of joint / Le temps est hors de ses gonds, écrira, vers la fin de ce 16ème siècle, Shakespeare, dans Hamlet. Ce personnage est présenté, je le rappelle, comme ayant été étudiant à l’Université de Wittemberg, la ville de Luther. Une partie du monde était prête recevoir le message du moine réformateur. Le microcosme mulhousien en sera. Odile Kammerer, vers laquelle je reviens maintenant, ajoute à ce qui précède une période de « petit âge glaciaire » dans laquelle « le vin gèle dans les tonneaux ». Elle relève que dès 1518, les thèses de Luther sont commentées à Mulhouse. A partir de 1523, avec l’ordonnance évoquée plus haut se met en place un « système cohérent » piloté par le Conseil qui installe la Réforme. Une « équipe de choc » réunit Hans Oswald Gamsharst, le chancelier de la ville qui fit ses études à Bâle, Augustin Gschmus, qui en fit autant et qui fut prédicateur. Ce dernier a suivi les différents colloques théologiques, à Baden, Berne et Bâle qui ont marqué la Réforme. Enfin, Nicolas Prugner, formé aux mathématiques et à l’astrologie. Il fut prieur des Augustins où il accueillit le « sulfureux » chevalier poète Ulrich von Hutten qu’il ne parviendra pas à maintenir à Mulhouse. Et lui-même devra partir. Mulhouse finit par adopter la confession helvétique et non celle d’Augsbourg, luthérienne.

Dans un raccourci frustrant évoquant la Guerre des paysans de 1525, l’autrice la qualifie de « révolte rurale inspirée par les thèses de Luther ». Là, il me faut marquer mon désaccord complet. « Révolte rurale » ? Cela m’apparaît non seulement péjoratif au regard de sa réalité mais aussi inexact. Elle cite en référence le livre de Georges Bischof : La guerre des paysans / l’Alsace et la révolution du Bundschuh 1493-1525 (Ed. La Nuée Bleue) dans lequel ce dernier écrit :

« La thèse d’une révolution démocratique, évangélique plutôt que théocratique est pertinente » (o.c. p.114)

L’historien suisse, Peter Blickle, qualifie la Guerre des paysans de Révolution de l’homme du commun (gemeine Mann). Il définit ce dernier, qu’il distingue de la notion de peuple, comme principalement anti-autoritaire, sans maître (à l’exception pour l’époque de l’empereur) mais pas sans Dieu. Il aspirait à être sujet et source de droit. Des aspirations qui étaient partagées dans la plèbe des villes. La Guerre des paysans était porteuse de l’idée de communs.
Cette révolution avait un programme, des revendications et savait s’organiser. Si l’on assimile la Guerre des paysans au Bundschuh, il faut, en Alsace, la faire remonter à 1493 (Bundschuh de Sélestat), c’est à dire bien avant Luther dont les Thèses datent de 1517. Elle a connu plusieurs épisodes qui ont préparé le moment culminant des années 1524-1525. Le mouvement a préexisté au moine ce qui ne veut pas dire que Luther ne lui a pas donné une impulsion nouvelle mais il n’était pas le seul. Il y avait aussi Thomas Müntzer. Cette révolution n’était pas seulement rurale mais associée à d’autres catégories comme les mineurs en Thuringe. A Mulhouse même, on sait qu’elle bénéficiait de la sympathie d’au moins deux corporations et que les sympathisants de la bande paysanne du Sundgau se réunissait à la poêle (Zunftstube) des maréchaux. Ce qui fait que le Conseil prit la décision de fermer ses portes aux insurgés. La Guerre des paysans s’est terminée dans un bain de sang. Martin Luther avait lui-même appelé au massacre de « ces hordes meurtrières ».

La Réforme à Mulhouse est indissociable de son alliance avec la Suisse. Elle place la ville dans une position géopolitique paradoxale, celle d’une

« enclave ‘autonome’ en pays sous domination habsbourgeoise et une exclave de la Confédération helvétique » (Nouvelle histoire de Mulhouse. p. 116)

D’un côté, Thann, une vingtaine de kilomètres à l’ouest de Mulhouse, est la Porte de Bourgogne. De l’autre, à Ensisheim, 20 km au nord, siège le gouvernement du Rhin supérieur autrichien. Les choses se compliquent encore d’avantage quand on sait que la Suisse était partagée entre cantons catholiques et protestants et que Mulhouse voulait rester ville d’Empire. D’une part, elle participe à la Diète de la Confédération qui s’allie avec François 1er, de l’autre, elle négocie les privilèges de ville d’Empire avec Charles Quint.

« Par un brusque changement d’échelle, la petite enclave mulhousienne se voit contrainte de courir sans cesse en dehors de ses murs – principalement aux Diètes helvétiques ou impériales quand ce n’est pas sur les champs de bataille – et le tissus social s’en trouve distendu jusqu’à la déchirure » (ibid)

Pour tenir tous ces bouts, il fallait un talent diplomatique certain. Le traité d’alliance avec Bâle est signé en 1506 et la ville devient, avec d’autres villes comme Genève, zugewandter Ort, ville alliée de la Confédération des XIII cantons en 1515. C’est un choix délibéré de proximité et d’indépendance, même relative. Les cantons suisses catholiques finissent par y être hostiles et rompent l’alliance en 1586. Mulhouse s’inscrira alors dans la combourgeoisie de Berne et Zürich pour la défense de la foi réformée. La volonté d’indépendance se heurte à une autre difficulté, elle, financière. La ville est endettée. La période est à l’inflation. Les nouveaux riches pavanent. L’élite enrichie, oligarchique, cette Obrigkeit, pratique l’entre-soi au grand dam des artisans et petits marchands privés de voix au chapitre. En 1587, ce pouvoir est renversé par des « émeutiers » puis aussitôt « remis en selle manu militari par les cantons protestants »

« L’alliance de Mulhouse avec l’espace helvétique et ses intérêts a consolidé le mode de gouvernement de la ville par une Obrigkeit en étroite relation avec les cantons protestants et surtout Bâle. La politique urbaine change d’échelle, de culture et l’univers pluriel de l’artisanat, organisé dans le cadre rigide des Zünfte [tribus, corporations], se fait supplanter dans la gestion de la cité par la finance, le grand commerce et bientôt la manufacture » (p.131)

Ainsi se termine la partie de la Nouvelle histoire de Mulhouse due à Odile Kamerer. Cette dernière a le grand mérite d’ouvrir à la complexité une histoire traditionnellement dominée par les historiens protestants . Ceux-ci avaient tendance à présenter l’installation de la Réforme dans la ville comme si elle avait été de génération spontanée et supposait une adhésion générale de la population. Nous avons vu, malgré le peu d’archives, qu’il n’en est rien L’historienne décrit également l’enchevêtrement des réseaux relationnels dans lequel l’enclave mulhousienne et sa quête d’indépendance sont enserrés.

Je traiterai des suites de la Réforme, de la question du patronat protestant dans les chapitres ultérieurs.

A suivre : Partie 4 : Mulhouse, ville « souisse » (Montaigne) ? Bernard Jacqué : Le XVIIè siècle mulhousien, Mulhouse au XVIIIè siècle : un siècle helvétique.

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« Nouvelle histoire de Mulhouse » (2)
Émergence d’une entité urbaine

Après un prologue, nous passons à la lecture proprement dite du livre Nouvelle histoire de Mulhouse. Elle se fera en plusieurs étapes.

1. Au début, il y avait de l’eau et … un cimetière. Quand les morts installent les vivants et que Mulhouse ne s’appelait pas encore MULHOUSE..[ … – 1587]. Odile Kammerer : Émergence d’une entité urbaine ; Construction du vivre-ensemble ; Mulhouse change d’échelle.

Légendes des origines

De l’origine de Mulhouse, il y a des légendes. Elles ont été forgées au 19ème siècle. L’une d’entre elles a été écrite par Friedrich Otte en 1845. Elle a le mérite d’évoquer le fait que la mulhousienne et le mulhousien ne sont pas nés de la terre glaise mais qu’elle et lui sont venus d’ailleurs. Si l’on suit ce récit illustré ci-dessus – celle de Ludwig Schönhaupt figure dans le livre – un meunier et sa fille fuyant les troupes d’Attila (ou Etzel) construisirent un moulin aux bords de l’Ill ou de la Doller. Ils y recueillirent un soldat épuisé par les combats. A moins que ce ne soit un archange de neige. Mulhouse viendrait de Milhusen : la maison du moulin. Ou, autre possibilité, de Im Illhusen, les maisons des bords de l’Ill.

J’ajoute qu’il existe en Thüringe, une ville de Mülhausen, „Molinhuso“ du temps de Charlemagne. Là une autre légende nous raconte que bien avant, au 5ème siècle, un certain roi Molla ou Mulla fut séduit par le coin au cours d’une partie de chasse et y fit construire le château de Mulhus qui donnera son nom à la ville. Attila l’occupa en 444 sur le chemin vers les conquêtes de l’ouest.

Les armoiries de la ville figureraient donc la roue du moulin. A moins que ce ne soir une roue de charrette. Dans le Thesaurus philopoliticus de Daniel Meisner et Eberhard Kieser (graveur et éditeur) figure une planche ex bello quies (que l’on pourrait traduire par la paix féconde) sur Mülhausen im Elsass de 1623 (un cliché est présent dans le livre. p. 121) où la ville est symbolisée par une roue de charrette, certes sortie d’un nuage :


L’on pourrait croiser les fils des légendes : le meunier venant de Mulhus …. transportant son moulin sur une charrette….. Il reste de la place pour l’imaginaire. Mais trêve de plaisanterie. L’intéressant dans la légende du meunier se trouve dans la présence de réfugiés à l’origine de la localité.

Les morts ont installé les vivants

Les historiens travaillent sur des archives à l’aide de techniques ainsi qu’avec les découvertes archéologiques, rappelle Odile Kammerer. C’est un travail en progression qui ne peut se passer d’hypothèses. Les archives de Mulhouse concernant la formation de la ville au Moyen-Age ont disparues en grand partie dans l’incendie de l’Hôtel de ville en 1551. Les travaux d’archéologies, quoique parcellaires, ont apporté des éléments nouveaux. Quant aux techniques, celle de la spatialisation du temps chronologique, la cartographie, est utilisée ici pour « découvrir d’autres problématiques et ainsi « formuler de nouvelles directions d’enquête ». (p.32).

Pour le néolithique, les trouvailles archéologiques situent la région mulhousienne dans « le vaste réseau d’échange avec l’Europe centrale et la Méditerranée par voies terrestres et fluviales » (p.33) D’autres fouilles ont révélé pour l’époque carolingienne la présence d’une aire d’inhumation.

« Ce sont les morts, enterrés selon le rite chrétien, qui ont fixé les villages dont certains deviennent des villes » (p. 39)

Les morts ont installé les vivants.« Il est plus que vraisemblable qu’il y ait eu un moulin au bord de l’Ill », écrit l’auteure. La rivière avait deux bras à l’époque. La présence d’un moulin signifie, un constructeur de moulin, du grain à moudre, des acheteurs de farine, c’est-à dire une « organisation sociale dans la durée » et, pour la mise en valeur des terres fertiles « une organisation politique ». Les abbayes ont dynamisé les terres agricoles et favorisés la sédentarisation des paysans.

« Le village – Milhusen, Mulihusen, Mulinhusin, selon les graphies – est donc en place à l’époque carolingienne et son développement se poursuit sans discontinuité jusqu’à devenir une ville (ce qui n’est pas le cas de tous les sites) ».

