En guise d’entrée en matière, un petit aperçu de quelques commencements. Première de trois parties consacrées à l’artificialisation du Rhin.
I. La rectification du Rhin
I.1 Aux commencements
I.2 Comment le sauvageon fut corrigé
II L’enturbinement de la houille blanche
Dans le premier sujet tel que nous allons le traiter en deux parties, il sera question de la rectification/correction du Rhin au cours du XIXème siècle et de celui qui, le premier, en conçu le projet dans son ampleur : l’ingénieur colonel badois Johann Gottfried Tulla, Son projet se présentait ainsi :

Johann Gottfried Tulla, ingénieur colonel badois : Carte hydrographique de la rectification du cours du Rhin Leen 1817
Plus généralement, la période s’étendra des années 1820 aux années 1880.
Avant la correction
Dans son livre qui connut un grand succès, L’Alsace, le pays et ses habitants, Charles Grad, écrivain scientifique et député protestataire, présente les deux cartes ci-dessus, ici dans l’édition de 1889 aux éditions Hachette repris en fac-similé chez Contades, comme étant dues « à l’obligeance des ingénieurs hydrauliques ». Elles présentent les travaux du Rhin dans leur deuxième phase aux environs de Blodelsheim dans le sud de l’Alsace. Il commente les cartes ainsi :
« Un coup d’oeil sur ces deux cartes fait voir, mieux que toutes les explications écrites, quels importants changements ces travaux ont déterminés et combien le réseau de canaux ou de branches remplis par les eaux moyennes s’est rétréci » (Charles Grad oc p 291).
Nous verrons dans la seconde partie qu’entre rectification et rétrécissement du Rhin, il y aura deux moments distincts de la correction du fleuve.
Rouge est la couleur de la faute
Non, Rhin, pas comme cela, so nicht, semble nous dire cette image. Tous ces pleins et déliés, n’importe comment, pas sur les lignes, et qui font des taches entre les boucles, il va falloir me corriger cela. Quand j’ai vu cette cartographie du Rhin et de sa correction future, cela m’a évoqué une écriture maladroite, gauche, voire écrite de la main gauche à une époque où l’on réprimait les gauchers, et le trait de plume rageur, à l’encre rouge des professeurs sur les copies d’élèves. Rouge est la couleur de la faute. L’analogie très subjective ne s’arrête pas là. Car il y a dans le rapport à la nature tel qu’on le concevait au 19ème siècle comme une attitude de maître d’école. Elle devait être corrigée voire domptée (gebändigt). Il y a bien sûr des raisons à cela mais le redressement, pour le policer, s’est fait au détriment des effets négatifs que cela allait entraîner.
En effectuant une rotation de 90°, on obtient une image qui n’est pas sans évoquer celle du serpent :
Orthodoxie de όρθός orthós = en droite ligne, dans la bonne voie
La rectification, correction du Rhin se dit en allemand Begradigung formé à partir de Gerade, (en langage courant la première voyelle est effacée) qui signifie droite, simplification de ligne droite. Le mot signifie aussi aplanir. La rectification veut dire aussi redressement, rendre droit ce qui est tordu, corriger une erreur (redressement fiscal) mettre sur le droit chemin en occurrence ce flâneur de Rhin en ses divagations. Le ramener à l’orthodoxie. Ce qui veut dire aussi ramener la Terre à terre et à une surface.
On allait le corriger cet ébouriffé, ce Crasse-Tignasse
En le passant par les verges et par les épis
Le passage par les verges était une punition infligée aux soldats. Le soldat puni passait entre deux alignements formés par ses camarades qui chacun lui donnait un coup de verge ou de pique. Cette punition a été abolie à la demande des réformateurs de l’armée prussienne au début du 19ème siècle. L’autre sens du mot correction. Image qui résonne étrangement avec celle d’un passage par les épis.
En résumé du traitement infligé au fleuve, ceci :
« Le Rhin, jadis fantasque, impétueux ou indolent, serpentant sans profondeur dans une indécise et inextricable coulée de lacis et de marais buissonneux, entre des milliers d’île, de bancs de sable et de graviers, ou bien torrent furieux à l’assaut de la plaine, redouté des riverains qui en fuyaient le voisinage, n’est plus, aujourd’hui, après un siècle et demi de travaux de surveillance, d’endiguement et de creusement, abandonné nulle part à lui-même, depuis sa sortie des montagnes jusqu’à son embouchure. »,
écrivait, en 1960, Jean Dollfus dans son livre L’homme et le Rhin paru chez Gallimard. Il nous offre ainsi un excellent résumé de ce dressage du sauvageon que nous allons détailler par la suite sans nous arrêter aux premiers travaux de levées, d‘endiguement à l’aide de fascines, qui remontent au XVème siècle. Les fascines de clayonnage sont une technique de génie végétal toujours actuels contre l’érosion des sols et les coulées de boue.
Le Rhin du Dr Frankenstein
Dans le même temps, on assiste à l’invention du Rhin romantique. C’est Dr Jekill et mister Hyde. Le roman de Stevenson date de 1886. La plus saisissante expression de cette double face est peut-être celle exprimée par Mary Shelley quand elle fait dire au double du Dr Victor Frankenstein, lors de sa descente du Rhin en bateau, de Strasbourg à Rotterdam afin de s’embarquer pour Londres :
« Les montagnes suisses sont plus majestueuses et plus étranges ; mais un charme réside au bord de ce fleuve, dont nulle part je n’ai ressenti l’égal. Voyez ce château dressé au-dessus de ce précipice ; et cet autre sur l’île, presque caché par le feuillage de ces arbres merveilleux ; et ce groupe de paysans arrivant de leurs vignes ; et ce village à demi caché au creux de la montagne ! Ah ! Certes, l’esprit qui habite et protège ces lieux est doué d’une âme plus proche de la nôtre que ceux qui entassent les glaciers ou choisissent pour retraite les pics inaccessibles de notre pays natal » .
(Mary Shelley : Frankenstein GF Flammarion p. 240)
Le plan de rectification du Rhin présenté ci-dessus date de 1817. Le roman de Mary Shelley Frankensttein ou le Prométhée moderne est paru pour la première fois le 1er janvier 1818 !
Le « fleuve de papier »
De tout temps les humains ont tenté des représentations du monde auquel ils étaient confrontés. Le fleuve n’y échappe pas, et pour cause, il servait aussi d’orientation.

Carte des étapes de Castorius ou Table de Peutinger , centrée sur l’Alsace et le Rhin (fin du Vième siècle. La carte est ici orientée avec l’Est en haut. On peut y reconnaitre les Vosges (Silva Vosagus), Brumath (Brocomagus), Strasbourg (Argentorate, représenté par une construction), Horbourg (Argentovaria), Kembs (Cambete), Bourgfelden (Arialbinium), Kaiseraugust (Augusta Rauracorum, représenté par une construction) (Source)

Une tentative de représentation du Rhin au 16ème siècle Karte im Generallandesarchiv Karlsruhe über den Streckenabschnitt von Beinheim bis Philippsburg (Udenheim) von 1590 Generallandesarchiv Karlsruhe
En préalable aux travaux de rectification, pour le moins sur des distances relativement importantes, il en fallait le développement d’une cartographie.
