Dans la suite de ma lecture de l’ouvrage Bifurquer, et sans l’interrompre car il y sera fait référence, j’ouvre une parenthèse, le temps d’aller voir ce qu’il se passe sur le terrain.
En juin dernier, dans Pandémie et territoire (premières approches), j‘avais écris en parlant de ce qu’il se passait dans la région Grand-est :
« Les préparatifs de faits accomplis pour l’après-Covid tendent à montrer que nous sommes mal partis. Cela a commencé par l’annonce du projet, en fait antérieur, d’implantation d’Amazon à Dambach-la-Ville à une trentaine de kilomètres de Colmar. Sans concertation de la population. 18 hectares d’artificialisation de terre agricole avec la destruction des paysages et la pollution accrue qui vont avec. […] Entre temps des soupçons se sont fait jour sur une possible seconde implantation plus au sud, à Ensisheim, à moins bien sûr qu’Amazon n’ait plusieurs fers au feu et ne se livre à un chantage d’implantation ».
Ces projets font l’objet de manipulations des élus officiellement au courant de rien ou de pas grand chose. Et qui ne demandent même pas à l’être. Ou refusent les questions. Et acceptent de signer des clauses de confidentialité dans une langue qui n’est pas la leur. Au nom de l’emploi. Ils sont l’œuvre de sociétés écrans chargées d’obtenir les autorisations sans que les buts réels ne soient affichés. Cela devrait suffire à les rejeter. Amazon est déjà présent à Strasbourg depuis 2017. Fin août, l’agglomération de Metz a reconnu été autorisée à reconnaître qu’Amazon était bien l’utilisateur pour lequel la foncière parisienne Argan projette de construire un entrepôt de 180 000 m² et d’une hauteur de 24 mètres à Augny, sur le terrain en reconversion de l’ancienne base aérienne de Frescaty.
Entre-temps, nous avons assisté à un épisode aux allures de mascarade au cours duquel nous avions appris que l’implantation d’Amazon se ferait plutôt à Ensisheim près de Mulhouse. 15 hectares de terres agricoles artificialisés. « L’autorisation du projet d’entrepôt Amazon à Ensisheim, déjà rédigée, est sur le bureau du nouveau Préfet du Haut Rhin », affirme le regroupement d’associations qui le contestent, réunies dans le Chaudron des alternatives. Cela est possible parce que le gouvernement a exclu les entrepôts du commerce en ligne du moratoire sur les équipements commerciaux de périphérie. Cela, contrairement à ce que demandait la Convention citoyenne pour le climat. Un dernier arbitrage devait avoir lieu le jeudi 5 novembre. Le projet d’arrêté devait passer devant le Conseil départemental de l’environnement et des risques sanitaires et technologiques. La réunion a été reportée. Officiellement, en raison de la situation sanitaire. Il est cependant évident qu’en pleine fronde du commerce de proximité obligé de fermer pour cause de pandémie, l’autorisation d’ouvrir un entrepôt de commerce en ligne aurait été particulièrement mal perçue. Autant jeter de l’huile sur le feu.
Puis il y eut un petit coup de théâtre, comme chez Guignol. Le directeur général d’Amazon France, Frédéric Duval a affirmé, le 5 novembre :
« Nous n’avons pas aujourd’hui de projet à Ensisheim ou en Alsace. On a forcément des campagnes exploratoires dans un certain nombre de régions, car on ouvre tous les ans un gros site et cinq à dix petits sites. Donc pour ouvrir ces nouveaux sites, nous menons des campagnes d’exploration dans différentes parties du pays et c’est normal. Mais aujourd’hui, je peux confirmer que nous n’avons pas de projet d’implantation en Alsace. Nous avons pour l’an prochain un projet de démarrage de site à coté de Metz et une station de livraison de proximité de Quimper. Ces projets vont ouvrir, mais à Ensisheim, nous n’avons pas de projet. »
Pas de projet donc. Pour l’instant. Ce qui ne signifie pas qu’il n’y en a pas eu. Ni même qu’il n’y en aura pas. Il confirme même que des tentatives « exploratoires » ont bien eu lieu. Ou alors que contenait le projet qui devait être soumis au Conseil départemental de l’environnement et des risques sanitaires et technologiques, jeudi dernier ? L’autre implantation est confirmée, en Lorraine, en Moselle, à Metz-Frescaty. Et en tout état de cause dans la région Grand Est. Et là le bâtiment est déjà presque achevé.
Le maire de Dambach-la-ville a, de son côté, confirmé que le projet était bien celui d’Amazon. Il aurait été abandonné en raison de la complexité du dossier administratif et des oppositions locales.
S’il est utile et important de dénoncer l’impact environnemental et social d’une telle implantation, cela ne me semble pas suffisant. La question ne se limite pas à sa dimension commerciale. Pas même à une affaire de taxation. Derrière elle se trouve en effet tout un projet de transformation sociale et sociétale. Ce sont nos modes de vie qui sont livrés en pâture.
Et elle ne vient pas seule.