Je n’entre pas dans le détail des pouvoirs qui s’exercent sur la localité et qui, pour être efficients, devaient être de proximité relative, l’empereur étant loin. Ils se situent entre l’évêque de Strasbourg et le duc de Souabe et d’Alsace de la dynastie des Hohenstaufen. J’en viens tout de suite au rôle déterminant de Frédéric Barberousse dans un contexte qu’ Odile Kammerer décrit comme favorable à la fois sur le plan géographique, économique et social. Elle y ajoute fort judicieusement la dimension climatique qui, dans la longue période qu’elle couvre, a connu un réchauffement et un refroidissement. Ce sont ceux de l’holocène et non ceux de l’anthropocène.

Mulhouse devient une ville

L’historienne définit la ville par son devenir, par un processus constituant au cours duquel une communauté d’habitants fait corps social et symbolique. Cela en apprenant « à se détacher du pouvoir seigneurial qui lui a préexisté », à obtenir « des droits, des privilèges », et en se dotant « de moyens économiques et de symboles pour tendre vers une certaine autonomie dans la prise de décision » (p.43)

« La dualité seigneuriale, évêque/ Staufen, qui ne semble pas concurrentielle sous Frédéric Barberousse, ouvre cependant la voie à une troisième force, celle des habitants, marchands, paysans, artisans regroupés en Conseil pour défendre leurs intérêts. Remarquons d’entrée de jeu que ‘‘les meilleurs’’(meliores) des Mulhousiens ont agi lentement mais sûrement, avec prudence et diplomatie, jouant de la rivalité de leurs seigneurs, exploitant toutes les failles politiques pour avancer vers l’obtention de droits nouveaux : 1227 : première mention de conseillers (consiliarii) ;1309 : Mulhouse ville impériale ; 1515 : zugewandter Ort ou canton suisse allié. »

Le Rhin supérieur était à l’époque au cœur du Saint Empire Romain germanique, bien situé entre la Souabe et la Bourgogne, sur la route du commerce entre l’Italie et les Flandres. L’obtention par la ville, en 1186, lors d’un séjour de Barberousse, d’un « droit de marché » est « sans doute l’acte fondateur » de la cité (p.44). Mais cela ne définit pas encore la ville. Ce « droit de marché » assure la protection des marchands, le règlement des conflits, la sécurité des transactions, le droit et la police, précise l’auteure. La ville se dote ensuite d’une muraille, de conseillers et d’une organisation urbaine avec un bain public, un maître d’école, une halle aux draps. O. Kammerer défend la thèse d’une « unicité initiale de la ville » contrairement à celle qui prévalait jusqu’à présent de la fusion d’une ville haute et d’une ville basse.

Entre 1250 et 1417, se construit un « vivre ensemble ».

« A Mulhouse, les rares éléments fondamentaux d’une future ville (murailles, marché, Conseil, justice), tous en place dans la première moitié du XIIIe siècle, permettent de profiter de l’interrègne [affrontement entre Frédéric d’Autriche et Louis de Bavière pour le titre de roi des Romains], situation de faible intensité du pouvoir royal inopérant pour assurer la protection de ses villes. Il s’agit de poursuivre l’apprentissage des pratiques urbaines et surtout de ‘‘faire ville’’, construire l’universitas [une entité administrative], assurer un consensus (relatif). Progressivement, prudemment, obstinément, le processus d’urbanisation s’intensifie pendant un siècle et demi : la ville royale de facto devient ville impériale de jure au début du XIVe siècle. La nouvelle situation juridique sanctionne en réalité une transformation profonde de la société urbaine et de son cadre de vie » (p.84)

Mulhouse profite de vacances de pouvoir pour se constituer en communauté urbaine apprenant à maîtriser son territoire, notion sur laquelle il faudra revenir, et à substituer une « horizontalité » à la verticalité de l’autorité. O. Kammerer définit l’objectif de sa recherche comme étant celle des « indices » de participation des mulhousiens à leur propre destinée au-delà des repères factuels.

Si la ville partage avec les autres villes du Rhin supérieur les éléments d’un gouvernement urbain avec ce que cela suppose de définition de « biens communs », la spécificité mulhousiene se situe dans le rôle de ses élites pour transformer le « danger aquatique en ressource ». En 1417, l’empereur Sigismond lui accorde l’autonomie de la gestion des eaux. Mais nous ne saurons rien sur les conceptions et techniques qui y présideront. L’assèchement, la maîtrise de l’eau, l’agriculture, les moulins, les murailles, etc… supposent des capacités techniques, certaines, il est vrai, anciennes.

« Pendant un siècle et demi, les Mulhousiens, à l’abri de leurs murs, construisent une ville de plein exercice en la peuplant. Ils sont de plus en plus nombreux, venus de partout et de nulle part » (p.63)

Cette population se compose de bourgeois et d’autres habitants de second rang n’ayant pas les mêmes droits. Bourgeois veut dire ayant acquis un droit de bourgeoisie avec des droits et des devoirs à l’égard de la ville. Pour devenir bourgeois, au bon plaisir du Conseil, il fallait avoir les moyens pour s’acquitter de ce droit et acheter une maison dans la cité pour y habiter. Mais il ne suffit pas de résider dans la ville, même avec un bon train de vie. Une distinction est faite entre ceux qui sont aptes à siéger au Conseil et les autres. Les premiers forment avec la noblesse, le patriciat mulhousien. Mais qui décidait de qui était apte, fähig ? Un réseau de solidarité économique et familial, et la cooptation limitaient la définition des communs à une catégorie de population. Un autre groupe va bientôt réclamer sa place, celui des Zünfte, des artisans, des gens de métier formant des tribus.

Notdurfft est le terme utilisé par le patriciat pour désigner l’intérêt général tel qu’il le voit. Il a un sens matériel et spirituel.

« Il faut cependant nuancer la notion de profit commun (nutz) ou de bien commun omniprésente dans tous les documents de la fin du Moyen-Age sous l’influence d’Aristote revisité grâce aux universités. Les travaux récents des historiens […] mettent en valeur le caractère dissonant de cette expression dans une société dont les fractures, les conflits et les clivages sont bien présents »

Odile Kammerer met en évidence la complexité de cette notion de bien commun et de volonté d’autonomisation dans un mélange d’hétéronomies plus ou moins efficientes selon les moments. Cette autonomie relative se gagne par étape. D’abord par le rachat de la charge de Schultheiss (prévôt) en 1407, puis par le droit de gérer ses eaux.

Mulhouse change d’échelle 1417-1587

La maîtrise des eaux passe par le creusement de fossés, trois au nord et quatre au sud. Outre l’objectif de renforcer la muraille construite sur piloris, l’aménagement hydraulique avait pour but de laminer les crues de l’Ill, d’arroser les plantations, de faire tourner les moulins, d’élever du poisson. Les équipements publics se développent : édifices communaux, moulins notamment, balance, atelier municipal, hospice, bains, grenier d’abondance, hôtel de ville, tout cela, attesté quoique peu documenté, témoigne d’une changement d’échelle urbaine. On retrouve là encore l’histoire des techniques. La dynamique urbaine se heurte cependant à l’étroitesse du territoire.

« Vignoble (Rebberg) et forêt (Tannenwald) sont de taille modeste. La petite superficie de ce ban constitue un handicap majeur que l’on devine aisément : pas de réserve démographique, pas de disponibilités alimentaires, de bois, de pâturages, pas d’espace tampon en cas de conflit et donc une proximité dangereuse avec les châteaux des nobles voisins pro-Habsbourg. Conscients de cette faiblesse, les édiles mulhousiens achètent en 1437 aux comtes de Wurtemberg les villages d’Illzach et Modenheim avec la basse et la haute justice, les communaux, forêts et dîmes. Ces villages constituent alors la seigneurie [droit féodal?] de la ville impériale. Cet achat […] permet à la ville d’avoir la maîtrise des eaux puisqu’au nord coulent le Steinbächlein et la Doller. Cet espace humide augmente également la surface de pâturages et de bois » (p.93)

Le système politique : gouvernance ou gouvernement ?

Une précision d’abord sur les regroupements des gens de métiers, les artisans. La Zunft se traduit par tribu pour éviter le mot corporation. Non seulement la dite tribu peut associer des corporations de métiers hétérogène, ainsi, à Mulhouse, la Zunft des boulangers regroupe outre des boulangers, des pêcheurs, des barbiers, etc.…, mais elle a aussi une autre fonction. Odile Kammerer conserve le mot allemand Zunft, au pluriel Zünfte qu’elle définit comme des corps politiques intermédiaires qui vont progressivement réclamer leur place dans la politique de la cité. En ce sens la Zunft n’est pas seulement corporatiste. Elle régente tous les aspects de la vie de chacun. Cette structure hiérarchisée dispose d’un sceau et d’une bannière. Les réunions codifiées se tiennent dans une Trinkstube que l’on traduit par poêle selon l’acception ancienne de ce mot qui signifie pièce chauffée. Les Zünfte sont aussi des lieux d’apprentissage de la sociabilité et de la démocratie. Les Zunftmeister sont élus par les membres de la tribu pour laquelle il faut évidemment cotiser. Il en est enfin de plus puissantes que d’autres.

Les Zünfte vont progressivement former un troisième groupe social et politique venant contester la prépondérance des nobles venus nombreux du Sundgau s’installer dans la ville fortifiée à côtés des riches propriétaires fonciers et marchands qui dominent la vie urbaine, écrit l’historienne. Le nombre de Zünfte va être réduit à 6 dont la plus importante devient celle qui regroupe les métiers liés à la fabrication des draps de laine et des peaux ainsi que celles en lien avec les activités commerçantes.

Tous ces groupes sociaux auxquels s’ajoutent les nihils, domestiques et petites mains des artisans, se caractérisent par leur mobilité, ce qui fait que Mulhouse a abrité une « population en accordéon » qui a pu atteindre « par intermittence » les 3000 habitants. Bien entendu les épidémies de peste ont participé à ces modulations démographiques. Toujours est-il qu’il y a comme un « hiatus d’échelle » entre la renommée de Mulhouse dans le grand Rhin supérieur et la taille – modeste – de sa population.

La structure sociale évolue

« En effet, jusqu’au XIVè siècle, l’exercice de la solidarité se manifestait de façon collective et horizontalement par le serment au sein de ces groupes formant ville. A partir du XVIè siècle, plus précisément dans les années 1515-1520 [C’est à dire juste avant l’adoption de la Réforme, en 1523], il semble que le type seigneurial, vertical, s’impose à Mulhouse comme ailleurs, par un serment devenu instrument de discipline au service de l’Obrigkeit [qui détient les pleins pouvoirs], le Conseil devenu en quelque sorte le seigneur de la ville. Il pouvait réguler l’inscription des nouveaux bourgeois, faisant preuve ainsi d’un malthusianisme avant l’heure. » (p.97)

Quelques notations rapides encore. A la fin du Moyen-Âge, il y avait dans la ville deux écoles, l’une latine, l’autre communale, une imprimerie pour une courte période (de 1558 à 1564). A noter aussi que certaines femmes ont exercé des professions et ont été parfois « bourgeoises à titre personnel ». On trouve ainsi une libraire, une bouilleur de cru, une fabricante de cloches, etc.

Dans le chapitre « la gouvernance de Mulhouse », Odile Kammerer décrit comment les Mulhousiens se sont dotés d’un … « gouvernement ». Gouvernance ou gouvernement ? Il semble que les deux termes soient ici équivalents. Or, ils n’ont pas le même sens surtout lus aujourd’hui. Mais comme le terme de gouvernance courre tout au long du livre, j’aurais l’occasion d’y revenir. Le Conseil dans son Obrigkeit a évolué au fil du temps, depuis le XIIIè siècle. Il est d’abord composé de nobles et de bourgeois qui « progressivement forment un patriciat, cumulant pouvoir et richesse. ». Et Mulhouse garde son statut de ville d’Empire, c’est à dire qu’elle ne subit aucun intermédiaire seigneurial ou princier. Deux changements interviennent au XVè siècle. D’une part le rachat de la charge de Schultheiss (prévôt) en 1407, et d’autre part l’éviction des nobles du Conseil avec l’adoption d’une nouvelle constitution. Deux schémas figurant dans le livre illustrent cette transformation.