« Aucune carte assez exacte ne permet de bien suivre les variations du cours du Rhin depuis le Moyen-âge jusqu’au début des travaux de correction actuels. Une carte du chevalier Beaurain, gravée en France pour y représenter les campagnes de Turenne sur les bords du fleuve, de 1674 à 1675, indique dans son lit une multitude d’îles boisées, séparées par autant de bras d’eau plus ou moins forts, au point qu’un pont militaire, établi entre le village de Plobsheim et le fort d’Altenheim, traversait alors huit bras du fleuve, pour relier le pays de Bade à l’Alsace. Schœnau, Rhinau, Drusenheim, Schattmatten et Seltz, éloignés aujourd’hui d’un à deux kilomètres du Rhin, se trouvaient alors sur sa rive. De forts chenaux baignaient la Wanzenau et Gambsheim, tandis que Dalhunden appartenait à la rive droite, et que trois voies d’eau perpendiculaires, antérieures à la construction du canal de l’Ill au Rhin, exécutée en 1838, reliaient Strasbourg avec le courant principal. Les travaux de correction entrepris par les pays riverains sur un plan d’ensemble, au milieu du siècle actuel, maintiennent le fleuve dans un lit artificiel plus stable ».
(Charles Grad : L’Alsace, le pays et ses habitants )
Il existe également des cartes militaires datant du milieu du 18ème siècle ainsi cet extrait de l’Atlas de Naudin, Théâtre de la guerre en Allemagne 1726 :
La relation entre cartographie et fonction utilitaire des cours d’eau va se préciser au fur et à mesure
« Au cours du XVIIème siècle, des règles spécifiques à la cartographie des cours d’eau, c’est à dire à la fois la manière de les dessiner, l’indication de leurs équipements et la couleur de leurs eaux se mettent véritablement en place […] . La grande innovation résidait pour la cartographie des rivières dans l’apposition, sur le tracé du fleuve, des équipements de la rivière par des signes conventionnels . […] C’est la fonction utilitaire de la rivière qui était clairement distinguée. Ainsi la carte portait en elle les projets d’aménagement hydraulique et avait un sens précis et novateur : seconder l’homme dans ses interventions techniques. Les modes d’écoulement de l’eau, la modification des berges, l’usage nouveau du débit étaient au cœur de la carte, et des politiques des ingénieurs, qui avaient pour mission de corriger, rectifier, redresser le fleuve désordonné».
(Virginie Serna : Le fleuve de papier in Le fleuve. Médiévales 36, printemps 1999, pp 31-41)
L’auteure ajoute :
« La science hydraulique devient un élément de l’ordre moral qui doit remettre dans le droit chemin une nature désordonnée, trop libre, et doit appliquer un certain nombre de correction, voire une véritable médecine. Certains auteurs comme L. de Genette dans son ouvrage Expérience sur le cours d’un fleuve ne proposent-ils pas des saignées pour faire baisser les eaux du fleuve et éviter les inondations ? »
En 1787, naît, en France, à propos du Rhin, l’idée de réunir les bras du fleuve en un seul lit sans modifier cependant son cours. Ce premier projet d’ampleur est du au général-ingénieur Jean Claude Eléonor Le Michaud d’Arçon, qui sera le premier professeur de fortifications à l’Ecole polytechnique au moment de sa création par Napoléon. Il fait partie de ceux qui porteront un nouveau regard, militaire, sur les paysages et auront une autre manière de décrire les localités. (Cf Claude Muller Des mots du génie au génie des mots : décrire l’Alsace au XVIIIe siècle in Revue d’Alsace.
Le projet du général d’Arçon ne se fera pas, essentiellement pour des raisons géopolitiques.
Les choses changent au début du XIXème siècle avec l’ingénieur badois Tulla que Jean Dollfus qualifie de « véritable père du Rhin moderne. », une appréciation qu’il conviendra de critiquer. Je détaillerai cela dans la seconde partie.
Retenons pour l’instant le changement de regard sur les fleuves avec, du moins côté français, en ligne de mire la question de la frontière. Question ancienne qui avait été réactualisée sous la Révolution française, après Richelieu et Vauban ayant appelé le roi à définir son « pré-carré :
« Les limites de la France sont marquées par la nature. Nous les atteindrons dans leurs quatre points: à l’Océan, au Rhin, aux Alpes, aux Pyrénées. On nous menace des rois! »
(Danton : Sur la réunion de la Belgique à la France. Discours du 31 janvier 1793)
Sauf, qu’en tout état de cause, la frontière du Rhin n’était pas fixe mais fluctuante.
Le Rhin médian et inférieur, d’Istein à la mer au contraire du Rhin alpestre a été, si l’on peut dire
« reconstruit, remodelé, corseté, policé de main d’homme, à des fins parfois contradictoires : la garantie de ses rives contre ses divagations et le maintien de la navigation de son lit contre les encombrements : travaux de correction et travaux de régulation. Et cette domestication, cette double tâche a été après maintes ébauches, l’œuvre coordonnée du XIXème siècle. »
(Jean Dollfus oc p 116)
Le fleuve participe de la définition de l’espace de l’état.
Aux origines de la question de l’espace et de sa géométrie.
« Premiers
Dieu crée ciel et terre »
Dit la Bible dans la Genèse. Dans l’occident chrétien, les origines des rapports entre l’homme et la nature remontent à la Bible. Cette dualité même, l’homme et la nature, m’a toujours paru étrange en ce qu’elle poserait comme donnée que l’homme ne serait pas lui aussi issu de la nature qui est son milieu qu’il modifie comme tous les êtres vivants à la différence que les humains produiront des organes exosomatiques détachés d’eux-mêmes. Puisque Dieu crée l’adam à son image (Genèse 1.27), pour certains il en découlerait que, bien que façonné à partir de la terre, il ne serait pas lui-même entièrement issu de la nature, ce qui lui conférerait un ascendant sur elle. Tout change si l’on considère à l’inverse que c’est l’homme qui a créé Dieu à son image. Ceci dit, comme on le verra plus loin, cela est aussi une question de traduction et d’interprétation.
Pour l’historien américain Lynn T. White Jr, il résulterait de sa lecture de la Genèse ceci :
« En contraste absolu avec le paganisme antique et les religions asiatiques (à l’exception peut-être du zoroastrisme), non seulement le christianisme établit un dualisme entre l’homme et la nature mais encore il soutient que c’est dieu qui veut que l’homme exploite la nature pour ses propres fins » ( Lynn T. White Jr : Les racines historiques de notre crise écologique. Puf p.38)
Le christianisme serait donc à l’origine du désenchantement du monde en nous faisant remplacer les lutins par des nains de jardins dépourvus d’esprit. J’entends cela très bien. Le philosophe Dominique Bourg qui commente le texte de White fait cependant observer que Dieu jugea la création du monde « bonne» avant même que d’y placer Adam et Eve et leur prolifique succession et donc que l’interprétation sus-citée est critiquable. Cependant, D. Bourg cite le pape François qui dans son encyclique Laudatio si’ (2015) avait déclaré, allant dans le sens de White mais pas tout à fait, plutôt mi-figue, mi-raisin :
« S’il est vrai que, parfois [sic], nous les chrétiens avons mal interprété les Écritures, nous devons rejeter aujourd’hui avec force que du fait d’avoir été créés à l’image de Dieu et de la mission de dominer la terre, découle pour nous une domination absolue sur les autres créatures »
La bible ne donne donc pas lieu à un « despotisme anthropocentrique ». Pas sûr que cette encyclique ait marqué les esprits au Vatican au vu de leurs pratiques financières actuelles.