Récemment, d’autres annonces nous sont parvenues. La première concerne le géant chinois Huawei qui hésite encore entre deux sites bas-rhinois : le parc d’innovation d’Illkirch-Graffenstaden et la plateforme départementale d’activités de Brumath. Il s’agit d’y fabriquer les composants des réseaux 4G et 5G. 60 000 m² occupés et 300 emplois annoncés. « On ne peut pas se permettre de laisser passer l’implantation d’une entreprise comme celle-là », s’emballe le maire d’Illkirch qui veut créer un pôle technologique autour des télécommunications et du numérique. Alcatel y construit déjà un site d’innovation, non loin de l’école d’ingénieurs Télécom Physique Strasbourg (Source).
Strasbourg, « cœur numérique » de l’espace Schengen
Mais y a-t-il un lien entre ces implantations ? Personne ne s’est posé la question. Peut-être une troisième information éclaire-t-elle les deux premières : Strasbourg doit devenir le « cœur numérique » de l’Espace Schengen. Assistons-nous à la mise en place d’un ensemble relevant de la paranoïa sécuritaire ? Pour un euro symbolique, l’Eurométropole de Strasbourg a cédé à l’État une surface équivalente à trois terrains de football. Celle-ci a été transférée à l’agence européenne EU-Lisa (Agence européenne pour la gestion opérationnelle des systèmes d’information à grande échelle au sein de l’espace de liberté, de sécurité et de justice). Son siège officiel est à Tallinn en Estonie et le centre opérationnel à Strasbourg.
L’agence gère un empilement de bases de données en partage pour les pays de l’espace Schengen,
• le système d’information sur les visas (VIS) , collecte les données biométriques et dispose déjà de 70 millions d’empreintes digitales
• le système d’information Schengen (SIS II), système automatisé de traitement des données
• Eurodac (données sur les demandeurs d’asile et personnes en séjour irrégulier). Il dispose d’un système automatisé de reconnaissance des empreintes digitales (dactylogramme)
• ETIAS Système électronique d’autorisation de voyage (équivalent de l’ESTA américain, sera opérationnel en 2022)
• le fichier des non ressortissants d’un pays membre de l’espace Schengen
• le système informatisé d’échanges d’informations sur les casiers judiciaires (ECRIS)
Ceci posé, revenons à la 5 G et à Amazon.
Amish de tous les pays
5 G ? Pfff ! Thierry Breton-de-la-Commission-européenne-qui ne prend-pas-de-retard a déjà les neurones branchés sur la 6 G. Des candidats pour la 7 ?
Le président de la République a délibérément construit un faux débat autour de la 5G, le réduisant, avec des poses à la Sarkozy auquel il ressemble de plus en plus, au choix simpliste entre progrès et retour à la lampe à huile à la mode amish. Il a procédé ainsi avec la volonté d’empêcher que soit posée la question des finalités de ces technologies dont les développement ne sont jamais linéaires et univoques (Bruno Latour). En Alsace, on nous a fait pendant des années le coup du retour de l’éclairage à la bougie pour maintenir en acharnement thérapeutique une centrale nucléaire obsolète.
Daniel Muringer a rappelé quelques éléments de l’histoire et de la culture amish. Il note à la fin de son article que « si nous avons une leçon à tirer des Amish, c’est qu’il ne faut se hâter en rien dans l’adoption des innovations technologiques, et qu’il faut en mesurer au préalable longuement les conséquences ».
C’est en effet une culture, par ailleurs discutable et peu engageante (les Amish votent Trump), dont on peut au moins retenir le principe de la décision collective avant l’adoption d’une innovation.
« Le modèle Amish, s’il existe, nous apprend surtout qu’il est possible de soumettre les choix techniques à des fins supérieures et autres que le seul marché. Contre les incitations incessantes à adopter sans attendre les dernières nouveautés, infrastructures ou gadgets, ils rappellent que le choix est toujours possible. Or c’est précisément ce dont nous avons besoin aujourd’hui, penser une organisation sociale capable d’orienter les choix techniques en les adaptant aux besoins des sociétés et du monde vivant. Pour les Amish c’est leur conception de Dieu et du sacré qui doivent primer, mais pour un athée ça peut tout autant être les enseignements de la science écologique, ou la quête d’une société égalitaire et vivable ».
(François Jarrige : Amish et lampes à huiles / le président Macron piégé par le technosolutionnisme)
Pas besoin, en effet, d’être un adepte d’une religion quelconque pour se demander si l’examen du contenu de votre réfrigérateur, l’appel aux éboueurs quand votre poubelle est pleine, le thermomètre rectal, la brosse à dents, le sex-toy connectés ont besoin de l’être à moins d’une milliseconde. Ou si vous avez vraiment l’intention de vous faire opérer dans une camionnette de l’agence régionale de santé par un chirurgien installé à l’autre bout du monde. Ou encore de vous faire conduire par un véhicule autonome. Cela est tellement peu engageant que « pour masquer les services peu crédibles proposés à un public qui n’adhère pas suffisamment, on transforme la question en un enjeu industriel de pointe ». Il faudrait le faire pour ne pas être dépassé par les autres. Ce qui évacue la possibilité d’envisager de le faire autrement. On reconnaît à ce suivisme la grandeur d’une nation. Nous avions déjà la guerre des cent secondes, avons nous besoin de celle des nanosecondes ?