– Le « gouvernement » de la ville se compose de deux conseils, un petit et un grand. Jusqu’en 1407, l’Empereur y déléguait un Schultheiss, un prévôt. Il paraît que cela se traduit par écoutète. Le Stadtschreiber, chancelier, sorte de secrétaire général du Conseil était recruté à l’extérieur. Les artisans y sont associés après 1347 mais sans droit de vote. Étaient exclus les bourgeois qui n’étaient pas dignes d’y siéger (nicht Ratsfähig), les Hintersassen, en gros les nouveaux venus qui ne disposaient pas ou pas encore des droits de bourgeoisie, les manants, les clercs et les juifs.

– Après 1445, la nouvelle structure se différencie surtout par le fait que les artisans deviennent conseillers à part entière, c’est à dire avec droit de vote après 1524. L’empereur n’a plus de représentant. Les nobles sont évincés. La ville se dote d’une administration et de services (20) dont les agents prêtent serment.

« A partir de 1500, le Conseil réunit tout ce qu’il y a de pouvoir et de richesse à Mulhouse ». Un système de cooptation garantit l’entre-soi. La limitation de la durée des mandats est oubliée. Une oligarchie se met en place. C’est donc cette oligarchie qui décidera de faire passer la ville dans le camp de la Réforme en 1523. Nous verrons cela dans une seconde partie.

« La ville devient maîtresse de ses destinées intérieures et extérieures » écrit Odile Kammerer (p.99) . Cette formulation pose questions.

Nous lisons un livre traitant de l’Histoire avec nos yeux d’aujourd’hui. Pour les historiennes et historiens, s’il y a bien sûr des données et des approches nouvelles, ils l’écrivent eux-aussi en fonction de ce qu’ils ou elles sont au moment de se mettre à l’ouvrage. Le fait même que l’histoire soit « nouvelle »  en témoigne. L’utilisation de termes à forte connotation actuelle interroge donc le lecteur. Bien que des éléments, qui ne me semblent pas contestables, sont avancés pour aller en ce sens, suffisent-ils pour affirmer que la localité a acquis la maîtrise de son territoire et de son destin ? Il ne suffit pas d’avoir les pleins pouvoirs pour avoir la maîtrise de ses affaires. L’historienne en a elle-même souligné la complexité. A l’époque considérée, les humains ne se sentent pas encore « maîtres et possesseurs de la nature », selon l’expression de Descartes. Et, comme il a été dit : Mulhouse n’est pas une île. La ville s’insère dans des relations d’échelles et d’interdépendances plus vastes. Un territoire traversé, est-il écrit, par « des flux ». Les flux sont transportés par des réseaux. La question est importante pour aujourd’hui. Aux réseaux hydrauliques et routiers, commerciaux, etc…, d’alors, sans oublier la circulation des idées comme nous le verrons dans l’épisode suivant, s’ajouteront, plus tard, des réseaux ferrés, puis électriques, télégraphiques, téléphoniques enfin numériques. Ces derniers ont à la fois leurs caractéristiques propres mais ils surdéterminent aussi les précédents créant une sorte de techno-féodalisme dont les seigneurs sont dans la Sillicon Valley alors que nos élites municipales sont dans le déni considérant que « ce qui est technique n’est pas politique ». La gestion de ces réseaux est confiée à des entités plus ou moins opaques. Ce dernier paragraphe relève bien entendu d’un débat citoyen qui va au-delà du travail historique proprement dit.

De même, la notion de flux mérite, elle aussi, d’être interrogée quand on parle d’une ville traversée pas des flux. Aujourd’hui, elle l’est encore plus qu’hier. Et les rythmes vont s’accélérant. Ils sont bien sûr tout autres que ceux du temps des seules énergies, humaine, animale et hydraulique.

« Ich sehe etwas Furchtbares voraus. Chaos am nächsten. Alles Fluß. / Je prévois quelque chose d’effrayant. Le chaos est proche. Tout est flux »,

écrit Nietzsche en 1882-83 au moment de l’apparition du télégraphe. « Tout s’envole comme fumée » (Alles. verdampft), ont écrit un peu avant lui, Marx et Engels dans le Manifeste du Parti communiste. Flux du latin fluxus, écoulement, donne en allemand Fluß qui signifie à la fois flux et cours d’eau, rivière, fleuve. L’effroi de Nietzsche provient du fait que si tout s’écoule en permanence et de plus en plus vite, comment construire un devenir sans temps d’arrêt ou, au minimum, de ralentissement ?

En d’autres termes, les flux ont tendance à dissoudre les localités.

Nous ne quitterons pas encore la partie de l’histoire de Mulhouse due à la plume au clavier d’Odile Kammerer puisque celle-ci s’étend jusqu’en 1587. Mais je la traiterais un peu différemment, en profitant du récent colloque Mulhouse- Bâle : 500 ans de Réforme.

A suivre : Ordonnance sur la prédication de l’Évangile (Juillet 1523). Colloque Mulhouse-Bâle sur les 500 ans de la Réforme à Mulhouse (1523-2023). Odile Kammerer : Mulhouse ville suisse et réformée.

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« Nouvelle histoire de Mulhouse » (1) :
Un fil rouge, en prologue

Une Nouvelle histoire de Mulhouse vient de paraître aux éditions Mediapop. Elle est l’œuvre de trois historien.ne.s : Odile Kammerer, Bernard Jacqué et Marie-Claire Vitoux. Nous avions jusqu’à présent une Histoire de Mulhouse des origines à nos jours de Georges Livet et Raymond Oberlé. Elle date de 1977 et s’arrêtait en 1976. La présente nous mène jusqu’en 2010.

Le premier mot qui m’était venu à l’esprit lors de ma première lecture a été celui d’ouverture. Et cela dans plusieurs sens du terme. Ouverture y compris sur des mystères, ceux des origines par exemple, qui laisse place à l’imaginaire mais aussi sur des questions en suspend ou irrésolues (absence d’archives). A cela s’ajoutent les brèches dans l’ancienne doxa historiographique, principalement due à des historiens protestants. Le résultat est une démarche nouvelle qui inscrit la volonté d’indépendance relative de la ville dans des réseaux de contraintes géo-historiques voire climatique et dans un ensemble complexe de relations d’interdépendances. Autonomie versus hétéronomies. Ouverture enfin sur des questions d’aujourd’hui même si celles-ci ne sont, logiquement, pas abordées en tant que telles.

Je parlerai du livre et des questions qu’il soulève en plusieurs parties. J’y introduirai quelques travaux personnels publiées déjà ou non sur le SauteRhin. Ils concernent la Réforme et des relectures de Karl Marx sur l’industrialisation, par exemple. J’évoquerai également des matériaux que j’avais rassemblés pour porter au théâtre, en 1995, une partie de l’histoire de Mulhouse avec un texte que j’avais d’abord intitulé Les fantômes de la filature puis qui s’est appelé Tisseurs de Mémoire.

Je commencerai par un prologue décalé par rapport au livre. Il reprend pour partie un texte que j’avais écrit en 2010 pour un groupe de travail de l’association ars industrialis dont j’étais membre. Il s’intitulait au départ Le fil rouge des techniques de soi. Je n’en garde que le fil rouge. De Mulhouse.

Le fil rouge de MULHOUSE

Commençons par une image.

Quel intérêt présente-elle, me direz-vous ? Je vous le dirai un peu plus tard. Quand je l’ai prise je ne savais pas encore ce qu’elle contenait et qui me conduit à vous la montrer. Je ne m’en suis rendu compte que par la suite.

Nous sommes dans le bâtiment 75 de la friche industrielle de l’ancienne usine textile DMC (Dollfus-Mieg et Cie) à Mulhouse. Mais parlons d’abord du fil rouge qui convient à ce lieu. Il y a deux façons de l’évoquer, soit en insistant sur le fil soit comme dans ce qui suit, en insistant sur le rouge. Il y a un rouge de Mulhouse, un rouge turc ou rouge andrinople bien particulier, « un rouge cerise riche et velouté », disait-on alors. Les différentes nuances proviennent du mordant qui, dans ce cas-ci, est fait de sels d’aluminium.

Comme on le voit, dans les échantillons de l’époque, on ne se contentait pas de numéroter 321 cette variante, on précisait qu’il s’agit du rouge turc.

J’évoque cela en rapport avec la question de la technique ou plutôt des techniques, car il y a finalement toujours DES techniques, me semble–t-il. La lecture d’un carnet de laboratoire consacré à la fabrication du rouge met en évidence le nombre impressionnant de savoirs et de savoir-faire qui ont été mobilisés pour l’obtenir. Cela va des techniques agricoles pour l’acclimatation, en France, de la garance, dans ce cas-ci cultivée sur le terrain même de l’usine, à la teinture en passant par la confection du colorant, une véritable alchimie. A DMC, on parlait de « cuisine ». Il fallait ensuite fixer la couleur sur le fil et/ou le tissu etc…Je voudrais surtout retenir cette idée d’un mélange de savoirs et de savoir-faire, qu’il faut mobiliser en synergie, pour produire un résultat qui dans ce cas précis n’est pas simplement une couleur mais une couleur attrayante, séduisante et hautement symbolique, qui va en ce sens participer d’une technique de soi si nous sommes d’accord pour dire que l’habillement relève d’une technique de soi, j’y reviendrai.

« Durch Mischung – denn auf Mischung kommt es an ». « Par mélange – car tout dépend du mélange », fait dire Goethe à l’alchimiste Wagner dans Faust (vers 6849-50). C’est par de nouvelles combinaisons – de nouveaux agencements – que de nouveaux processus de production se mettent en route commente le philosophe allemand Oskar Negt qui voit dans ce passage la description des mécanismes de previous accumulation selon Adam Smith, d’accumulation primitive selon Marx.

Si j’ai évoqué plus haut l’habillement comme technique de soi, c’est à partir du très bel hommage au tissu d’Yves Bonnefoy dont voici un extrait :

« Quand le premier tissu s’est posé sur le corps humain, il n’a pas fait que lui tenir chaud, ou lui suggérer, tout de suite après, des façons d’impressionner ou séduire, il lui a permis un rapport à soi d’un type nouveau, celui qui, en lui ajoutant des aspects, lui enseignait qu’il n’était pas que l’organe ou le muscle réagissant à leur environnement de la façon la plus courte et utilitaire, mais une réalité autonome, et en cela une forme, autant qu’une réserve de gestes jusqu’alors inimaginés, et plus complexes qu’avant. Le tissu dégagea le corps de son fonctionnement seulement biologique, il se redressa, il déplaça le sentiment d’être de l’obscur de la respiration et du sang vers la figure, du dedans aveugle vers un dehors où l’horizon aussi apparaît, comme lui-même une forme. Et de ce fait il commença d’exercer une autre fonction que celle de protéger, et d’offrir un autre possible que cacher : ce fut d’inciter la personne désormais tout à fait humaine à se faire témoin de sa propre forme et à travailler sur celle-ci, pour attester, au plus immédiat du rapport à soi, cette unité au sein de laquelle la parole peut-être, elle aussi, une mise en ordre, un acheminement de lumière.
Le tissu a aidé l’être encore animal à devenir l’être humain ».

(Yves Bonnefoy : Pensées d’étoffe ou d’argile. Carnets de l’Herne. Pages 27-28.