Dieu appelle ce qui est sec terre
Revenons à la Genèse. Dieu sépare, localise et nomme.
Bible. Genèse I,10 :
« Dieu appelle ce qui est sec terre
et mers l’union des eaux
Dieu voit
comme c’est bon »
(Nouvelle traduction Premiers/ Genèse. Trad. : Frédéric Boyer, Jean L’Hour. Bayard) :
Dieu nomme, définit et localise ce qu’il appelle terre. Il fait cela le quatrième jour après avoir séparé « la lumière et le noir » c’est à dire le jour et la nuit puis rassemblé les eaux en un même lieu (« an einem Ort », écrit Luther, qui souligne le un) et séparé « les eaux des eaux » faisant la voûte qu’il appelle ciel. Au septième jour, il n’a toujours pas créé la pluie. Rien ne pousse. Puis,
« De la terre sortent des flots
qui arrosent toute la surface du sol »
Dieu ne connaît pas les zones humides ni l’entre-deux mais l’arrosage. Adam peut arriver. Il est fabriqué à partir du sec, de la poussière. Yhwh Dieu peut le placer dans un jardin. Ensuite,
« Un fleuve sort d’Éden pour arroser le jardin
et de là se divise en quatre
Un des fleuves s’appelle Pishôn
il embrasse tout le pays d’Hawila [Colchide?]
où se trouve l’or
Avec cet or si bon
le bdellium et le lapis-lazuli
Un deuxième fleuve s’appelle Guihôn
et ceinture tout le pays de Koush
Le troisième s’appelle le Tigre
et descend à l’est d’Assour
Enfin le quatrième, c’est l’Euphrate »
Donc les fleuves sont dans la Genèse comme déjà là. On les oublie, me semble-t-il, quelque peu en ne considérant qu’il n’y avait que la terre, le ciel et les océans. Le sec tout seul ne produit rien.
Compliqué la Genèse. Plus encore si l’on compare différentes traductions. Il nomme le sec terre après avoir créé le ciel et la terre ?
« Premiers
Dieu crée ciel et terre
terre vide solitude »
C’est ce que l’on trouve dans la traduction nouvelle plus poétique et donc ouverte dont je me sers de préférence. Cela change si l’on utilise une autre traduction…
Celle de Chouraqui :
« Entête Elohîms créait les ciels et la terre,
la terre était tohu-et-bohu »
…Et si l’on distingue terre et Terre avec ou sans majuscule.
« Elohîms dit : « Les eaux s’aligneront sous les ciels vers un lieu unique, le sec sera vu. » Et c’est ainsi.
Elohîms crie au sec : Terre. »
La Terre qui est aussi une biosphère est une localité. Sauf que la conception qui dominera ne sera pas celle d’une sphère mais de son aplatissement. La terre tohu-bohu est dans la traduction œcuménique : sans forme. Cette traduction distingue la terre et un continent terre. La première la sépare du Ciel, la seconde des eaux. « Und Gott sprach: Es sammle sich das Wasser unter dem Himmel an einem Ort, dass man das Trockene sehe » dans la traduction de Martin Luther. De sorte que l’on voit le sec. Si l’on passe de l’informe terre avec minuscule au sec nommé Terre avec majuscule ou à un continent terre, quelque chose semble s’éclairer mais peut-on en être certain ? En allemand, il n’y a pas de différence entre majuscule et minuscule pour nommer la Terre. C’est en tout cas sur ces distinctions que s’appuie le géographe italien Franco Farinelli pour expliquer que, dès le mythe de l’origine judéo-chrétien, il y a une « mise en ordre » de l’informel et « réduction de la Terre à une surface » que Dieu localise et ordonnance la création. (Franco Farinelli : L’invention de la terre. Editions de la revue Conférence). Dieu premier arpenteur ?
Espace, localisation et ordre = Nomos
C’est ce à quoi, Carl Schmitt fait référence dans le Nomos de la Terre, affirme le géographe italien. Car c’est ici que s’enracine le fondement du droit européen, Européocentriste, faut-il préciser, un droit défini comme « réunissant localisation et ordre » : « les grands actes fondateurs du droit restent des localisations liées à la terre ». Nomos désigne en grec « la première mensuration qui fonde toutes les mesures ultérieures en tant que première partition et division de l’espace pour la partition et la répartition originelles » écrit Schmitt. (Schmitt : Le nomos de la terre. Puf p 70).
Il précise :
« Le mot nomos vient […] de nemein, un mot qui signifie aussi bien « partager » que « faire paître ». Le nomos est donc la configuration immédiate sous laquelle l’ordre social et politique d’un peuple devient spatialement perceptible, la première mensuration et division des pâturages, c’est-à-dire la prise de terres et l’ordre concret qu’elle comporte et qu’elle engendre tout à la fois ; selon les termes de Kant, «la loi distributive du Tien et du Mien sur le sol » ; ou encore, selon l’heureuse expression anglaise, le radical title, Le nomos est la mesure qui divise et fixe les terrains et les fonds de terre selon un ordre précis, ainsi que la configuration qui en résulte pour l’ordre politique, social et religieux. Mesure, ordre et configuration forment ici une unité spatiale concrète. La prise de terres, la fondation d’une cité ou d’une colonie rendent visible le nomos avec lequel un clan ou la suite d’un chef ou un peuple deviennent sédentaires, c’est-à-dire se fixent historiquement en un lieu et font d’un bout de terre le champ de force d’un ordre, Ce n’est que pour un tel nomos que les formules de Pindare et d’Héraclite, si souvent citées et sur lesquelles nous allons revenir à l’instant, prennent un sens, et non pour n’importe quelle réglementation, voire pour une norme dissociée de la physis concrète à la manière des sophistes, opposée à la physis en tant que thesis. On peut en particulier qualifier le nomos de rempart parce que le rempart repose lui aussi sur des localisations sacrées. Le nomos peut croître et multiplier comme la terre et le patrimoine : c’est de l’unique nomos divin que «se nourrissent » tous les nomoi humains. » (oc p 74)
Cela ne se fait pas d’abord pas la médiation du droit. Le nomos est un état de fait. La prise de terre a pour but de la rendre habitable, ce qui inclut le pâturage. Si Schmitt parle bien de Landnahme, prise de terre, comme un processus dirigé aussi bien vers l’intérieur que [vers] l’extérieur, il le traite comme historique et le considère essentiellement comme conquête à travers la mer et le ciel et non en termes d’endocolonisation. Par ailleurs, chez lui, le tien et le mien ne concerne pas le rapport de l’homme et de la nature. Or, ce qui nous intéresse ici c’est la conquête de la nature pour reprendre le titre du livre de l’historien de l’Allemagne David Blackbourn. The Conquest of Nature: Water, Landscape, and the Making of Modern Germany, pour le titre original. C’est à dire la conquête du sec sur les zones humides, la correction et l’artificialisation des cours d’eau, tel que l’exprime le Faust de Goethe croyant être arrivé au sommet de son aventure entrepreneuriale :
FAUST
Un marais s’étend le long de la montagne,
Empestant tout ce qui a déjà été conquis ;
Assécher aussi ce bourbier putride
Serait la dernière et la suprême conquête.