Les innovations technologiques ont besoin de la délibération, prélude à une capacité de décision politique. Or, moins il y a de délibération réelle, plus on parle de participation alors même que ses dispositifs formels s’accompagnent de reculs. Quant elle ne sert pas purement de paravent à des décisions déjà prises. L’on voit ce qu’il en est des propositions de la Convention citoyenne pour le climat qui avait demandé un moratoire sur la 5G. Le président est passé outre alors même que les conclusions des études demandées à l’ANSES ne seront rendues qu’en 2021. On peut aussi rappeler le détricotage des dispositifs d’enquêtes publiques, les faits accomplis qui précèdent les débats, la pseudo prise en compte des attentes comme par exemple la question du poids des véhicules. La proposition de la Convention citoyenne pour le climat d’instaurer un malus sur le poids des véhicules SUV a été reprise par le gouvernement mais de manière tellement édulcorée que la plupart des véhicules y échappent …. Il n’y a pas, en France, de démocratie participative. On peut même dire que, si elle n’est pas participative, la démocratie n’est pas grand chose.
Effondrement de la démocratie
D’ailleurs, elle s’effondre, alors que l’on nous a fait croire à un retour des territoires :
« Le principe de la séparation des pouvoirs, qui faisait tenir la démocratie politique, s’effondre par la concentration des pouvoirs entre les mains de l’exécutif ; le principe de libre administration des collectivités territoriales, qui faisait tenir la démocratie locale, s’effondre par l’affirmation des pouvoirs de l’État central et de ses préfets ; le principe de la négociation collective des conditions de travail, qui faisait tenir la démocratie sociale, s’effondre par le pouvoir donné au gouvernement d’autoriser les employeurs à déroger au droit du travail ».
(Dominique Rousseau, professeur de Droit constitutionnel : L’état de droit mis à nu in Le Monde Mercredi 21 octobre 2020)
La 5 G pour quoi faire ?
On peut se demander : la 5G pour quoi faire ? Et noter qu’une génération nouvelle ne remplace pas les générations précédentes. Les pratiques de l’industrie numérique sont celles d’empilements plutôt que de remplacements. Certaines zones, en France, n’en sont même pas à la 0G. Il y a, par ailleurs, semble-t-il, plusieurs 5G :
« Il existe donc DES 5G, soit trois bandes de fréquence. La première, dans les 700 Mhz, est déjà utilisée et connue et permettrait d’augmenter les performances de la 4G, on parle d’ailleurs parfois de 4G+, elle offre une bonne portée (et donc moins d’antennes) mais un débit moindre, elle permet aussi de pénétrer plus facilement à l’intérieur des bâtiments. Alors que la seconde, la bande des 3,5 Ghz permet un débit plus élevé mais une portée moindre (d’où la multiplication des antennes). C’est cette dernière qui est prioritaire pour les opérateurs actuellement.[…] À l’autre extrême du spectre, le package 5G comporte aussi une allocation de fréquences dans la bande des 26 GHz, qui n’a rien à voir en termes de types d’ondes, de connaissances et de fonctionnalités offertes. Il est quand même très étrange d’avoir continué à agréger des offres techniques aussi disparates sous le même nom et de communiquer sur les performances d’une bande de fréquences qui [n’a pas fait] partie des enchères actuelles (il est prévu un autre marché plus tard). L’argument ici n’est plus celui de l’augmentation des débits mais celui de la latence. En effet, ces fréquences sont dites millimétriques, de portée plus limitée, et notamment peu performantes pour transpercer le bâti mais elles sont de très faible latence, c’est-à-dire qu’elles permettent une réactivité élevée entre les objets connectés, les antennes et les serveurs.».
La 5 G est vorace en énergie
Si la Chine éteint ses antennes 5G la nuit, c’est bien parce qu’elles consomment plus que les 4G alors qu’on nous sert l’argument inverse. A cela s’ajoute que la question ne se résume pas à celle de l’énergie nécessaire à la transmission. Cette dernière est toujours associée au traitement des données qui, lui, représente, selon Alain CAPPY, Professeur émérite en électronique, Université de Lille « bien plus de 50 % de la consommation d’énergie ».
On met toutes les fréquences dans un même paquet pour brouiller les esprits. A moins que ce ne soit – ce qui n’est pas contradictoire – pour masquer l’absence de stratégie. La doxa néolibérale est celle de l’invention pour l’invention.
« Une technologie de rupture en chasse une autre à un rythme toujours plus rapide. Toutefois, rien ne semble réellement fait – en France – pour analyser le rapport entre le besoin et les finalités réelles. »
Une stratégie se construit sur des choix, ajoute l’auteur de cette citation, le géoéconomiste Nicolas Mazzucchi dans Le Monde. S’il n’y a pas de débat c’est aussi parce qu’il n’y a pas de stratégie, donc rien à débattre.
La Silicon Valley et la 5G
On parle de numérique, mais il faut évoquer ceux qui mènent la danse dans ce domaine, à savoir les GAFAM et ce qu’ils récoltent comme profits qu’ils rapatrient en se servant des dispositifs mis en place et financés localement. Ils sont les grands profiteurs de la crise Covid 19. Microsoft a ainsi réalisé près de 19 milliards de dollars de profits supplémentaires, Google plus de 7 milliards et Amazon, Apple et Facebook plus de 6 milliards chacun. D’autres ne sont pas en reste. La société de services de téléconférences qui commercialise Zoom a enregistré un record de trafic en avril 2020. Sur les trois premières semaines du mois, la société californienne enregistre en moyenne 300 millions de participants par jour à des meetings organisés sur sa plateforme, après 200 millions en mars. Avant l’explosion de la crise sanitaire du coronavirus, en décembre 2019, ce chiffre s’élevait à 10 millions.