En Inde on a imprimé les tissus avant le papier, on les appelait les Indiennes, alors qu’en Occident on a imprimé le papier avant le tissu. Dans les deux cas, l’impression a fixé – mémorisé- la parole si l’on en croit la mythologie dogon. A la différence de la poterie où la terre existe à l’état naturel, le fil et le tissu sont de bout en bout exclusivement techniques. Si la poterie est à l’origine de l’écriture des nombres et des langues, les calculi chers à Clarisse Herrenschmidt (Les trois écritures. Folio), la parole est dans la mythologie dogon née du métier à tisser :

« NOMMO communiqua aux hommes la parole par le tissage. Il se servit de sa bouche comme premier métier à tisser… Comme l’araignée, il crache quatre vingt-fils de coton qu’il sépare en deux parties égales entre ses dents supérieures (fils pairs ) et ses dents inférieures (fils impairs), évocations du peigne du tisserand…
En ouvrant et en refermant sa mâchoire le génie recréait le mouvement des lisses qui montent et qui descendent pour permettre le passage des fils de trames enserrés alternativement dans le passage des fils pairs et impairs de la chaîne….C’est avec la pointe de sa langue fourchue que le génie poussait alternativement à gauche et à droite le fil de la trame. La bande de tissus se formait hors de sa bouche « dans le souffle de la parole révélée » ».

(Marcel Griaule : Dieu d’eau)

Chez les Dogons, l’homme nu est sans parole. Il était interdit de tisser la nuit car cela aurait signifié tisser des bandes de silence.

Le rectangle de Foucault

J’en reviens à ma photo du début que j’aurais pu intituler le rectangle de Foucault. Car ce que je n’avais pas vu d’abord, j’étais pourtant revenu plusieurs fois dans ce lieu, c’est ce que l’on voit mieux en se rapprochant :

Le rectangle de Foucault, c’est ce rectangle découpé au-dessus de la loge du contremaître. A l’intérieur de cette loge, un escalier conduit à l’étage supérieur apparemment destiné à ranger des dossiers. Lors d’une journée du patrimoine, des personnes ayant travaillé ici m’ont raconté qu’il y avait un escabeau pour atteindre le rectangle panoptique et surveiller ce qu’il se passait dans l’atelier. Nous sommes dans ce qui était un atelier de réparation. Même s’il s’agit d’un univers moins prolétarisé qu’ailleurs – les personnes que j’ai rencontré avaient le titre d’ingénieurs, « ingénieurs maison » s’empressaient-ils d’ajouter, car ils avaient bénéficié d’une formation interne – nous sommes dans un lieu d’enfermement, technique principale des sociétés de surveillance et de discipline.

Tissage et informatique

Le principe du tissage, je prends un fil, je laisse un fil, est le principe du langage binaire qui est à la base de la mécanographie (les fiches perforées des métiers Jacquard) comme de l’informatique, du numérique. Aujourd’hui le tissu se numérise et c’est lui qui écrit à des machines par le mouvement géolocalisé du corps qui l’habille et à l’insu de celui qui le porte. Nous ne sommes plus dans les sociétés de surveillance de Michel Foucault mais dans des sociétés de contrôle (Gilles Deleuze).

Le fil rouge de l’effacement des traces

J’avais, en 2010, posé sur les rails qui menaient à l’intérieur du bâtiment 75, qui s’ouvrait pour la première fois au public, un fil de laine rouge comme pour prévenir son effacement.

Et j’en ai profité pour documenter le lieu tel qu’il était encore à ce moment là.

Évidemment tous ces éléments, le rectangle panoptique, les rails, ainsi que toute trace évoquant un atelier avec son établi, son étau, sa forge (ci-dessus) ont aujourd’hui disparu. Effacées les traces du labeur dans ce lieu qui se nomme aujourd’hui Motoco.

J’avais aussi photographié ce qui était juste à côté de l’enceinte DMC : l’ancienne filature « à l’anglaise » de 1812, avec son bloc vapeur.

Après qu’on l’eut laissé livré aux incendiaires, ce fut au tour des démolisseurs de saccager, en catimini, entre Noël et Nouvel an 2013, l’un de ses fleurons du patrimoine industriel mulhousien.

Voici ce qu’il restait au matin du 4 janvier 2014

« Du passé, faisons table rase » : un autre fil rouge.

Il manque toujours à Mulhouse, ville de culture technique, dont l’absence vient d’être documentée, une histoire culturelle et technique.

A suivre : Nouvelle histoire de Mulhouse. Partie 1 : Au début, il y avait de l’eau et … un cimetière. Et Mulhouse ne s’appelait pas encore Mulhouse.[ … – 1587]. Odile Kammerer : Émergence d’une entité urbaine ; Construction du vivre-ensemble ; Mulhouse change d’échelle

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Maryanne Wolf : Pharmacie du cerveau lecteur


Le livre de Maryanne Wolf, Reader, come home. The reading brain in a digital world (littéralement : Lecteur, regagne la maison. Le cerveau lecteur dans un monde digital) est paru en 2018. La traduction allemande Schnelles Lesen, langsames Lesen / Warum wir das Bücherlesen nicht verlernen dürfen (Lecture rapide, lecture lente / Pourquoi nous ne devons pas désapprendre à lire des livres) était disponible dès 2019. Depuis début septembre 2023, nous pouvons le lire en français dans une traduction de Nicolas Véron sous le titre : Lecteur, reste avec nous / Un grand plaidoyer pour la lecture. Il est paru dans la nouvelle maison d’édition Rosie & Wolfe, sise à Genève et fondée en 2022 par l’écrivain Joël Dicker qui en fournit la préface.
Il est intéressant de relever, dans les traductions du titre, la différence de perception selon les cultures. Je signale d’emblée que la question du lire vite ou lentement n’est pas spécifique au numérique qui, par contre, favorise la dispersion du temps de cerveau disponible. Ce qui est au centre des travaux de Maryanne Wolf, c’est le cerveau lecteur. En s’appuyant sur la dernière phrase du livre, l’on pourrait aussi dire : Ami.e bon.ne lectrice, lecteur, hâte-toi avec lenteur, pour développer une double capacité de lecture profonde tant vis à vis de l’imprimé que du numérique pour ne pas perdre les potentialités d’un nous collectif et social.
Maryanne Wolf ne m’était pas inconnue grâce à Bernard Stiegler qui nous avait invités à en prendre connaissance. Il avait préfacé son précédent livre paru en français : Proust et le Calamar aux éditions Abeille et Castor (novembre 2015. Trad. Lisa Stupar). L’édition française contenait en outre un dialogue entre Maryanne Wolf et Bernard Stiegler. Dans ce livre, elle développait déjà son souci de prendre soin des enfants en se préoccupant du devenir de leur cerveau lecteur. Souci partagé par Bernard Stiegler.
Spécialiste américaine en neurosciences cognitives, Maryanne Wolf est professeur à l’Université de Californie, à Los Angeles, où elle dirige le Centre d’études sur la dyslexie. Elle est l’autrice d’autres livres non traduits en français : Tales of Literacy for the 21st Century (Histoires d’alphabétisation pour le 21e siècle) et Dyslexia, Fluency and the Brain ( La dyslexie, la fluidité et le cerveau)

Pourquoi Proust et le calamar ? Proust considérait dans la Recherche du temps perdu que son livre « n’étant qu’une sorte de ces verres grossissants comme ceux que vendait à un acheteur l’opticien de Combray » lui permettait de fournir à ses lecteurs …

… «  le moyen de lire en eux-mêmes.».

En lisant ce qu’a écrit un.e autre que nous, nous nous lisons nous-mêmes. Le calamar est une « espèce timide mais futée, capable de se soigner et de compenser ses défaillances ». Proust et le calamar symbolisent le dialogue entre les neurosciences et la littérature qui caractérise la démarche de l’autrice. Je ferai dans ce qui suit quelques ouvertures vers d’autres auteur.e.s préoccupé.e.s par la lecture et l’écriture.
Dans le livre présent, elle a opté pour une forme différente du précédent, avec une démarche, dirais-je, résolument pharmacologique. Les neuf lettres qui le composent s’adressent directement aux lectrices et lecteurs que nous sommes. Elle montre ce qu’il se passe dans le cerveau de la lectrice et du lecteur quand il ou elle lit mais aussi les risques d’une perte de capacité de lecture profonde par la multiplication des sollicitations numériques via les multiples écrans qui envahissent nos vies. Chaque lettre d’une longueur variable commence par Cher lectrice, Chère lecteur et se termine par Amicales pensées. Une invitation à l’empathie. La lecture est aussi ce qui contribue à former l’empathie envers l’autre y compris envers un moi autre.

« Nous ne sommes pas nés pour lire »

Que nous ne soyons pas nés pour lire ne veut pas dire que l’on pourrait s’en passer mais que nous ne sommes pas génétiquement programmés pour cela.

„Von den vielen Welten, die der Mensch nicht von der Natur geschenkt bekam, sondern sich aus dem eigenen Geist erschaffen hat, ist die Welt der Bücher die größte. Jedes Kind, wenn es die ersten Buchstaben auf seine Schultafel malt und die ersten Leseversuche macht, tut damit den ersten Schritt in eine künstliche und höchst komplizierte Welt, deren Gesetze und Spielregeln ganz zu kennen und vollkommen zu üben kein Menschenleben ausreicht. Ohne Wort, ohne Schrift und Bücher gibt es keine Geschichte, gibt es nicht den Begriff der Menschheit. […]
Es wird jedes Buch jedes Denkers, jeder Vers jedes Dichters für den Leser alle paar Jahre ein neues verändertes Gesicht, wird anders aufgefasst werden andere Anklänge in ihm wecken […] Das geheimnisvolle und Große nun bei diesen Lese-Erfahrungen ist dies : je differenzierter, je feinfühliger und beziehungsreicher wir zu lesen verstehen , desto mehr sehen wir jeden Gedanken und jede Dichtung in ihrer Einmaligkeit in ihrer Individualität und engen Bedingtheit und sehen, dass alle Schönheit, aller Reiz gerade auf dieser Individualität und Einmaligkeit beruht…“

(Hermann Hesse : Die Magie des Buches in Die Welt der Bücher / Betrachtungen und Aufsätze zur Literatur. Suhrkamp Taschenbuch. S.280-289)

« Pour l’homme, le monde des livres est le plus grand des mondes dont la nature ne lui a pas fait cadeau et qu’il a donc dû créer avec son propre génie[Geist]. Tout enfant qui dessine les premières lettres sur son ardoise et fait ses premiers essais de lecture, accomplit ainsi ses premiers pas dans un univers artificiel et extrêmement compliqué, dont aucune existence humaine ne saurait suffire pour connaître et appliquer totalement les lois et règles du jeu. Sans la parole, sans l’écrit et les livres, l’histoire n’existe pas, pas plus que la notion d’humanité.[…]
Tous les deux ou trois ans, tout livre de tout penseur, tout vers de tout poète apparaîtra au lecteur avec un nouveau visage, sera compris autrement, éveillera en lui d’autres résonances. […] Le secret et la grandeur de ces aventures dans le monde des livres sont peut-être ceux-ci : plus nous savons lire avec discernement, sensibilité et sens des rapports, plus nous percevons toute pensée et toute œuvre dans son unicité,[Einmaligkeit, dans sa singularité] son individualité et son étroite relativité, et percevons que toute beauté, tout charme, reposent sur cette individualité et cette unicité … »

(Hermann Hesse : Magie du livre/Écrits sur la littérature. José Corti. 1994. Trad. François Mathieu. Cité par Maryanne Wolf dans ses deux livres dans une traduction un peu différente.)