À bien des millions j’ouvre des espaces
Où habiter, non, certes, en lieu sûr, mais actifs et libres.
Vertes les campagnes, fertiles ; hommes et troupeaux 1
Seront aussitôt à l’aise sur cette terre toute nouvelle,
Dès leur installation au long de la puissante colline
Édifiée par un peuplement hardi et travailleur.
Ici, à l’intérieur, un pays paradisiaque,
Et que dehors les flots fassent rage jusqu’à son bord :
S’ils rongent pour jaillir violemment en dedans,
Un élan commun s’empressera de fermer la brèche.
Oui, je me suis voué tout entier à cette pensée,
C’est le dernier mot de la sagesse :
Celui-là seul mérite la liberté autant que la vie,
Qui chaque jour doit les conquérir.
Et c’est ainsi qu’environnés par le danger,
L’enfant, l’adulte et le vieillard passeront ici leurs actives années.
Je voudrais voir ce fourmillement-là,
Me tenir sur une terre libre, avec un peuple libre.
À l’adresse de cet instant je pourrais dire:
Arrête-toi donc, tu es si beau !
La trace de mes jours terrestres ne pourra,
De toute éternité, s’effacer..
Anticipant le sentiment d’une si haute joie,
Je jouis à présent de cet instant suprême. |
Faust s’affaisse, les lémures le prennent et le couchent sur le sol.
Goethe Faust II Acte V.
Avec l’assèchement des marais, Faust, entouré de Lémures, croit avoir atteint l’instant suprême et gagné son pari avec Méphistophélès, ce qu’il exprime par la formule convenue entre-eux : Arrête-toi donc, tu es si beau ! Mais Faust déjà rendu aveugle ne se rend pas compte que le bruit des pelles provient de celles qui creusnt sa tombe. On dirait que Goethe s’inspire du Roi de Prusse, en partie son contemporain.
Eau, en avant, marche !
La conquête de la terre est à comprendre dans un sens quasi militaire. Le roi de Prusse, Frédéric II, qui n’aimait pas l’eau, écrivait à Voltaire : « l’agriculture est le plus beau des arts, sans lui, il n’y a ni commerçant, ni roi, ni poète, ni philosophe ». Sous son règne la colonisation intérieure déjà entamée a pris de l’ampleur. L’un des chefs colonisateurs, canalisateur et rectificateur des méandres de l’Elbe, Simon Leonhard von Haerlem, qui avait aussi conçu l’ asséchement des marais de son delta intérieur, l’Oderbruch, lui avait promis qu’à « cet endroit où maintenant quelques poissons trouvent de la nourriture, paîtra une vache ». Remplacer les poissons par des vaches ! Était présent dans le groupe concepteur des travaux, le mathématicien Leonhard Euler. C’était avant que ses relations avec Frédéric II ne se détériorent. L’objectif central consistait dans le gain de terres agricoles. L’ensemble fut considéré comme une geste héroïque. Il est vrai qu’à l’époque l’entreprise était peu banale. Commencés en 1747, les travaux devaient durer 7 ans mais ne s’achèveront dans leur globalité qu’en 1762 non sans que le roi de Prusse ne perde patience et ne militarise le projet pour en faire une opération militaire nommée eau, en avant, marche ! Il put enfin déclarer avoir conquis pacifiquement une province. Mais pas sans violence. Certes sans commune mesure avec la guerre de Sept Ans (1756-1763), première à pouvoir être qualifiée de mondiale.
A la fin de la guerre de 7 ans, écrit David Blackbourn à qui j’emprunte ces informations,
« les projets d’agrarisation des marais ont été menés avec une obsession quasi-maniaque. Avec le recul, on peut dire que l’Oderbruch fut la région où tout commença. Une politique de peuplement avait été menée pour coloniser les territoires conquis en y faisant venir des colons. Quelques années plus tard, en 1770, naissait celui qui allait devenir le capitaine ingénieur Johann Gottfried Tulla, le rectificateur, correcteur, du Rhin. Parallèlement mais cela avait commencé dès la fin de la guerre de Trente Ans, se déroula une guerre aux animaux de sorte qu’entre 1750 et 1790, loup, ours et lynx avaient été exterminés d’Allemagne avec bien d’autres sans compter la perte de biodiversité due à l’assèchement des zones humides. »
(David Blackbourn. The Conquest of Nature: Water, Landscape, and the Making of Modern Germany. Je traduis d’après l’édition allemande : Die Eroberung der Natur Pantheon Verlag)
Aujourd’hui, les humains et les animaux d’élevage constituent 95 % de la biomasse des mammifères. Les humains et le bétail dominent la biomasse des mammifères dans un déséquilibre considérable. La sixième extinction de masse des animaux s’accélère
Selon le roi de Prusse, Frédéric II :
« Darüber gibt’s nur eine Meinung, dass die Stärke eines Staates nicht in der Ausdehnung seiner Grenzen, sondern in seiner Einwohnerzahl beruht. … Darum liegt es im Interesse eines Herrschers, die Bevölkerungszahl zu heben ».
« La force d’un État ne repose pas sur l’extension de ses frontières mais sur le nombre de ses habitants… Il en résulte qu’accroître la population est de l’intérêt d’un souverain ».
Après la Guerre de Trente ans, le pays avait été dévasté. Sa fin marquera le début de la construction d’un état central et le développement d’un secteur agricole au besoin en faisant appel à des colons. Une véritable politique d’accueil de migrants leur offrant de multiples avantages sera mise en place. Les terres conquises sur l’eau s’appelleront d’ailleurs des colonies. S’il a bien eu antérieurement des consolidations de rives et des endiguements de l’Oder, les projets de Frédéric II anticipés par son père appelait de nouvelles solutions. La principale consistera dans le construction d’un canal de l’Oder raccourcissant le cours de fleuve de 26 kilomètres. Le projet sera conçu par un dénommé Simon Leonhard von Haerlem, comme son nom le signale d‘origine hollandaise par son père avec l‘aide du mathématicien suisse Leonhard Euler. L‘opération se soldera pas le gain de 32 500 ha de terrain et la construction de 33 nouveaux villages.