Quoi ? Qui a parlé de payer des impôts ? Sûrement encore une de ces adeptes de la lampe à huile !
Les Gafam ont leur petite idée de l’après-Covid et de la 5G. Lisons ce qu’en disait l’ancien PDG de Google :
« Comment les technologies émergentes déployées dans le cadre de la crise actuelle pourraient-elles nous propulser vers un avenir meilleur ? Des entreprises comme Amazon savent rendre efficaces l’approvisionnement et la distribution. Elles devront à l’avenir fournir des services et des conseils aux responsables gouvernementaux qui ne disposent pas des systèmes informatiques et des compétences nécessaires. Nous devrions développer l’enseignement à distance, qui est expérimenté aujourd’hui comme jamais auparavant. En ligne, il n’y a pas d’exigence de proximité, ce qui permet aux étudiants de recevoir l’enseignement des meilleurs professeurs, quel que soit le secteur géographique où ils résident… L’impératif d’une expérimentation rapide et à grande échelle accélérera également la révolution biotechnologique… Enfin, le pays a besoin depuis longtemps d’une véritable infrastructure numérique… Si nous voulons construire une économie et un système éducatif d’avenir basés sur le “tout à distance”, nous avons besoin d’une population pleinement connectée et d’une infrastructure ultrarapide. Le gouvernement doit investir massivement, peut-être dans le cadre d’un plan de relance, pour convertir l’infrastructure numérique du pays en plateformes basées sur le cloud et relier celles-ci à un réseau 5G. »
(Eric Schmidt, ancien PDG de Google cité par Naomi Klein)
Le cloud, la 5G et le“tout à distance”: télé-enseignement, télé-travail, télé-médecine. Le sans contact dans toutes ses dimensions est notre horizon et du pain béni pour les Gafam.
La 5G moteur du changement industriel et sociétal
Il y a bien des installations quelque part sur ce schéma mais il est difficile d’imaginer à partir de cela qu’il y ait encore un lien réel quelconque avec la réalité d’un territoire.
« En ce qui concerne l’industrie du futur, les améliorations amenées par la 5G visent principalement l’introduction de nouvelles générations de robots connectés, l’interconnexion des sites de production et la multiplication des capteurs connectés pour l’amélioration des processus industriels. Plus généralement, il s’agit donc de généraliser la communication entre machines, qui se développe déjà fortement actuellement »,
notait l’Arcep (Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse) dans un rapport de 2017. On trouve de telles projections plus antérieures encore. Les affaires sont dans les tuyaux depuis longtemps. Les technologies déployées sont structurantes et disruptives. On nous promet la 5G comme « le bouleversement le plus important depuis l’électricité ». Elles produisent des disruptions sociétales sans que les sociétés n’aient un mot à en dire.
Les technologies 5G ne sont pas une simple continuation de celles des 3 ou 4 G. Elles constituent un bond en avant vers ce que Bernard Stiegler appelait La société automatique. J’y reviens plus loin.
Il n’est peut-être pas inutile de noter qu’à la tête de la filiale française du géant chinois se trouvent quelques anciens caciques du Parti socialiste, selon les informations du Canard Enchaîné du 4 novembre. Ainsi Jean-Marie Le Guen, ancien ministre des gouvernements Valls et Cazeneuve. Il siège au Conseil d’administration. Jacques Biot, un ancien du cabinet de Laurent Fabius lorsque ce dernier était Premier ministre vient d’être nommé à la tête de Huawei France après être passé par le lobbying pharmaceutique. On lui doit également l’installation, très contestée par les élèves, de Total sur le campus de l’École polytechnique. Il est vrai qu’il l’a fait pour « donner du sens » aux choses.
La vision sécuritaire automatisée du territoire
Dans un premier temps, le marché de la 5G sera d’abord sécuritaire. Selon le cabinet de conseil américain Gartner Inc. les caméras de surveillance extérieures seront le plus grand marché des solutions Internet des objets liées à la 5G au cours des trois prochaines années. L’industrie automobile et les véhicules connectés prendront le relais en 2023. Les caméras de surveillance extérieures – il y a des caméras et même des drones d’intérieur – représenteront 70% de la base installée des terminaux IoT -5G en 2020, avant de passer à 32 % d’ici la fin de 2023.