Cela date de 1930. Je mentionne ces extraits pour plusieurs raisons, outre celle de rester dans la tradition bilingue du SauteRhin. Maryanne Wolf les cite dans Proust et le Calamar et y revient dans le présent livre. Elle y relate aussi une expérience de relecture d’un ouvrage de l’auteur allemand, Le jeu des perles de verres, dans laquelle elle n’a pas retrouvé l’image  que lui avait laissée une lecture précédente. Je le fais encore parce qu’il sera question, par analogie au bilinguisme, d’une bi-compétence du cerveau lecteur à la fois dans l’imprimé et le numérique. Dernière raison enfin, le texte de H.Hesse, rapporté ci-dessus, nous fournit une bonne entrée en matière pour montrer que la capacité de lire et d’écrire n’est pas innée. Elle est une pure invention humaine. Le cerveau n’est pas programmé génétiquement pour la lecture contrairement à d’autres de ses fonctions comme la vision et le langage.

« Aucune autre espèce, à notre connaissance, n’a rien accompli de tel. L’apprentissage de la lecture et de l’écriture a enrichi d’un circuit neuronal entièrement nouveau le répertoire de notre cerveau d’hominidé, au terme d’un long processus qui a modifié en profondeur nos connexions neuronales […] et, par voie de conséquence, la nature même de la pensée humaine.
Ce que nous lisons, la façon dont nous lisons, les motifs pour lesquels nous lisons: tout cela évolue et transforme, à un rythme de plus en plus rapide, notre manière même de penser. La lecture est devenue, en six mille ans à peine, le catalyseur du développement intellectuel des individus, mais aussi des sociétés, qui la pratiquent. Notre aptitude à lire n’est pas seulement un indicateur de notre aptitude à penser: elle est la plus sûre façon connue d’ouvrir à notre cerveau des perspectives nouvelles. L’évolution du cerveau lecteur et les changements accélérés dont elle s’accompagne sont des enjeux cruciaux. »

La lecture, invention culturelle, nécessite donc un apprentissage. S’il est important de s’arrêter sur ces questions, c’est que nous vivons une transition entre la lecture sur imprimé et celle sur divers écrans. Cela concerne les enfants en particulier « dont l’attention ne cesse d’être distraite par des stimuli qui jamais ne se sédimenteront en connaissances ». Cela va au-delà des jeunes générations. La capacité de lire attentivement influe directement sur celle de penser. Le propos de Maryanne Wolf n’est pas d’opposer l’imprimé au numérique – il n’ y aura pas de retour en arrière – mais de profiter des savoirs sur la plasticité du cerveau lecteur pour réfléchir aux usages que nous pouvons en faire voire pour éviter une dépendance exclusive accrue aux mémoires externes. L’imprimé aussi est une exosomatisation mnémotechnique.

Le cerveau lecteur, c’est comme un cirque aux multiples pistes

Au début est l’extraordinaire plasticité du cerveau et son aptitude à fabriquer un « nombre vertigineux » de connexions neuronales et à former «  des circuits nouveaux à partir de structures recyclées » qui nous ont permis d’acquérir « toutes sortes de compétences non programmées génétiquement » (p.35). Le langage oral s’appuie lui sur des gênes dédiés. Encore a-t-il fallu pour l’espèce humaine acquérir la station debout pour libérer la bouche de ses fonctions premières.
Pour expliquer ce qu’il se passe dans notre cerveau chaque fois que nous lisons un mot, Maryanne Wold utilise la métaphore visuelle d’un cirque qui serait à cinq pistes simultanées et dont les actions parallèles représenteraient en ralenti ce qu’il se passe dans le cerveau à « une vitesse vertigineuse ». Grâce à Catherine Stoodley, à la fois dessinatrice et, elle aussi, experte en neurosciences, le livre nous en propose des illustrations. Voici les cinq pistes, cercles, de notre cirque neuronal.

Pour suivre, il y a besoin de projecteurs. Ils sont ceux de l’attention.

« Les systèmes attentionnels du cerveau sont en effet l’équivalent biologique de projecteurs de scène ».

Sans eux rien ne peut se passer. Et il en existe de différentes sortes que je ne détaillerai pas pour ne retenir que ceci : « peu de gens ont conscience du caractère crucial de l’attention pour chacune de nos fonctions et la multiplicité des formes d’attention qui doivent entrer en action avant même que le mot qui s’affiche nous soit visible » (p.42). L’auteure souligne également la relation « extrêmement étroite » entre les facultés d’attention et de mémorisation. Puis vient le moment tant attendu où nous voyons le mot. Tout cela se passe évidemment très, très vite. Quelques centièmes de secondes.

Viennent ensuite le cercle du langage, de la cognition et de l’affect. Les mots s’habillent, se contextualisent, activent la mémoire :

Si notre cerveau n’est pas « câblé pour la lecture », cela veut dire aussi que « le lecteur ne préexiste pas à la lecture » comme le rappelle Peter Szendy dans son livre Pouvoirs de la lecture (La Découverte). On devient lecteur, c’est à dire aussi, qu’on s’individue et devient ce que l’on est par l’apprentissage du lire et de la lecture profonde. Cela signifie également que c’est une compétence qui peut être court-circuitée et que nous pouvons perdre.

La lecture profonde est-elle en danger ? (Lettre 3)

La phrase forme un tout qui n’est pas la somme des parties qui la composent. Nous passons au niveau supérieur de la lecture profonde qui est « l’espace où un autre vous révèle à vous-même vos propres pensées » (cf Entretien à Philosophie Magazine).

«  L’ensemble des interactions entre la perception, le langage et les processus neuronaux de la lecture profonde accélèrent notre compréhension, du fait qu’elles nous permettent de saisir le sens d’une phrase d’une vingtaine de mots grâce à des prédictions bien plus rapides pour le tout qu’elles ne le seraient pour la somme des parties. […]
Il est crucial (et va moins de soi qu’on ne pourrait le croire) de consacrer le temps nécessaire à la constitution du réseau neuronal de la lecture profonde dès l’enfance et à son entretien à l’âge adulte. Il faut en effet des années pour que se mettent en place les processus nécessaires à cette forme de lecture, et nos sociétés ont besoin de s’assurer que cette mise en place commence tôt. Cela donne aux lecteurs experts que nous sommes une responsabilité sociale particulière : celle de veiller, jour après jour, ligne après ligne, à ménager les quelques millièmes de seconde supplémentaires indispensables à l’entretien de notre capacité de lecture profonde » (p. 58)

Celle-ci conditionne notre capacité de réflexion. Or nous sommes entrain de passer avec la digitalisation à une culture du vite lu et au « déclin de l’empathie » qui nous met en relation avec un autre que nous-même qui, cependant, nous révèle à nous mêmes.

« Je m’inquiète tout autant du contenu de ce que nous lisons que de la manière dont nous le lisons. […] J’ai l’impression que les lecteurs experts d’aujourd’hui, qui jusqu’à présent puisaient essentiellement dans leur propre réservoir de connaissances, sont de plus en plus tributaires de mémoires externes, impersonnelles et interchangeables. J’entends donc prendre toute la mesure du coût que représenterait la perte des mémoires internes que chacun de nous se constitue au fil de sa vie et de ses lectures, mais sans pour autant négliger l’atout extraordinaire que constitue la surabondance d’informations dont nous disposons désormais à portée de clic. » (p.75)

Elle suggère de ne pas se reposer trop tôt sur « les béquilles d’un savoir externe ». Je ne sais pas si le terme « béquilles » convient bien.

« Ceux qui ont lu beaucoup et bien auront une profusion de ressources qui viendront éclairer leurs lectures ultérieures. En revanche, ceux disposant d’un bagage moindre auront des capacités d’interférence, de déduction et d’analogie plus limitées, ce qui les rendra perméables à des informations non vérifiés, voire à des fake news ou de pures inventions. Le danger, en d’autres termes est que nos enfants ne sachent plus qu’ils ne savent pas. […] » (p.77)

Ce manque de ressources conduit à ce que « les processus neuronaux de la lecture profonde seront moins souvent activés ». Cela a pour conséquence de répéter en boucle ce que l’on sait déjà sans ouvrir à la nouveauté. Les savoirs ne progressent qu’en se renouvelant. Il faut passer par une analyse critique des technologies de mémorisation pour être et devenir des Sherlock Holmes capables d’attention, de questionnement et de déductions.

Il y a peu, cet été, j’ai fait l’expérience suivante, au cours d’un repas : une dame en face de moi, que je ne connaissais pas d’avant, m’a assuré mordicus que le gouvernement avait l’intention de taxer les potagers. Ça sentait bien évidemment la fausse nouvelle. Je lui ai demandé alors d’où elle tenait cette information. Elle l’avait lue sur fesse-bouc. C’est ce que l’on appelle une fake news, lui ai-je rétorqué. Non, non, c’est vrai, j’ai vérifié. Vous l’avez vérifié où ? Sur f… . La boucle était bouclée. Sur le réseau asocial, on vous confirme tout ce que vous voulez. Et ce que l’on souhaite entendre. Vérification faite, le canular informatique (hoax) présenté comme une nouveauté était vieux de cinq ans. Il circule depuis 2017 et nous étions en 2023.

Ce qui dit Maryanne Wolf dans la citation qui suit ne concerne donc pas seulement les jeunes générations.

« Une formation rigoureuse au raisonnement critique constitue notre meilleure chance que le génération à venir soit immunisée contre une information superficielle ou manipulatrice qu’elle soit délivrée sur papier ou sur écran ».

Elle ajoute :

« L’analyse critique sous sa forme la plus approfondie, est la synthèse ultime des constructions intellectuelles et morales du passé, en même temps que le prélude à une compréhension renouvelée du monde ». (p.83-84)

Rétentions et protension permettent un «  saut dans l’inconnu d’un espace cognitif où nous avons une chance d’entrevoir des pensées entièrement neuves » (p.85). Ce nous appelons intelligence, esprit est donc une affaire de circuits, de circulation. Question : ne manque-t-il pas là la dimension sociale ?

Résumons

« La formation du circuit neuronal de la lecture est un accomplissement épigénétique sans pareil dans l’histoire de l’intelligence humaine. A l’aide de ce circuit, la lecture intensive modifie profondément ce que nous percevons, ce que nous ressentons et ce que nous savons ; ce faisant, elle modifie, remodèle et perfectionne le circuit lui-même d’une façon que montre éloquemment le croquis de Catherine Stoodley »

La formidable plasticité du cerveau, en raison même de cette plasticité, se modifie cependant à mesure de la prégnance présente et future d’un environnement numérique. Là ça craint. Qu’en sera-t-il du lecteur du 21ème siècle. La tension extrême entre câblage neuronal et culture numérique met en cause la qualité de la capacité d’attention dont nous serons capables face aux flux de distractions qui envahissent les écrans

« Nous ne regardons ni n’écoutons avec la même concentration qu’avant car il y a trop à écouter et à regarder, et l’accoutumance tourne à l’addiction. […]
Ce n’est pas seulement le volume de ce que nous lisons qui a changé mais aussi la nature de ce que nous lisons, la façon dont nous le lisons et les raisons pour lesquelles nous le lisons, par une sorte de réaction en chaîne – une chaîne numérique aux rouages bien huilés, qui prélève au passage un tribut dont nous en faisons que commencer à prendre conscience » (p. 93-94).

A part

Peter Szendy, dans le livre déjà cité nous rappelle que la question du lire vite ou lentement, en tangente ou encore « outre le texte » n’est pas une question liée au numérique. Cela existe depuis que le livre existe presque comme un lieu commun. Il cite Paul Valéry qui s’inquiétait déjà des effets du « télégraphisme » où les mots sont «  vus presque simultanément et au détriment du dessin des phrases ». Dans les ébauches regroupées sous le titre Mon Faust, Valéry fait dire à son Faust alors que Méphistophélès veut signer le pacte avec son sang :

« C’est fini les papiers et les signatures. Les écrits aujourd’hui volent plus vite que les paroles, lesquelles volent sur la lumière

A une vitesse de la lumière plus grande que celle de la circulation neuronale.