Frédéric II :
“Hier habe ich im Frieden eine Provinz erobert,“ (Ici j‘ai conquis dans la paix une province)
On notera dans la conception de l’opération la présence de mathématiciens.
« Deux générations [d’ingénieurs hydrauliciens] ont appliqué aux cours d’eau qui ont été raccourcis, déviés, interrompus par des écluses, les principes de base introduits par des scientifiques comme Daniel Bernoulli et Leonhard Euler. » (Blackbourn p 111). Ils en feront une technoscience. Bernoulli autre bâlois avait en effet posé les bases de la dynamique des fluides que Euler avait développées. Tableau de chiffres, cartes, descriptions topographiques sont les instruments du pouvoir de Frédéric II, note Blackburn. Leurs données ont rendu possible la réalisation de la conquête. Mais en étaient elles la raison ? se demande-t-il. Certes elles ne sont pas apparues par hasard. Il y a cependant d’autres motifs., le motif supérieur étant : ordonnancer, mesurer discipliner dans le cadre de la formation de l’état absolutiste :
« Les marécages dérangent le sens de l’ordre au plus haut point. Laissées en l’état, les marécages et zones humides s’opposent aux mensurations cadastrales nécessaires au calcul de l’impôt foncier, handicapaient les soldats dans leur marche, offraient aux voleurs de grand chemin et aux déserteurs des cachettes. Tout comme la consolidation des nouvelles routes ou chaussées de cette époque, les chemins posés sur la terre rendue cultivable et les bornes qui les longeaient étaient des symboles visibles de l’ordre que l’on y avait installé. Sous l’angle d’une organisation de la sphère étatique intérieure, les lignes sur la carte correspondaient maintenant à celles sur le terrain » (Blackbourn p 57)
La même chose vaut à fortiori pour les frontières extérieures
Après ce rapide survol des antécédents de la conquête de terres sur l’eau, reste la question de la ligne droite et de la géométrie dans l’approche du traitement des méandres des fleuves, de leur perception comme hydres liquides. J’ai même rencontré dans mes lectures la figure de la Méduse pour qualifier le Rhin.
« L’atterrissage de la géométrie »
A Paris, cimetière Montmartre, se trouve la tombe du rectificateur du Rhin, l’ingénieur et colonel badois Johann Gottfried Tulla
En s’approchant :
Sur ce relief de la tombe montmartroise de l’Oberstleutnant (on traduit généralement lieutenant-colonel) / ingénieur Tulla, à côté du parchemin qui figure la correction du Rhin et posé sur son pli comme pour l’empêcher de se dérouler, se trouve un livre de géométrie, cercle, triangle, droite, carré et rectangle. Même le globe terrestre est enserré dans une structure géométrique et comme placée sur un pont. Vision d’ingénieurs, ces « idiots de la précision » (Durs Grünbein). Cela illustre ce que Augustin Berque nomme « l’atterrissage de la géométrie ». L’espace se substitue à la contrée, espace étant défini comme « la réduction virtuelle de tout lieu et de toute contrée à une métricité purement objective ». (Augustin Berque : l’écoumène. Belin)
Pour Franco Farinelli, « la ligne droite, qui n’existe pas dans la nature […] est à la fois la matrice et l’agent de toutes les techniques modernes ». Il illustre son propos à l’aide d’une histoire tirée du Chant IX de l’Odyssée .
« Et alors Ulysse, prend une espèce d’énorme tronc d’olivier qui était là, il l’équarrit un peu, sous la cendre il le fait rougir un peu et pendant la nuit, avec quatre de ses compagnons, ils attrapent cette espèce de mât, ils se mettent au-dessus du Cyclope endormi et dans son œil unique, qui dort, qui est fermé, ils mettent le pieu, ils le tournent comme on le ferait avec un vriller. ».
ainsi que nous le raconte Jean-Pierre Vernant.
Deux illustrations de la légende :

Le groupe central des statues au musée à Sperlonga en Italie, comprenant l’« aveuglement de Polyphème ».
Autre image du même mythe où l’on retrouve le serpent

Coupe laconienne. Peintre du Cavalier, Sparte, vers 560-550 av. J.-C.. Argile jaune rosé à engobe blanc grisâtre, peinture noire lustrée, rehauts rouges (épieu, chevelures, taches de sang sur la cuisse de Polyphème) © Bibliothèque nationale de France
À l’exergue, un poisson rappelle que Polyphème est fils du dieu de la mer, Poséidon. Et que dit la présence du serpent ? Souligne -t-il que le pieu est droit ?
Mais pourquoi Ulysse censé passer pour le malin de l’histoire choisit-il un tronc d’olivier dont Polyphème fait des massues pour faire un mât ? se demande Franco Farinelli. Sa réponse est qu’il le fait pour précisément affirmer sa supériorité technologique :
« Pourquoi Ulysse ordonne-t-il de tailler, ébrancher et aiguiser justement un tronc d’olivier, alors qu’il y avait beaucoup d’autres essences dans la grotte ? Pourquoi précisément l’olivier, l’arbre le plus tortueux de la Méditerranée ? Parce qu’il s’agit de raconter l’acte d’où découle tout ce que nous appelons aujourd’hui technologie, et commence exactement avec l’opération que les compagnons d’Ulysse font subir au tronc si tourmenté : en le redressant, ils le transforment en l’opposé de ce qu’il était auparavant, et le déplacent du domaine naturel au domaine culturel et au domaine artificiel. C’est pour mettre cette transformation en évidence que la forme choisie est la plus noueuse et emmêlée. On produit ainsi quelque chose, la ligne droite, qui n’existe pas dans la nature et qui est à la fois la matrice et l’agent de toutes les techniques modernes ».
(Franco Farinelli : L’invention de la terre. Editions de la revue Conférence)
Ainsi naissait une tradition dont on peut supposer que les Européens ont hérité
« Nous sommes les filles et les fils […] de cette Europe raisonneuse, technicienne, qui prétendait s’imposer au monde par sa seule capacité à l’arpenter. Cette Europe qui dira bientôt, avec Galilée dans Il Saggiatore (L’Essayeur), 1623) que l’univers est écrit en langage mathématique, et qu’il s’agit juste de tracer d’une main ferme ses lettres et ses symboles : ses caractères sont des triangles, des cercles et d’autres figures géométriques, sans l’aide desquelles il est humainement impossible d’en comprendre un seul mot ; sans elles, on erre vainement à travers un labyrinthe obscur. »
(Patrick Boucheron : L’entretemps / Conversations sur l’histoire. Verdier p 29)
Bien sûr, la ligne droite ne s’imposera pas au fleuve aussi facilement, sauf pour les percées et les canaux, les réalités du terrain l’en empêcheront mais elle y préside. Le détournement du Rhin vers le Grand canal d’Alsace après le Traité de Versailles se fera lui selon des formes strictement géométriques.
Droit et alluvions
Posons encore quelques jalons à propos de questions juridiques que posent les cours d’eau. Dans son Traité De fluminis, Bartolo Da Sasooferrato (1355) intègre dans son traité juridique des figures géométriques pour comprendre les questions que soulève ses observations du Tibre qui sur l’un de ses côtés érode la rive alors qu’il dépose sur l’autre ses alluvions.