Mais la 5G ne vient pas seule mais en couplage et en réseau avec d’autres technologies. Les effets toxiques en tout genre de ces technologies tiennent sans doute d’avantage de leur combinaison que de chacune prise isolément alors qu’elle n’existe que dans un environnement donné. Pour Sia Partners, un cabinet de conseil en management et en intelligence artificielle, « le très haut-débit de la 5G va permettre l’obtention d’images en haute définition. Couplés à des technologie de reconnaissance faciale et d’Intelligence Artificielle (IA), ces images permettraient aux policiers ou tout autre intervenant une identification plus facile, rapide et efficace des personnes ».(Source)
Amazon
On se méprend sur la multinationale Amazon en ne la considérant que comme une sorte de supermarché de la distribution en ligne. Et qui ne vend de loin pas seulement des livres. Certes, elle fait cela. Avec le rachat de Whole Foods Market, en 2018, la firme s’est lancée dans la distribution alimentaire « bio ». Livres et poissons frais. Mais, elle fait bien plus que cela. Amazon est à la fois un vendeur directe et une place de marché. L’entreprise sait aussi jouer la proximité. Elle a ainsi développé la supérette sans caisse. En ligne, la multinationale combine plateforme de distribution et ses millions de clients avec un réseau logistique et de livraison, un service de paiement, une maison de crédit et de ventes aux enchères, une offre de vidéo à la demande, un producteur de matériel informatique, un prestataire de capacités de stockage en nuage (cloud). Amazon est spécialiste de la vidéosurveillance par l’intermédiaire de sa filiale Ring (sonnette) qui vient de lancer Always Home Cam, un drone domestique équipé de dispositifs de vidéosurveillance et d’alarme. Ces caméras volantes patrouillent à l’intérieur du domicile. Ring a plusieurs fois déjà défrayé la chronique. Ainsi pour avoir partagé des données de ses utilisateurs. Selon une enquête de l’Electronic Frontier Foundation (EFF), l’application Ring Doorbell sur Android avec la version 3.21.1 contenait des traqueurs qui auraient envoyé des informations privées (adresses IP, noms des clients, données des capteurs…) à quatre sociétés d’analyse et de marketing qui sont Facebook, Branch, AppsFlyer et MixPanel (Source). Précédemment, ce sont les collusions d’Amazon-Ring avec la police étasunienne qui se trouvaient sur le sellette (Cf). La firme permettait à la police d’avoir accès, sans mandat, aux vidéos de surveillance des particuliers. Je n’en rajoute pas ici. Est-ainsi que nous voulons vivre ?
Sur le cloud
Selon les informations de Microsoft, la demande en services d’informatique en nuage, cloud-computing, a augmenté de 775% dans les régions imposant des gestes barrières et/ou des mesures de confinement en raison du coronavirus. Amazon n’est pas en reste. Il domine même le marché. Amazon Web Services en détenait 39% au troisième trimestre 2019.
Trains satellitaires
Obscurcissant le ciel, Amazon prévoit d’envoyer 3 236 satellites en orbite basse. L’entreprise vient d’obtenir le feu vert de la Commission fédérale américaine des communications pour son projet Kuiper, concurrençant ainsi directement le train satellitaire SpaceX, en partie déjà en orbite.
Vers la société automatique
Mais Amazon est aussi un champion de l’automatisation. Et les salariés qu’il emploie sont des servants de ses automates.
« Amazon est certes plus connue pour son catalogue d’achats en ligne, mais son modèle d’affaires tourne depuis longtemps autour de la vente de solutions informatiques sous forme de logiciel-en-tant-que-service (software-as-a-service). Selon cette logique commerciale, les applications ne sont pas installées sur les ordinateurs de ceux qui les achètent, mais sur une plateforme propriétaire de ceux qui les produisent. L’un des piliers de la stratégie big data du géant américain, est la création d’un marché du travail en appui à l’automation. Il s’agit de la clé de voûte du programme scientifique et industriel du machine learning : pour que les machines apprennent à reproduire le comportement humain, il faut bien que des humains les instruisent à reconnaître des images, à lire des textes ou à interpréter des commandes vocales. Ces humains ne sont plus installés au sein des entreprises qui les emploient, mais sur une plateforme qui les met à disposition de ces mêmes entreprises. « Grosso modo », concluait Jeff Bezos [patron d’Amazon], c’est de l’humain-en-tant-que-service ». (Antonio Casilli :L’automate et le tâcheron)
En d’autres termes, comme l’analysait d’ailleurs déjà Karl Marx, les humains se transforment en servant des automates. Le sociologue Antonio A. Casilli nomme cela la servicialisation de l’humain vis-à-vis des machines.
Naomie Klein écrit dans son texte qui a été traduit sous le titre : La stratégie [en fait une doctrine] du choc du capitalisme numérique :
« Ce futur qu’on nous vend est un avenir dans lequel nos maisons ne seront plus jamais exclusivement des espaces personnels, mais aussi, grâce à la connectivité numérique à haut débit, nos écoles, nos cabinets médicaux, nos gymnases et… nos prisons. Bien sûr, pour beaucoup d’entre nous, ces mêmes maisons étaient déjà devenues nos lieux de travail et de divertissement avant la pandémie, et la surveillance des détenus « dans la communauté » était déjà en plein essor. Mais dans ce futur qui se construit à la hâte, toutes ces tendances sont prêtes à se radicaliser.