Retour à Maryanne Wolf. Contrairement à ce que, peut-être, l’on pourrait croire, nous lisons plus qu’avant, en moyenne, par jour, l’équivalent de 100.000 mots. Mais nous lisons de façon segmentée, saucissonnée, en saccades qui rend pour le moins difficile une lecture profonde sans même parler d’une réflexion. Le passage à la lecture numérique désoriente. L’information devient distraction et se dissipe.

« Que faisons-nous en effet de la surcharge cognitive provoquée par tous ces gigaoctets qui déferlent sur nous depuis nos multiples appareils ? Tout d’abord, nous simplifions. Puis nous traitons l’information aussi rapidement que possible, c’est à dire que nous lisons plus, mais par salves plus brèves. Ensuite, dans un troisième temps, nous trions. Nous pratiquons en catimini un compromis insidieux entre le besoin de savoir et celui de gagner du temps. Pour cela nous sous-traitons volontiers notre intelligence aux banques de données externes qui nous offrent des résumés les plus rapides, les plus faciles, les plus digestes de sujets auxquels nous sommes fatigués de réfléchir par nous-mêmes. » (p.98)

Nous perdons ainsi de vue la complexité des choses et de la vie. Nous nous rétrécissons, bref nous nous dés-individuons avec cette prolétarisation de notre cerveau lecteur. Le langage s’affadit, les idiomes se font la malle. Nous perdons la beauté d’un texte qui n’est pas un assemblage de mots-clés. Cela finit par des réactions d’étudiants du type « TLPL » , c’est à dire : « Trop long pas lu ».

La plasticité du cerveau implique qu’il peut aussi être formaté différemment que pour une lecture attentive. Les parties les plus intéressantes du livre sont pour moi celles où Maryanne Wolf explique qu’il n’y a pas de retour en arrière possible face à la révolution numérique. Il faudra faire avec ce pharmakon. Mais ne pas revenir en arrière ne devrait pas signifier foncer en avant tête baissée. Comment ? D’abord en ne bloquant pas la formation du cerveau lecteur de l’enfant en l’immergeant trop précocement dans l’univers numérique qui devient vite addictif.

«  Ce serait en vérité une immense faute contre l’esprit que de croire agir pour le mieux en offrant à nos enfants les tout derniers e-books enrichis des innovation technologiques les plus perfectionnées, et de leur ôter ainsi l’envie et le temps de se créer leurs propres représentations à partir de ce qu’ils lisent, leurs propres mondes imaginaires qui sont les biotopes invisibles de l’enfance » (p.135)

Avoir toujours moins de temps pour traiter une masse toujours plus grande d’informations est une grave menace pour l’attention et la mémoire avec de lourdes conséquences sur l’acquisition de la compétence de lecture et de réflexion. Il s’agit donc à la fois de ne pas « jouer à la roulette » le développement intellectuel de nos enfants sans pour autant brider leur capacités à évoluer dans un environnement numérique.

« Le développement intellectuel de nos enfants exige que nous réfléchissions à un équilibre prudent, évolutif, entre ces deux extrêmes » (p.148)

Elle s’efforce de définir cette ligne de crête. Pour cela, il lui faut distinguer selon les âges. Commençons par les tout-petits, les bébés. 0-2 ans

« J’ai toujours été frappée par le fait que, chez le nourrisson, les amygdales du cerveau (qui déterminent les aspects émotionnels de la mémoire) créent leurs réseaux neuronaux avant que ne soient formés ceux de leur proche voisin, l’hippocampe, connu pour être le lieu de stockage des souvenirs. […] Les bébés, avant même que la plupart d’entre nous commencent à soupçonner qu’ils pourraient nous écouter, opèrent déjà des connexions stupéfiantes entre l’écoute de la voix et le développement de leur système de langage.»

Après avoir souligné l’importance du rapport corporel à l’objet livre dès le plus jeune âge et recommandé que l’accès aux appareils numériques soit le plus limité possible avant l’âge de deux ans, le smartphone ne devant être ni une tétine, ni un doudou ou une récompense, elle conclut :

« Avant deux ans, l’attention reçue d’autrui et l’interaction tactile avec le livre et l’imprimé sont la meilleure initiation qui soit à l’univers du langage, oral comme écrit, et du savoir intériorisé, qui sont les éléments constitutifs du futur circuit neuronal de la lecture ». (p.161)

De 2 à 5 ans, elle recommande d’éviter la colonisation précoce du temps de cerveau disponible par les écrans afin que les enfant ne finissent pas réglés « par défaut sur le mode écran »

« J’aimerais que se crée un mouvement militant pour la  protection du temps perdu, où les enfants n’auraient guère besoin que de leur imagination pour transformer une porte de cagibi en portail et une cour de récréation en Lune criblée d’astéroïdes. Afin de ménager, durant l’enfance, de l’espace et du temps qui ne seraient consacrés à rien d’autre, il faudrait n’introduire les appareils numériques que de façon graduelle et raisonnée, de sorte qu’ils ne soient pour les enfants qu’un élément de leur environnement culturel parmi d’autres […], et non comme une façon de remplir à ras bord le moindre fragment de temps de cerveau disponible dans cette si courte période de la vie qui va de deux à cinq ans » (p.167)

L’autrice souligne par ailleurs les risques des applications de lecture active à haute voix. Ils sont de permettre aux parents de se défausser sur une baby-sitter numérique. On fait lire au lieu de lire soi-même. Il ne s’agit pas simplement de savoir lire mais de pouvoir tirer parti de ce que l’on lit pour réfléchir et apprendre.

« Construire un cerveau lecteur bi-compétent »

Pour Maryanne Wolf, le véritable défi pour les jeunes générations serait de parvenir à construire, pour les 6-10 ans, « une bi-compétence » associant l’imprimé et le numérique, c’est à dire une capacité « d’investir temps et attention, quel que soit le medium, dans les compétences de lecture profonde ». Cela sans confondre l’un avec l’autre. Une telle bi-compétence ne serait pas seulement un antidote contre les effets négatifs du numérique, elle accentuerait au contraire sa dimension positive. Elle donne l’exemple suivant :

« Un enfant qui a lu un article sur des enfants de migrants et qui, en outre, a accès à des images réelle d’enfants attendant une vie meilleure dans un camp de réfugiés en Grèce ou en Turquie – ou dans le nord de l’État de New York – acquerra une plus grande capacité d’empathie que s’il a simplement lu des choses sur le sujet sans aller plus loin. Les enfants d’aujourd’hui ont beau sembler être au courant des affaires du monde que ne l’ont jamais été ceux d’hier, cela ne veut pas dire qu’ils aient acquis un mode de connaissance profonde d’autrui qui les rende capables de ressentir l’altérité et de se mettre à la place des autres » (p.206)

L’empathie n’est pas simplement du ressenti mais une compréhension de l’autre :

«  Comprendre le point de vue de quelqu’un d’autre demande beaucoup d’ équipements  cognitifs. Si l’espèce humaine commence à être de moins en moins empathique, de moins en moins analytique, nous serons gouvernés par des démagogues. » (Cf)

C’est bien parti pour. Ignorer les effets négatifs du numérique revient à les aggraver. Leur compréhension permet au contraire d’en prendre soin. Besoin d’une pharmacie du cerveau lecteur. Ceci dit, l’empathie livresque ne conduit pas forcément à une empathie à l’autre dans la réalité concrète.

T.S Eliot qu’elle cite se demanda en 1830 ; « Où est la connaissance que nous avons perdue dans l’information ? ». Pas mal d’années plus tard, nous en sommes toujours à mélanger information, connaissance et sagesse au dommage de l’une et des autres.

« Or, comme le montre l’observation de la dynamique interactive qui régit les processus de la lecture profonde, seul le fait de consacrer à nos fonctions analytiques, déductives et critiques, le temps dont elles ont besoin peut transformer l’information que nous lisons en connaissance susceptible de s’ancrer dans notre mémoire. Et seule cette connaissance intériorisée nous permet, à son tour, de tirer analogies et inférences d’une information nouvelle » (p.221)

Pharmakon et organologie de l’esprit

Maryanne Wolf et Bernard Stiegler se connaissaient. Le philosophe l’avait invitée à Paris dans le cadre des Entretiens du nouveau monde industriel en 2012 (digital studies, organologie des savoirs et technologies industrielles de la connaissance). Ils se sont recroisés à l’occasion de colloques en Grande Bretagne. Dans le présent livre, elle parle de Stiegler surtout pour le rôle qu’a joué, pour ce dernier, la lecture pendant ses années de prison. A son propos, elle écrit que :

« son concept hautement évocateur de pharmakon […] m’a aidée à affûter mon regard sur les apports complexes de la technologie à la société. De lui pourtant, je retiens moins ses subtils raisonnements dialectiques que la preuve vivante de ce que la lecture, outre qu’elle nous soutient dans l’adversité, nous apprend à penser au-delà de nous-même pour le bien d’autrui » (p.226)

J’ajoute, à ce propos, que pour Bernard Stiegler, en prison, le passage à l’acte de lecture consistait à la fois dans l’acte de lire, de temporaliser un objet spatial, le livre, et de spatialiser ses lectures par des annotations, commentaires et synthèses.

«  Cette relation, en vase apparemment clos, et qui ne se produisait en effet que par le fait qu’extériorisant ce que je lisais je le faisais ex-sister, me faisant ainsi ex-sister moi-même, et comme un autre, cette relation avait cependant le pouvoir de traverser les murs, ou de les écarter – tant et si bien que ma cellule devenait immense, sinon illimitée. Telle était la folie qui me protégeait de la folie ».
( B. Stiegler : Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ? LLL.p.306)

« Nos outils d’écriture participent à l’élaboration de nos pensées », répondit Friedrich Nietzsche à un correspondant qui lui faisait remarquer qu’avec la machine à écrire son style devenait plus « télégraphique ». Le philosophe nous signale là qu’il existe une interaction entre les artefacts, les exorganismes que nous utilisons, et l’activité cérébrale.

Pour Bernard Stiegler,

« Maryanne Wolf montre que le texte écrit, qui fonde la culture occidentale, suppose un long travail de transformation de l’organe cérébral pour pouvoir être lu. J’ai tenté de montrer moi-même […] que ce travail consiste à agencer les rétentions primaires et secondaires du lecteur avec le jeu de rétentions tertiaires que constitue le livre lu – ou (pour l’écrivain) en train de s’écrire. Rien ici n’est réductible au biologique : tout est à penser en termes de composition de l’organique avec l’inorganique organisé, c’est à dire avec les matériaux rétentionnels tertiaires qui forment le milieu organologique qui conditionne la survie de l’organique devenu noétique »(Bernard Stiegler : Proust et le calamar. p.15)

Plus loin, dans la préface à Proust et le Calamar, il ajoute :

« Les travaux de Maryanne Wolf ouvrent en grand la question d’une politique du cerveau dans un contexte que caractérise ce que l’on appelle la disruption, c’est à dire une époque de l’innovation où l’exosomatisation est désormais totalement contrôlée par les puissances économiques, et soumise à leurs contraintes de rentabilité à court terme »

Pour Stiegler, il faut une approche organologique de l’esprit c’est à dire une pensée qui relie l’organe physiologique qu’est le cerveau, les organes artefactuels avec lesquels il travaille et qui influent sur ce dernier et les organisations sociales afin de les panser c’est à dire d’en prendre soin. Cela nécessite des politiques publiques et une bifurcation des technologies elles-mêmes pour qu’elles produisent de la noo-diversité plutôt qu’une uniformité mortifère. Cela ne peut pas relever que de la seule responsabilité individuelle. Il existe en France un Collectif Surexposition Ecrans : COSE, qui alerte contre les dangers pour les très jeunes enfants d’être surexposés souvent dès la naissance aux écrans, et en particulier aux écrans interactifs (smartphones, tablettes). Il milite pour que cette question soit reconnue comme un enjeu de santé public majeur. On sait par ailleurs que les écrans perturbent le développement visuel de l’enfant.