« Les images du fleuve et des terrains riverains qui accompagnent dans les manuscrits et les éditions imprimées le texte du De fluminibus cherchent à représenter, on l’a dit, de manière relativement complète et schématique mais de façon purement hypothétique les variations topographique dans les zones proches des cours d’eau. C’est une démonstration abstraite, mais construite sur la base d’expériences réelles. Ce n’est pas un hasard si ces images rappellent visuellement l’abondante cartographie relative au cours des fleuves produite au début de l’ère moderne. D’intéressantes études sur cette production cartographique ont révélé qu’au moins jusqu’au milieu du xvr siècle elle a eu pour origine presque exclusivement les litiges concernant les biens fonciers. L’examen de la documentation de cette époque concernant le monastère de San Pietro de Pérouse, propriétaire de vastes terrains le long de la vallée du Tibre, a permis de tirer des conclusions qui peuvent servir de toile de fond au traité de Bartolo. C’est bien l’action du fleuve qui « détermine des situations conflictuelles et les comportements antagoniques entre les propriétaires limitrophes, menant souvent à des contentieux sans fin, qui portent moins sur l’exploitation des eaux que sur la redéfinition des limites de propriété, sur la division des rendite (les formations alluviales le long de la rive concave du fleuve) et des îles ».
(Caria FROVA : LE TRAITÉ DE FLUMINIBUS DE BARTOLO DA SASSOFERRATO (1355) nn Le fleuve. Médiévales 36, printemps 1999 pp 81-89)
Je n’ai évidemment rien contre la géométrie dans la mesure où elle ne devient pas vision dominante de la réalité, et que le chiffrable ne soit pas la seule considération prise en compte, sans référence à ses limites. La question n’est pas tant les travaux d’aménagements des fleuves que les proportions prises dans le degré d’intervention des humains sur la nature et l’absence de prise en compte de leurs externalités négatives. De ce point de vue , au XIXème siècle, on change d’échelle dans les rapports aux cours d’eau et donc aussi au Rhin.
« Si cela fait au moins sept mille ans que les humains fabriquent des barrages sur les cours d’eau , les aménagements les plus violents ont été réalisés à partir du 19ème siècle et se sont traduits par un appauvrissement morphologique des lits mineurs des cours d’eau : géométries contraintes, chenalisation, curage, extraction des granulats, homogénéisation des habitats sur le linéaire du cours et, bien sûr, obstacles au franchissement et à l’écoulement (chaussées, barrrages) qui ont aussi une incidence forte sur la baisse des charges sédimentaires. »
(Matthieu Duperrex : Voyages en sol incertain. Enquête dans les deltas du Rhône et du Mississipi. Éditions Wildproject. P 20)
La Gileppe, les infortunes d’une population d’insectes






Follow





















Spectres de Babel
A l’appel du Collectif pour que vivent nos langues
Pétition + manifestation à Paris,
le 30 novembre 2019
Pour le linguiste allemand Jürgen Trabant, professeur émérite à l’Institut de philologie romane de l’Université libre de Berlin, la pluralité des langues est une conquête de l’Europe. Cette richesse est en voie de perdition pas seulement régionalement mais globalement.
« Le processus à craindre est plutôt celui d’une relégation des langues vulgaires qui annulerait la grande conquête de la culture européenne, à savoir l’accession des langues de l’Europe à un niveau sophistiqué de culture et de pouvoir. Car l’anglais ne sert pas seulement de langue de communication internationale, il remplace de plus en plus la langue nationale même dans le contexte national. Certains discours ne se font plus qu’en anglais. Les sciences, les spectacles, la technologie, l’économie et la finance parlent et écrivent seulement en anglais. Et si les cercles du savoir et du pouvoir parlent, comme au Moyen Âge, une autre langue que le peuple, cette langue devient la langue « supérieure », les langues des peuples redescendant aux niveaux inférieurs, disqualifiées dans leur statut, réservées à un usage domestique et local.
La pluralité des langues est perçue comme un obstacle à la communication ; toute uniformisation linguistique considérée comme un pas vers le progrès. Pourtant cette perception, très présente dans la sociologie et les sciences sociales, ne tient pas compte de ce que l’ascension des langues européennes au même niveau que le latin et leur position de langues de culture avaient mis en évidence : les langues ne sont pas seulement des moyens de communication, mais avant tout des formes de pensée par lesquelles les humains s’approprient intellectuellement le monde. Il faut donc apprendre une langue pour savoir comment on pense dans cette langue, pour rencontrer l’altérité et se « lier d’amitié » avec le voisin européen.
Voici, entre diversité et uniformité linguistiques, la tension fondamentale que l’Europe doit vivre et endurer si elle veut rester elle-même ».
Jürgen Trabant : Extrait de Babel ou le Paradis, les langues de l’Europe in Europa Notre histoire, ouvrage collectif sous la direction d’Étienne François et Thomas Serrier. Flammarion Champs Histoire pp 555-573. Il n’y a pas de référence à un traducteur, ce qui me fait supposer que le texte a été rédigé directement en français.
Jürgen Trabant (né en 1942) est professeur émérite de linguistique à l’Institut de philologie romane à l’Université libre de Berlin. Ses travaux portent sur la linguistique française et italienne, la pensée linguistique européenne, l’histoire et l’anthropologie historique de la langue.
Si la révolution de la grammatisation, pour parler avec Sylvain Auroux, a permis de hisser les langues vernaculaires au niveau de langues « nobles », elle a aussi mené à l’uniformisation des langues nationales. Mais aujourd’hui, nous atteignons une hybris dans la babélisation, une uniformisation qui menace la diversité culturelle. Avec la perte de la diversité des langues et des idiomes s’appauvrit aussi la noodiversité. Même s’il est vrai aussi qu’une communauté de langue -de travail- commune permet de construire de grandes choses, en ce qui concerne la Tour de Babel, heureusement, celle-ci n’a pas pu être terminée. Et si elle ne l’a pas été, c’est que Dieu ne l’a pas voulu. L’utopie d’une langue unique est à l’origine de sa construction et non pas l’inverse, comme on le croit souvent. Et si Dieu n’a pas voulu de la langue unique de la Tour de Babel, c’est qu’il s’agissait d’une révolte contre lui par ceux qui disaient « une seule bouche / les mêmes mots » et qui voulaient rester ensemble , se calfeutrer sur un petit territoire, se faire un nom et qui refusaient de se séparer. Voyant cela, Yhwh bloque la construction, multiplie les langues et disperse les hommes sur la terre. Pourquoi avons-nous inversé le récit et identifié Babel au multilinguisme alors que c’est le contraire ? La diversité linguistique fait partie de la condition humaine. Le monolinguisme non plus n’existe pas, nous dit Derrida quand bien même nous existerions à l’intérieur d’une seule et même langue. Toute langue recèle diverses langues. « La Tour de Babel n’existe pas » : jamais il n’y eut qu’une langue parmi les humains, écrit Clarisse Herrenschmidt (Cf La Tour de Babel n’existe pas )
Quand bien même le pouvoir l’imposerait. Et peut-on qualifier le basic english de langue ?