Il s’agit d’un avenir où, pour les privilégiés, presque tout est livré à domicile, soit virtuellement par le biais de la technologie de streaming et de cloud, soit physiquement par un véhicule sans conducteur ou un drone, puis « partagé » par écran interposé sur un réseau social. C’est un futur qui emploie beaucoup moins d’enseignants, de médecins et de conducteurs. Il n’accepte ni argent liquide ni cartes de crédit (sous couvert de contrôle des virus), et dispose de transports en commun squelettiques et de beaucoup moins d’art vivant. C’est un avenir qui prétend fonctionner grâce à une « intelligence artificielle », mais qui est en fait entretenu par des dizaines de millions de travailleurs anonymes cachés dans des entrepôts, des centres de données, des usines de modération de contenu, des ateliers de misère électronique, des mines de lithium, des fermes industrielles, des usines de transformation de la viande et des prisons… en première ligne des maladies et de l’hyper-exploitation. C’est un futur dans lequel chacun de nos gestes, chacun de nos mots, chacune de nos relations est traçable et exploitable par une alliance sans précédent entre gouvernements et méga-entreprises High Tech ».
Il ne s’agit pas de s’opposer aux nouvelles technologies. A l’objectif de s’adapter sans critique ni discernement à ce qui vient, ce qui implique de s’adapter aussi à leurs effets toxiques tant mentaux, qu’environnementaux et sociaux, il faudrait opposer la construction d’une « alter doctrine du choc » (Bernard Stiegler), d’un processus d’adoption des nouvelles technologies, c’est à dire de la capacité de s’en emparer pour les faire bifurquer dans d’autres finalités comme la sobriété territoriale. Il est urgent de mettre en place des ralentisseurs, des limitations de vitesse, de la régulation néganthropique. Et d’ouvrir le chantier de la délibération. En n’oubliant pas que l’industrie numérique telle que nous l’avons succinctement et partiellement décrite fleurit sur les ruines d’un modèle économique et de consommation en bout de course. Et que l’on ne peut y répondre en espérant un retour à une situation antérieure mais en allant de l’avant, en inventant un nouveau modèle.
Même quand on n’achète rien sur Amazon, les traces laissées lors d’un parcours de recherche servent à enrichir la multinationale américaine qui les extrait et les exploite.
La data économie
« Les réseaux sociaux pourraient conduire les êtres humains à se conduire comme des fourmis en produisant des phéromones numériques immédiatement traitées par le système algorithmique comme les fourmis produisent des phéromones chimiques immédiatement traitées par leur génome »,
(Bernard Stiegler : De la misère symbolique, Paris, Éditions Galilée, 2004)
L‘histoire du capitalisme est celle de la transformation de toute chose en marchandise. Alors qu‘hier – et aujourd’hui encore – il fouillait la terre pour en extraire de la valeur, aujourd’hui, il extrait, en plus, des données partir de nos activités. Cette nouvelle mine fonde ce que l’on appelle data-économie. On parle de data-mining. Mais en fait en quoi consiste cette « nouvelle source de matière première », basée sur les silicon-technologies comme les nomme Daniel Ross formant une nouvelle économie politique ( Cf Daniel Ross : Carbone et silicium in Bifurquer) ?
L’extraction ne consiste pas simplement en celle de ce que l’on appelle les données que l’on croyait personnelles. Pour l’universitaire américaine Shoshana Zuboff, c’est toute « l’expérience humaine personnelle [qui est] le nouveau bois vierge, la nouvelle forêt, la nouvelle prairie inexploitées – pouvant être monétisée et transformée en marchandise fictionnelle »
« L’important est de comprendre que ces données comportementales étaient alors implicitement définies comme confidentielles. Elles étaient à nous sans même qu’on pense qu’elles pouvaient être appropriées par autrui. Eh bien, elles se sont trouvées transférées, déplacées dans ce que je considère comme une nouvelle « chaîne d’approvisionnement ». Chaque interface avec des entreprises comme Google, chaque interface activée par Internet s’est fait intégrer dans une chaîne d’approvisionnement. Et maintenant, on a des réseaux de chaînes d’approvisionnement complexes, qui commencent avec la recherche et la navigation en ligne, mais qui s’étendent désormais à toute activité en ligne ».
(Shoshana Zuboff : Nous avons besoin de nouveaux droits pour sortir du capitalisme de surveillance. Entretien avec Yves Citton. AOC )
Et où vont-elles ?
«Eh bien, comme toutes les matières premières, elles vont dans une usine. Mais c’est une usine de l’ère numérique, nommée intelligence artificielle, apprentissage machine ou apprentissage automatique . Et ce qui se passe dans cette nouvelle forme d’usine, c’est la même chose que ce qui se passe dans toutes les usines : on fabrique des produits. Sauf que dans le cas présent, ce sont des produits informatiques ».
(Shoshana Zuboff : ibidem)
Usines hyper-industrielles de transformation des données extraites par des algorithmes. Ce que les plateformes monétisent sont ce que l’auteure nomme le surplus comportemental. Le modèle économique des Gafam repose sur le fait que, « bien au-delà de ces seules informations personnelles, ils passent en revue chacune des empreintes que je laisse dans le monde numérique, chaque trace que je laisse de mon activité sur Internet, où que ce soit. Ils extraient toutes ces traces et les analysent pour leurs signaux prédictifs ».