J’entends souvent dire qu’il faut lire, lire, lire. Mais rarement, on ne se soucie de quoi lire, comment lire, pourquoi lire. Le livre de Maryanne Wolf apporte des réponses à toutes ces questions. Mais que se passe-t-il quand on ne lit pas ? Je fais appel pour répondre à cette question à un écrit de la romancière allemande Christa Wolf. Dans le texte Lire, écrire, vivre, elle se livre à une expérience fictive de tabula rasa, en imaginant que l’on puisse extirper de soi toutes les traces des livres que l’on a lu. Elle décrit ainsi l’une des étapes :

« Pauvre, dévalisée, dénudée, sans défense, j’entame ma dixième année. Je n’ai pas pleuré à chaudes larmes ; on n’a pas arraché les yeux à la sorcière dans le livre de contes ; je n’ai pas connu ce soulagement plein d’allégresse au moment où un héros était sauvé ; jamais rien n’a suscité en moi les rêves fantastiques que je me raconte dans l’obscurité. J’ignore que les peuples sont différents les uns des autres tout en se ressemblant. Mon sens moral n’est pas développé, je souffre de consomption mentale, mon imagination est atrophiée. J’ai du mal à comparer, juger. Le beau et le laid, le bien et le mal sont pour moi des notions fluctuantes, incertaines.
Me voici mal partie »

En effet ! J’en ai parlé ici.

Être bon lecteur ne suffit pas. Encore faut-il, d’une part, lire de bons livres qui nous ouvrent l’esprit et nous transforment. L’édition aussi est un marché. Sur un autre plan, j’ai, dans le précédent article, évoqué le livre d’Ingo Schulze qui raconte l’histoire d’un libraire lecteur. Il montre un personnage de lecteur assidu virant à l’extrême droite et un personnage d’auteur conduit dans une impasse pour avoir opté dans un premier temps pour une forme traditionnelle de récit.

Le livre de Maryanne Wolf date de 2018 et n’évoque donc pas le grand boom de ce que le storytelling appelle de manière trompeuse « intelligence » artificielle qui prétend lire et écrire à notre place. J’y reviendrai dans un prochain article. Mais nous savons déjà que le cerveau n’est pas une machine, qu’il ne fonctionne pas comme une machine. Celle-ci n’est cependant pas sans effets sur le cerveau. C’est cette relation qu’il faut panser pour nous éviter ce qu’annonçait Alfred Jarry dans la Chanson du décervelage :

Voyez, voyez la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervell’ sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler;
(Choeur) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !

(Alfred Jarry)

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D’Ingo Schulze : Die rechtschaffenen Mörder / De braves et honnêtes meurtriers

En librairie, à partir d’aujourd’hui, le dernier roman d’Ingo Schulze : Die rechtschaffenen Mörder. Je vous en propose une lecture sachant bien que d’autres sont possibles, ce qui fait d’ailleurs la qualité du roman.

Le roman commence ainsi :

„Im Dresdner Stadtteil Blasewitz lebte einst ein Antiquar, der wegen seiner Bücher, seiner Kenntnisse und seiner geringen Neigung, sich von den Erwartungen seiner Zeit beeindrucken zu lassen, einen unvergleichlichen Ruf genoss. Nicht nur Einheimische suchten ihn auf, nicht allein in Leipzig, Berlin oder Jena wurde seine Adresse eifersüchtig gehütet, sogar von den Ostseeinseln Rügen und Usedom reisten Lesehungrige an. Sie nahmen stundenlange Zug- oder Autofahrten in Kauf, schliefen auf Luftmatratzen bei Freunden oder ertrugen billige Quartiere, nur um am folgenden Tag Punkt zehn ihre Entdeckungsreise zu beginnen, die, unterbrochen von einer zweistündigen Mittagspause, bis achtzehn Uhr währte, mitunter aber auch bis in die Nacht. Auf Leitern erklommen sie die Höhen der obersten Regalreihen, lasen auf den Sprossen ganze Kapitel, bevor sie wieder hinabstiegen, um auf Knien, als horchten sie das Linoleum ab, die Buchrücken im untersten Fach zu inspizieren. Gerade in den extremen Zonen vermuteten die Suchenden jene Werke, die ihnen zum Mittelpunkt der Welt werden könnten“.

(Ingo Schulze : Die rechtschaffenen Mörder. S. Fischer Verlag Frankfurt 2020. S. 9 )

« A Dresde, dans le quartier de Blasewitz, vivait jadis un libraire de livres anciens et rares qui en raison de ses ouvrages, de ses connaissances et de son peu d’inclination à se laisser impressionner par les attentes de son époque, jouissait d’une incomparable réputation. Ce n’étaient pas uniquement les gens du coin qui se rendaient chez lui. Non seulement on gardait jalousement son adresse à Leipzig, Berlin ou Iéna, mais des affamés de lecture accouraient même des îles de la mer Baltique, Rügen et Usedom. Ils supportaient plusieurs heures de trajets en train ou en voiture, dormaient chez des amis sur des matelas pneumatiques ou acceptaient un hébergement bon marché rien que pour entamer le lendemain, à dix heures pile, leur voyage de découverte, interrompu par une pause de deux heures à midi, se prolongeant jusqu’à dix-huit heures, et même, parfois, jusque tard dans la nuit. Ils atteignaient sur des échelles les plus hautes étagères, lisaient des chapitres entiers juchés sur les barreaux avant de redescendre pour inspecter, à genoux, comme s’ils auscultaient le linoleum, le dos des livres du rayon le plus bas. C’est précisément dans ces zones extrêmes que les fureteurs flairaient la présence de ces œuvres qui pourraient devenir pour eux le centre du monde ».

(Ingo Schulze : De braves et honnêtes meurtriers. Librairie Arthème Fayrad. 2023. Trad. Alain Lance et Renate Lance-Otterbein. P. 13)

Cela paraît commencer comme dans un conte. Chez E.T.A Hoffmann, par exemple, on trouve, dans les Contes des frères Sérapion, un personnage proche de celui du roman. Il y est dit qu’il lisait « tout ce qui lui tombait sous la main, à condition que ce fussent d’anciens livres ; il avait horreur des nouveaux ». Mais avant même ce début de roman, il est utile de prendre en compte, en oubliant la quatrième de couverture, cet avertissement en exergue  :

« Qui donc peut deviner la fin d’un livre quand il le commence ? »
(Vilém Flusser, L’histoire du diable)

C’est particulièrement vrai pour le livre qui nous occupe ici.

Norbert Paulini – c’est le nom du personnage dont nous lirons un portrait – est né en juin 1953, en Allemagne de l’Est (ex RDA donc). Il a grandi dans et sur les livres anciens. Toute une librairie, héritage de sa mère, elle même libraire de livres anciens et morte peu après sa naissance, lui a servi de sommier. Il ne rêve de rien d’autre que de devenir lecteur. Passer sa vie à lire. Lire mais quoi ? Le nouveau ou l’ancien ? Et est-ce un métier ?

« La plupart des lecteurs confondent dans un délire enfantin les livres et les œufs et croient qu’il faut toujours les consommer quand ils sont frais.[…] Ils devraient plutôt s’en tenir aux réalisations des rares élus et appelés de tous les temps et de tous les peuples » (p.39).

Au cours de son service militaire, il devient bibliothécaire du régiment. Un jour un soldat y pénètre et y trouve à sa grande surprise des ouvrages de Witold Gombrowicz et de Franz Kafka. Apprenant que N. Paulini avait entrepris de lire tout Balzac, il s’écrie : « lire Balzac quand on peut lire Kafka, c’est quand même un peu décadent ». Ou le signe d’une « cuculisation du monde ». Cela situe un personnage encore loin du 20ème siècle, sans même parler du 21ème. Après l’apprentissage du métier de libraire dans une librairie de livres anciens, un héritage de son grand-père lui permet d’ouvrir sa propre librairie avec le fonds de sa mère. Nous sommes en 1977. Mais, dilemme : un libraire ça vend des livres ce n’est pas fait pour uniquement les lire et les garder.

« Lui, le lecteur, se demandait s’il avait vraiment choisi le bon métier. Succombait-il au syndrome de Cardillac ? Ne ressentait-il pas comme ce dernier l’énorme scandale de devoir vendre quelque chose alors que non seulement tout en lui s’opposait à cette séparation, mais que cela portait atteinte à son instinct de conservation ? Même sans être artiste ou orfèvre, on pouvait fort bien éprouver cette envie d’assassiner ses clients ». (p.63).

L’auteur fait référence ici à une nouvelle d’E.T.A. Hoffmann dans laquelle Cardillac, orfèvre de génie à la cour de Louis XIV, a tant de mal à se séparer de ses œuvres qu’il poursuit ses clients.

Conservateur, son amour des livres tend à l’éloigner des réalités du monde. Discrètement à petits pas, on entre-lit un je de narrateur qui se développera plus tard.

Peu à peu la librairie, autour des années 1980, gagne en prestige et devient aussi un salon de lecture rassemblant une trentaine de personnes. Il prendra le nom de « salon du Prince Vogelfrei », en référence aux poèmes du Gai savoir de Friedrich Nietzsche. Paulini épouse Viola, une « rouge », (membre du Parti communiste est-allemand), coiffeuse de son état. Une lectrice assidue, elle aussi, mais de journaux au grand dam de son mari, selon qui il n’y a rien à apprendre dans la presse. Un jour, Norbert Paulini annonça « qu’il ne consacrerait désormais ses lectures qu’à de la littérature germanophone afin de conserver la pureté de sa langue ». Phantasme de la pureté de la langue que selon lui les traductions feraient « tanguer ». Exit Shakespeare, Cervantès, Molière, Tolstoï, Dostoïevski et Tchekhov ainsi que toute la bibliothèque de l’Antiquité. Il continue de les vendre mais ne les lit plus.

En 1989, c’est la « chute » du mur. Il est en retrait des évènements qui secouent la RDA cette année-là où naît un fils. Les habitués commencent à venir moins souvent. Dans un sondage du quotidien local, il est présenté comme « l’une des dix personnes » ayant été sous le régime est-allemand «  droites dans leurs bottes » parmi les commerçants de Dresde. Droit dans ses bottes, peut-être, mais dans de vieilles bottes. Il n’en va pas de même pour son épouse qui doit faire face au refus de clientes de se faire coiffer par une« rouge ». Norbert découvre par ailleurs qu’elle avait travaillé pour la Stasi, les services de renseignements est-allemands.(p.96)

Si la réunification allemande ne lui inspire pas grand-chose, elle n’est pas sans conséquence pour lui. La Caisse d’épargne ne lui accorde plus de crédit. Lors d’une visite à sa belle-mère, celle-ci le mène devant une décharge de livres, en partie tout neufs, jetés par camions entiers et notamment « tout un chargement de la ‘Bibliothèque des classiques’ éditée en RDA, reliure toile, avec notes et commentaires, cinq marks le livre ».(p.138-139).