En France, la volonté d’imposer une langue unique est aussi politique, liée à la centralisation étatique, « héritage de l’Ancien Régime ».
« C’est la question récurrente de la manière dont se fait l’unité d’une société. Cela peut être par réduction de la pluralité ou par prise en compte de cette pluralité. De ce point de vue, la question des langues est liée à celle des identités. À vouloir faire dominer en chacun de nous un aspect de nos identités complexes, celui de la nationalité et de la langue qui lui est reliée, on appauvrit et les individus et la société. Ne parlons pas de l’espace international qui est investi par un anglais basique d’une pauvreté remarquable. S’il est nécessaire à chaque échelle des échanges humains, d’avoir une langue commune, il ne faut pas que celle-ci aboutisse à l’élimination des autres. Puisque nous parlons ici de violence, il y a une grande violence à refuser à quelqu’un le parler de sa langue natale. On devrait résister dans les instances internationales à réduire les débats à une seule langue pour des raisons économiques. Les dépenses de traduction sont à sanctuariser car la conservation des langues est un objectif capital ».
(Monique Chemillier-Gendreau : Régression de la démocratie et déchaînement de la violence. Editions Textuel pp 72-73)
En Europe, le mouvement de perte de la diversité linguistique dénoncé par J. Trabant est en contradiction avec les principes affichés par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (art. 21 et 22) – qui prévoyait l’égalité de traitement des 23 langues officielles de l’Union et la sauvegarde des autres langues parlées en Europe. En pratique, ces règles sont largement contrevenues. Pas seulement du fait des institutions européennes mais aussi par des pratiques locales irréfléchies. A Mulhouse, par exemple, a été lancée à la rentrée dernière une école primaire élitaire bilingue sur le fondement qu’elle « aura pour vocation de permettre aux enfants de construire leur apprentissage et leur culture dans un espace rhénan et européen », dixit l’adjointe au maire déléguée à l’éducation. Au nom de la culture et de l’espace rhénan, cette école sera bilingue … français-anglais car comme le déclare Mme le maire : « En termes d’insertion dans l’emploi, parler l’anglais reste fondamental. Prenez l’exemple des métiers de l’automobile : toutes les fiches sont rédigées dans cette langue… ». Si donc les fiches de l’industrie sont en anglais, il ne reste plus qu’à remiser aux oubliettes notre bilinguisme franco-allemand d’origine. Approuvé à l’unanimité, gauche comprise moins une abstention. Même pas un vote contre. Nos élus ont un problème avec la géographie. Les jeunes élèves devenus grands iront peut-être à l’université et utiliseront son learning center, sans guillemet désormais, avec son mail, histoire de se rappeler qu’ils sont dans l’espace rhénan. Ils y seront comme en classe, dixit l’architecte. « On a gardé le terme learning center en raison du soutien à l’apprentissage de chacun car ce n’est pas une bibliothèque améliorée », explique (?) la présidente de l’Université, rapporte la presse locale. Quelle langue parle-t-on à l’Université de Haute-Alsace ? Le bâtiment conçu par un architecte inspiré d’un architecte mulhousien « qui a fait ses études à Berckeley (Californie) » aura la forme d’une soucoupe volante. Cela ne préjuge pas de la qualité du bâtiment qui n’est pas encore ouvert au public. Il n’est question ici que du langage utilisé, non pas en termes d’emprunt, ce qui est secondaire, mais de l’imaginaire californien qui l’accompagne quand dans le même temps l’on songe à faire de l’Alsace une life-valley et que l’on rêve de bigoudis connectés. Pour un peu, on se croirait à Disneyland dont la variante régionale se nomme Europapark située pas très loin de la Bibliothèque humaniste de Sélestat. La boucle serait ainsi bouclée. Apprendra-t-on encore l’allemand au learning center ? Pas sûr, si cela continue ainsi : « En trois ans, cinq universités ont fermé leur département d’allemand. Le nombre d’étudiants en littérature et civilisation germaniques a chuté de 25 %. », nous informe le journal Le Monde . Que deviendra le couple franco-allemand, qui a toujours aussi été, il est vrai, un ménage à trois avec la Grand Bretagne, sans progéniture ? A refuser d’assumer sa singularité, l’on se dévalorise.
Des signaux en guise de paroles
Aux facteurs politiques, économiques et techniques traditionnels s’ajoute aujourd’hui le numérique qui les sur-détermine :
« le modèle de la numérisation comme langage universel capable de traiter les informations de toute sortes et de convertir toute espèce de qualité singulière en une quantité mesurable, accrédite l’idée selon laquelle la diversité des systèmes linguistiques pourrait et même devrait disparaître. L’emprise de ce modèle cybernétique sur la gestion des entreprises en général et celle des « ressources humaines » en particulier est aujourd’hui considérable. Il ne s’agit plus, comme du temps de Taylor et Ford, de traiter les salariés comme des exécutants dociles, mais comme des machines intelligentes et programmables, capables de réaliser par elles-mêmes les objectifs quantifiables qu’on leur assigne. Comme sur les marchés de la théorie économique, ce sont moins des paroles que des signaux qui doivent circuler dans l’entreprise, c’est-à- dire des processus physiques entraînant mécaniquement des effets prévisibles et mesurables ».
Alain Supiot : Les langues de travail
« Plus d’une langue »(Derrida)
« À l’horizon, se profile le château de Villers-Cotterêts [dont l’ordonnance de 1539, jamais abrogée qui porte son nom, fait du français la langue officielle du droit et de l’administration, en lieu et place du latin mais aussi des dialectes et langues régionales], future cité de la langue française, implantée dans l’un des territoires où le taux d’illettrisme est le plus élevé. Plus d’une langue, c’est faire entendre qu’à l’intérieur de lui-même le français est multiple, divers. Il provient d’autres langues, compose des éléments venus d’ailleurs. Il évolue avec l’histoire,se réinvente avec la géographie. Ce plus d’une langue conduit de l’étymologie et de la grammaire aux emprunts et aux assimilations ; il mène aussi des terroirs et des régions à quelque chose comme une langue-monde. On ne dira jamais assez l’importance,pour la France et pour le français, des langues parlées en France, toutes…. »
Barbara Cassin : Discours de réception
Pour Derrida, ce plus d’une langue, qui n’est pas une phrase sert de définition de la déconstruction, un jeu de langue.
– Imagine-le, figure-toi quelqu’un qui cultiverait le français.
Ce qui s’appelle le français.
Et que le français cultiverait.
Et qui, citoyen français de surcroît, serait donc un sujet, comme on dit, de culture française.