Elle nomme cela le capitalisme de surveillance. Il faut comprendre ce capitalisme au sens extractiviste et d’hypercontrôle et non au sens panoptique même s’il en reste quelque chose. La vidéosurveillance n’est pas la surveillance avec les yeux d’un contremaître comme cela fut le cas dans les fabriques. Pas non plus ceux du gardien de prison de l’époque de Jeremy Bentham. Même si son expression est discutable, c’est bien une pratique d’hypercontrôle qu’elle décrit avec la notion de « surplus comportementaux » :
« ce qui entre dans les tuyaux du capitalisme de surveillance, ce qui arrive dans ses nouvelles usines, c’est en partie des informations que nous avons sciemment données (les données personnelles), mais ce sont surtout ces énormes flux de surplus comportementaux qu’ils nous soustraient. Cela a commencé avec nos traces laissées en ligne, mais maintenant, cela s’étend à tous nos comportements, à tous nos déplacements, c’est le fondement de la révolution de la mobilité. En effet, si le smartphone a été inventé, c’est parce que le smartphone est devenu la mule du surplus comportemental. Chaque application que l’on installe sur son téléphone transmet le surplus comportemental – en même temps que les informations que vous avez données à l’application – dans agrégateurs, dans leurs chaînes d’approvisionnement : la localisation du microphone, la caméra, les contacts, tout cela. »
(Shoshana Zuboff : ibidem)
Elle précise ce qu’elle appelle « surplus » en ajoutant, par exemple, que ce ne sont pas seulement les photos de votre visage qui vous taguent, « c’est l’analyse des muscles de votre visage pour déceler les micro-expressions, parce que celles-ci trahissent vos émotions et que vos émotions prédisent fortement votre comportement ». Ce « surplus » est maximisé par un renforcement de la captation de l’attention. Que produisent ces « usines à calcul » ? Le produit final mis sur le marché est ce qu’elle appelle des produits de prédiction (predictive products).
« Ces produits de prédiction sont vendus sur des marchés à terme comportementaux (behavioral futures markets). Je les ai aussi appelés marchés à terme humains (human futures markets) parce que ce sont des marchés qui négocient des contrats à terme humains, tout comme nous avons des marchés pour négocier des contrats à terme sur la poitrine de porc ou sur le pétrole ou sur le blé ».
Shoshana Zuboff réclame la définition de nouveaux droits, qu’elle appelle des droits épistémiques dont les questions principales sont :
« Qui sait ? Qui décide ? Qui décide qui sait ? Qui décide qui décide ? Ce sont des questions de connaissances, d’autorité et de pouvoir. »
« Suzerain digital »
A propos de Bifurquer : 3. Pour une nouvelle urbanité
Je poursuis ma lecture de l’ouvrage Bifurquer. Avec, cette fois, l’accent sur la question de la ville comme spatialisation [diachronique] de la localité. La nouvelle urbanité telle qu’elle repose sur les savoirs de ses habitants, seule source de richesses.
Vassily Kandinsky : Petits Mondes I (1922)
Wo aber Gefahr ist, wächst
Das Rettende auch.
Mais aux lieux du péril croît
Aussi ce qui sauve
HÖLDERLIN
Des lieux, il y en a plein. Il existe même des lieux-dits et des non-lieux, des lieux de nulle part – u-topie-, des lieux qui voyagent.« Mon chez-moi, c’était un lieu dans les histoires, à la fois dans l’objet matériel que je tenais entre les mains et dans les mots imprimés ». Alfredo Manguel dans Monstres fabuleux (Actes Sud 2020. Pp. 20-21) décrit ainsi, pour l’enfant de diplomate qu’il était, ce que représentait sa bibliothèque itinérante. Mais la question qui m’intéresse ici, c’est de reprendre la définition de la localité à partir de ce là où de Friedrich Hölderlin. Là où, non pas l’on est, mais où il se passe quelque chose de ce qui peut rendre la localité habitable devant la catastrophe de l’inhabitable, de l’immonde. Ces lieux de périls et de sauvetage sont distribués en de multiples échelle y compris celle globale de la biosphère elle-même. Ils n’ont pas de coordonnées GPS. Ils désignent l’endroit plein de dangers où peut avoir lieu « ce qui sauve ». Ils contiennent un « potentiel de bifurcation ». Il n’y a pas d’automatisme à celle-ci. En effet, le passage d’une tendance à sa contre-tendance nécessite un travail, une délibération et une prise de décision. C’est ce qu’implique la notion de krisis. Ce travail est celui de la raison. Non pas de la raison calculatrice qui produit du statistiquement probable, c’est à dire de l’uniformité donc de l’entropie, mais celle de la Raison dissidente, qui diverge, produit de la différence, de l’improbable, c’est à dire qui bifurque, innove.
Une localité bifurquante. Où,
« faire face à l’incertitude et à l’indétermination nécessite d’entretenir et de reconstituer sans cesse un horizon de crédit – c’est-à-dire un horizon d’investissements collectifs, visant à inventer et à consolider la possibilité d’un avenir néguentropique surmontant temporairement et localement le devenir entropique (cette localité étant distribuée en échelles qui vont de la cellule à la totalité de la biosphère) – sans jamais pouvoir éliminer le risque ni donc éviter que l’ouverture ne se referme. »
(Bernard Stiegler : Missions, promesses, compromis / 3. Risque, ouverture et compromis)
Dans Bifurquer, la question de la localité comme condition néguentropologique occupe une place importante sinon centrale au sens où beaucoup de choses en découlent. Un chapitre y est directement consacré. Il est intitulé : Localités, territoires et urbanités à l’âge des plateformes et confrontés aux défis de l’ère Anthropocène.