Cet épisode m’a rappelé ce que m’avait raconté Elmar Faber ancien éditeur dans la prestigieuse maison d’éditions de RDA, Aufbau Verlag, lors d’un reportage que j’avais réalisé pour le Monde diplomatique en 2009 : « Les livres des meilleurs auteurs de RDA mais aussi des éditions de Heinrich Mann, Leon Feuchtwanger, Arnold Zweig, Anna Seghers, des tonnes de livres sont allés à la décharge. Il fallait faire de la place dans les rayonnages pour les livres de cuisine, les livres de conseils en tous genres et les guides touristiques ».

Retour au roman. Tous les trésors livresques que Paulini avait rassemblés ainsi que les savoirs qu’il avait accumulés sur les livres anciens sont dévalorisés par l’installation accélérée de l’économie et la société de marché dans l’ex-Allemagne de l’est. Il est désormais insolvable. Et divorcé. Puis expulsé de la villa qu’il occupait avec sa librairie et qui est réclamée par leurs anciens propriétaires passés à l’ouest et revenus, après la réunification, récupérer leur ancien bien pour, finalement, le laisser à l’abandon.

« La communiste l’avait trahie. Et l’Ouest lui avait dérobé sa demeure pour les livres et sa famille, croyant ainsi faire expier l’injustice commise par les communistes. Mais n’étaient-ce pas au fond les mêmes qui étaient restés en haut, déjà-là auparavant ? […] de même qu’il avait toujours ignoré l’État auparavant et mené l’existence d’un dissident, il était à présent un vrai dissident. Sauf que l’Ouest punissait par d’autres moyens l’entêtement et l’indépendance » (p.166-167)

Un dissident aux allures de servant de messe ou de concierge de musée qui se vit comme gardien d’une tradition bourgeoise lettrée. D’un autre côté, il n’était pas motivé par l’argent n’hésitant pas à faire cadeau d’un livre à un client intéressé qui ne pouvait se le payer. Paulini a l’air sans âge et croit vivre à l’abri du temps, derrière ses livres anciens.

Il trouve un boulot dans un supermarché. Il tient sept semaines comme caissier. Portier de nuit dans une pension, voilà qui lui permet de lire et de se rester fidèle à lui-même à travers ses livres désormais stockés dans une ancienne grange. Il faudra très vite la déménager lorsque le niveau de l’Elbe montera dangereusement. La crue de l’Elbe a eut lieu en août 2002.

 „Es hätte ihm weniger ausgemacht, wenn die Bücher verbrannt wären. Aber keine zweihundert Meter entfernt zu stehen und zu wissen , dass keine Macht der Welt in der Lage war, die Drecksflut davon abzuhalten, in seine Bibliothek einzudringen, Fach um Fach hinaufzusteigen, bis sie die Bücher Reihe um Reihe besudelte, das war unmenschlich, das war Folter. Nur die obersten waren verschont geblieben. Die anderen waren im Wasser und Schlamm versunken und erstickt.<
Am liebsten hätte er eine Planierraupe geschickt, wenn da nicht die Regale gewesen wären. An den Regalen entschied sich die seine Zukunft als Antiquar. Sie hatten standgehalten, sie waren aufrecht stehen geblieben dank der Verankerung an der Wand. Drei Tage hatten sie Wasser und Schlamm getrotzt. Jetzt waren sie entstellte Wesen. Wenn er sie aber schnell und sachgerecht behandelte, behielten sie ihren Gebrauchswert. Er würde allein mit ihnen sein. Er brauchte keine Besucher mehr, keine Verkaufsräume, keine Registrierkasse – ausgerechnet die und der Ledersessel waren gerettet worden -, keine Öffnungszeiten. Es gab das Internet. Er musste nur Rechnungen schreiben, das war alles“.

(Ingo Schulze : Die rechtschaffenen Mörder. S. Fischer Verlag Frankfurt 2020. S. 180-181)

« Si les livres avaient été brûlés, il l’aurait mieux supporté. Mais se trouver à même pas deux cents mètres et savoir qu’aucun pouvoir au monde n’était en mesure d’empêcher le flot de boue de s’engouffrer dans sa bibliothèque, de monter dans chaque rayon jusqu’à souiller les livres une rangée après l’autre, c’était inhumain, c’était une torture. Seuls les rayons supérieurs avaient été épargnés. Les autres étaient plongés et noyés dans l’eau et la boue.
Il aurait préféré envoyer un bulldozer, s’il n’y avait pas eu les rayonnages. C’étaient eux qui décidaient de son avenir comme libraire d’ancien. Ils avaient résisté, étaient resté debout grâce à leur fixation au mur. Trois jours durant, ils avaient défié l’eau et la boue. Ils étaient à présent des êtres défigurés. Mais s’il les traitait rapidement de façon appropriée, ils conserveraient leur valeur d’usage. Il serait seul avec eux. Il n’avait plus besoin de clients, d’espace de vente, de caisse enregistreuse – et c’était justement elle et le fauteuil en cuir, qui avaient été sauvés – ou d’horaires d’ouverture. Il y avait Internet. Il lui fallait seulement l’autorisation d’écrire des factures, rien de plus .»

(Ingo Schulze : De braves et honnêtes meurtriers. Librairie Arthème Fayrad. 2023. Trad. Alain Lance et Renate Lance-Otterbein. P. 177-178)

Un tournant dans sa vie. Son monde, s’il ne disparaît pas complètement, est fortement endommagé. Il s’installe avec les livres sauvés et son ordinateur dans une ferme désaffectée en Suisse saxonne. Où, un jour, il reçoit la visite de la police qui l’interroge sur son fils de 23 ans. Où était-il le 20 avril ? On l’aurait vu, le jour anniversaire de Hitler, à moto, avec un casque de la Wehrmacht et un T-shirt orné d’une tête de mort. Paulini assure qu’il y a erreur. Puis, prenant le masque d’Old Shatterhand, personnage des romans d’aventure de Karl May, il se met à tenir un discours d’extrême droite. Il n’a rien contre les étrangers mais…- ce mais typique du populisme d’extrême-droite – mais, pas ceux qui sont avides d’aide sociale et veulent transformer les anciennes cheminées en minarets. Et d’ailleurs – autre marqueur – il emploie un réfugié bosniaque.

Et la première partie du roman s’interrompt abruptement sur une phrase inachevée. Panne sèche ? Nous apprendrons plus tard qu’elle est due non seulement au fait que l’écriture révèle soudain la face sombre du personnage mais à la forme traditionnelle et linéaire de récit adoptée et à ses manques.

« Qui donc peut deviner la fin d’un livre quand il commence ? »
(Vilém Flusser, L’histoire du diable)

Et le roman change d’optique. Des personnages en filigrane ou secondaires passent au premier plan.  Le personnage central est désormais un écrivain qui avait fréquenté dans sa jeunesse Paulini et sa librairie. Celle-ci avait pour lui un « statut d’extraterritorialité, une île de bienheureux ». Nous apprendrons à la fin de la second partie – il y en a trois – qu’il s’appelle Schultze, avec un t, à ne pas confondre avec l’auteur du roman qui se nomme Schulze, sans t, même si la distance est faible. Il s’agit de l’auteur de la première version que nous venons de lire. Son intention de départ avait été d’écrire une nouvelle sur le libraire :

« Mon récit devait montrer Paulini comme le grand lecteur qui, au-delà des époques et des systèmes, en raison de sa prédisposition et de sa passion, devient le rempart contre ce qui nous menace, nous autres gens des livres et qui, parce qu’il reste fidèle à ses vœux et à ses convictions, se dresse en quelque sorte de façon naturelle contre ce qui nous sape et nous emporte année après année et ne laissera un beau jour plus rien subsister de ce pour quoi nous avons cru vivre. Sans les Paulini de ce monde, ne serions-nous pas perdu ? »( p. 232)

Si Paulini est sans conteste un amoureux du livre imprimé, avec les ambiguïtés déjà signalées, cela en fait-il pour autant le lecteur rêvé de tout écrivain ? On peut en douter d’autant que cela dépend du genre de convictions. Pour Paulini, faire de la politique « c’est gaspiller son temps ». pour lui tout ce qui éloigne de l’essentiel c’est à dire des livres était « superflu et inutile ». Un dissident apolitique, un oxymore. Schultze – avec un t – travaille à sa nouvelle sur Paulini à la fois à partir de ses souvenirs personnels de jeunesse et de l’image que lui compose Lisa avec laquelle il a établi une relation amoureuse et qui fut, et est toujours, la collaboratrice bénévole du libraire, et sans doute plus. Un soupçon de ménage à trois. Cette relation est partie intégrante du travail de l’écrivain et ne le simplifie pas :

« En tant qu’auteur, j’étais effrayé lorsque, en représentant Paulini, je percevais en lui des aspects que je n’avais pas découverts auparavant, ou que je n’avais pas voulu m’avouer. Ils remettaient soudain tout mon projet en question. A moi, l’homme qui luttait pour Lisa , ils étaient bienvenus, car ils contredisaient de façon évident l’image qu’elle propageait de lui »(p. 238)

Il en arrive au constat de son erreur non sans avoir une dernière fois rencontré Paulini. La nouvelle reposait-elle sur de mauvaises bases ?

« J’avais voulu dresser un monument à cet habitant de Dresde, montrer au gens de l’Ouest où vivait la vraie culture, et ennoblir en passant mon origine. A nous autres, gens de l’Est, j’avais voulu redonner conscience de notre propre histoire. Mais c’était méconnaître Paulini et méconnaître à quoi le prédestinait ce que nous admirions en lui : délire de domination, arrogance, regard d’en haut. J’avais raté un manuscrit par amour pour Lisa, dans l’espoir d’une continuité dans mon existence. Mais moi aussi, j’ai succombé à cet orgueil démesuré. Car quoi d’autre que surestimation de soi-même et prétention avait été cet espoir de pouvoir mettre en œuvre, utiliser mon écriture pour quelque chose, même si ce quelque chose était l’amour. Quelle erreur, quelle trahison ! » (p.265)

Etait-il trop impliqué pour inventer de la fiction ? Le roman d’Ingo Schulze est aussi le roman de l’écriture, par l’écrivain Schultze, d’une nouvelle sur un libraire de livres anciens qui passait pour grand alors que son univers était lilliputien. La seconde partie du roman s’achève sur le constat d’un manque dans la nouvelle. Ingo Schulze nous promène dans un labyrinthe de miroirs déformants qui grossissent ou rapetissent les points de vue et piègent les récits univoques, les visions parcellaires, les jugements hâtifs, les causalités simplistes.

Passe sur le devant de la scène une lectrice d’un genre un peu particulier puisqu’il s’agit de la lectrice de la maison d’édition d’Allemagne de l’Ouest qui prévoit de publier la nouvelle. On y apprend d’emblée la mort conjointe d’Élisabeth Samten (Lisa) et de Norbert Paulini. L’éditrice se trouve face à un manuscrit dont l’auteur est persuadé qu’il avait rendu hommage à la mauvaise personne. Elle l’incite à faire de ce défaut, c’est à dire « un parti pris esthétique coupé de tout contexte », une « nouvelle de notre temps », débarrassée d’une écriture conventionnelle et libérée de sa tentation ostalgique. Si la police conclut que la mort du libraire et de Lisa est due à un accident tragique, elle n’exclut pas d’autres hypothèses. Suicide commun ? Homicide ? Dans ce cas, quel en serait l’auteur possible ? La lectrice mène sa propre enquête. Se rendant sur les lieux de l’accident, elle croise un motocycliste avec un casque de la Wehrmacht et une tête de mort sur son T shirt. Elle interroge longuement le couple bosniaque qui gère la librairie dont a hérité le fils Paulini. L’entretien nous offre un dernier point de vue différent sur le libraire de livres anciens. On sent comme une tentation de roman policier poindre dans les dernières pages du livre. On n’y trouvera pas de réponse. Tout au plus des soupçons. Les candidats assassins ne manquent pas parmi tous ces braves et honnêtes gens .

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