Or un jour ce sujet de culture française viendrait te dire, par exemple, en bon français :
« Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne. »
Jacques Derrida : le monolinguisme de l’Autre
Dans le monolinguisme de l’Autre, pour autant que j’ai réussi à en comprendre quelque chose, Derrrida explique que le monolinguisme n’existe pas. Aucune langue n’appartient en propre à quelqu’un. Quand bien même elle serait langue unique souveraine et qu’on ne parlerait qu’à l’intérieur d’elle, c’est toujours celle de l’autre et non la sienne singulière, ce qu’il ramasse dans une double proposition :
« 1/ On ne parle jamais qu’une seule langue. 2/ On ne parle jamais une seule langue ».
La langue que je parle ne m’appartient pas mais c’est la mienne. Et si je n’en prends pas soin, je la perdrait. L’idiome comme singularité est aussi le support d’une possibilité de pensée individuée. Mais nous ne pensons pas toujours, loin s’en faut, d’une manière singulière.
Je note que Barbara Cassin ne parlait que de la richesse de la langue française et que la question reste ouverte pour celles de l’Alsace-Moselle de substrat germanique. Le mouvement alsacien Unser Land a écrit une lettre ouverte à Barbara Cassin, in elsässischer Hochachtung :
« Nos comptons sur vous pour faire évoluer la vénérable assemblée que vous venez de rejoindre vers l’incitation – enfin! – à la ratification par la France de la charte européenne des langues régionales et minoritaires. Il n’est pas acceptable que notre pays reste l’exception monolingue de l’Europe du XXIe siècle ».
Ceci dit nos langues n’existeront que si nous les défendons nous-mêmes.
Mobilisation Générale Pour Que Vivent Nos Langues. Tous à Paris le 30 novembre – signez la pétition en cliquant sur ce lien.
« Nos langues, ce sont l’occitan-langue d’oc, le basque, le breton, le catalan, le corse, le flamand occidental, l’allemand standard et dialectal alsacien et mosellan, le savoyard (arpitan-francoprovençal), les langues d’Oïl, les créoles et les langues autochtones des territoires des Outre-Mer. Toutes résistent en France pour ne pas disparaître car elles figurent toutes à l’inventaire des « langues menacées de disparition » établi par l’Unesco. Malgré l’élan mondial pour que biodiversité naturelle et biodiversité culturelle soient enfin considérées et préservées, malgré les textes internationaux qui régissent les droits de l’Homme et les droits des peuples, l’État français, en dépit de multiples condamnations par l’ONU, continue son œuvre de destruction du patrimoine immatériel millénaire que sont nos langues et nos cultures.
Au point de faiblesse qu’elles ont aujourd’hui atteint, c’est leur survie dont il est question. Les populations concernées sont attachées à la sauvegarde du patrimoine linguistique et culturel de leurs territoires. Cependant les efforts de nombreux militants, parents d’élèves et enseignants de l’enseignement public, de l’enseignement associatif et de l’enseignement catholique ainsi que des élus et bénévoles qui forment un réseau dense et actif, ne peuvent suffire face à la mauvaise volonté de l’État. Il n’existe en France aucune volonté réelle, derrière des apparences et des discours convenus, de la part des pouvoirs politiques qui se succèdent à la tête de l’État, de mettre en place de véritables politiques linguistiques efficaces.
La situation de l’enseignement, vecteur essentiel de la transmission et de la vitalité de nos langues, est emblématique de cette mauvaise volonté. La loi dispose que « les langues et cultures régionales appartenant au patrimoine de la France, leur enseignement est favorisé … ». Nous constatons que non seulement cette loi et les conventions signées par l’État ne sont pas respectées, mais que les différentes formes d’enseignement (optionnelle, bilingue et immersive) sont mises à mal par la politique de l’actuel ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer. Encore plus que celle de ses prédécesseurs, sa politique conduit à accélérer le déclin de nos langues comme le montrent sa récente réforme du baccalauréat, et ses déclarations au Sénat le 21 mai dernier contre l’enseignement par immersion.
Les attaques contre l’enseignement de nos langues sont nombreuses.
La réforme des enseignements en lycée et de l’organisation du baccalauréat a des conséquences terribles pour toutes les filières de langues régionales, comme le prouvent les remontées de terrain montrant partout une chute dramatique des effectifs d’élèves inscrits en langues régionales.
Le discours officiel, ministre et recteurs en tête, présente cette réforme comme une « avancée » qui « conforte » et « valorise » ces langues et leur enseignement. En réalité elle les fragilise et les dévalorise, elle les prive de toute attractivité par la suppression de possibilités, par la mise en concurrence et par le jeu de coefficients ridicules pour la forme d’enseignement la plus répandue. Les chutes d’effectifs atteignent jusque 70% dans certaines classes de lycée ! C’est le règne du double langage qui continue au sein du Ministère de l’Éducation nationale, d’autant plus que les moyens financiers et humains sont toujours aussi insuffisants pour répondre aux besoins, particulièrement sur certains territoires.
Nous déplorons le refus de toute nouvelle mesure significative en faveur de nos langues dans la loi « pour une école de la confiance » malgré la nécessité d’élargir l’offre d’enseignement de nos langues et les propositions pertinentes de députés et sénateurs.
Nous rappelons que l’enseignement immersif est d’usage courant en Europe et dans le monde pour la sauvegarde de langues menacées par une langue dominante : pour le français au Québec (vis à vis de l’anglais), pour le basque ou le catalan en Espagne (vis à vis du castillan), pour le gallois en Grande Bretagne (vis à vis de l’anglais), pour l’allemand en Belgique germanophone, etc… Il s’agit d’une pratique reconnue pour l’enseignement de nos langues en France, depuis de nombreuses années dans le secteur de l’enseignement associatif avec des expérimentations prometteuses dans l’enseignement public, pour le catalan, en Corse et au Pays basque. Alors que l’urgence devrait être de permettre d’étendre ces méthodes immersives efficaces à l’école publique et dans les écoles privées, selon la déclaration de M. Jean-Michel Blanquer devant le Sénat, tout cela doit disparaître !
Or, ce qui est en jeu, c’est l’existence-même du patrimoine culturel que nous portons, en Corse, en Bretagne, en Alsace et Moselle, en Catalogne, en Flandre, en Savoie, au Pays basque, dans l’ensemble occitan et dans bien d’autres régions françaises attachées à leurs particularités culturelles et linguistiques.
Nous nous sommes rassemblés pour que, au Parlement Européen, à l’Assemblée nationale et au Sénat, dans les Collectivités, villes et villages de nos territoires qui portent la diversité culturelle de la France et de l’Europe, un large mouvement de protestation indignée et combative se lève pour arrêter ces politiques linguicides et pour que soient enfin décidées des politiques linguistiques porteuses d’espoir pour l’avenir à l’image de ce qui se fait au Québec, au Pays de Galles ou encore dans la communauté autonome du Pays basque. »
Le Collectif « Pour Que Vivent Nos Langues »
J’ai signé la pétition et vous invite à faire de même avec le lien ci-dessus.
Pour finir avec le sourire, je vous propose cette chanson qui imagine que les Anglais avec le Brexit seront obligés de rendre les mots français qu’ils ont emprunté. En anglais pour le coup.