Les infusoires
La localité y est d’abord conçue dans son rapport à la vie productrice d’entropie et d’anti-entropie, c’est à dire productrice de diversification et de nouveauté, lieu comme milieu naturel et technique. Elle doit impérativement rester ouverte tant sur les autres localités que sur les capacités d’inventer de la nouveauté au risque de dépérir.
« Cette localité est ce qui ménage une lutte contre l’entropie, d’abord en luttant contre l’anthropie, c’est à dire contre l’auto-intoxication comparable à celle des infusoires décrite par Freud – , et ce ménagement est ce que nous appelons une néguanthropie et une anti-anthropie »
(B.Stiegler Qu’appelle-t-on panser 1 p. 143)
Sigmund Freud décrit, dans le texte ci-dessus, ce qu’il se passe quand un animalcule se trouve dans un milieu biologique fermé dans lequel il meurt étouffé dans ses propres excréments.
Daniel Ross, dans l’ouvrage dont nous traitons ici, revient sur ce passage de Freud et le commente ainsi :
« Ce que Freud décrit ici correspond aux conséquences entropiques auxquelles s’expose tout organisme vivant placé dans un système fermé où font défaut les moyens d’éradiquer la toxicité générée par ses propres déchets, mettant le système dans un déséquilibre incontrôlable. Pour ce qui est du métabolisme qui occupe les animaux supérieurs que nous sommes, des êtres qui pour le dire dans les termes d’Aristote ne sont pas seulement sensitifs mais noétiques, soit des êtres sachant, ce métabolisme n’est pas seulement biologique, mais fondamentalement et irréductiblement psychologique, sociologique et technologique.
Les productions métaboliques des êtres techniques et noétiques que nous sommes contiennent la possibilité d’exposer notre élément à une toxicité potentiellement fatale, dès lors que nous perdons les capacités de production de savoir et de soin de la vie. A partir du moment où cela touche à notre élément noétique, les conséquences entropiques induites par cet auto-empoisonnement ne sont plus seulement thermodynamiques ou biologiques, mais psychiques et sociales. Tous les systèmes techniques sont localisés, mais la localité du système technique actuel a atteint l’échelle de la biosphère elle-même […] : dans de tells circonstances, où, de fait, il n’ y a pas de dehors, les risques de toxicité sont considérablement accrus »
(Bifurquer p.351)
La plateformisation
Dans son rapport Ambition numérique: pour une politique française et européenne de la transition numérique, le Conseil national du numérique (CNnum) donne la définition suivante de la plateforme :
« Une plateforme pourrait être définie comme un service occupant une fonction d’intermédiaire dans l’accès aux informations, contenus, services ou biens, le plus souvent édités ou fournis par des tiers. Au-delà de sa seule interface technique, elle organise et hiérarchise ces contenus en vue de leur présentation et leur mise en relation aux utilisateurs finaux. À cette caractéristique commune s’ajoute parfois une dimension écosystémique caractérisée par des interrelations entre services convergents. Plusieurs plateformes ont en effet adopté des modèles de développement basés sur la constitution de véritables écosystèmes dont elles occupent le centre ».
Il faut y ajouter l’effet de réseau, ce qui signifie que leur efficacité dépend de la quantité d’utilisateurs. Comme nous l’avons déjà vu, les plateformes ne sont en soi ni bonnes ni mauvaises. Il en est de contributives. Ce qui est entropique dans le cas des Gafam, c’est leur fermeture, la tendance hégémonique et dominatrice
« La plateformisation entraîne en outre une verticalisation grandissante qui va de pair avec la reconstitution de silos et l’émergence de très grands groupes qui ont les moyens d’imposer leurs règles aux autres acteurs. Cette domination, qui prend souvent la forme d’une situation quasi-monopolistique sur le marché, conduit à ce que la sénatrice Catherine Morin-Dessailly a appelé “la colonisation numérique de l’Europe”
(CNnum : ibid)
Cette concerne également nos villes. On le voit plus loin.
La verticalité féodale et la clôture technologique de leurs systèmes confèrent aux Gafam une souveraineté fonctionnelle, selon l’expression de Frank Pasquale. Bernard Stiegler parle lui de souveraineté efficiente. En effet, ce qui est redoutable, et constitue une difficulté dans la critique des grosses plateformes, c’est leur efficacité. Comment faire non seulement autrement mais aussi bien ? L’extractivisme calculateur de ce que Shoshana Zuboff appelle le surplus comportemental va bien au-delà de ce que l’on appelle les données que l’on croyait personnelles.
Il est donc nécessaire de
« repenser en profondeur les architectures de données en vue de mettre l’automatisation computationnelle au service d’une augmentation des capacités à la désautomatiser, c’est-à-dire à l’enrichir de ce qui n’est pas réductible au calcul, à maintenir ouverts les systèmes automatisés, et à lutter ainsi contre l’entropie que génèrent nécessairement les systèmes fermés. »
(Bernard Stiegler : L’ergon dans l’ère Anthropocène et la nouvelle question de la richesse in Le Travail au XXIe siècle. Sous la direction de Alain Supiot. Editions de l’Atelier)
Dans sa dimension spatiale habitée, la localité, « se pose d’abord dans les territoires urbains » et comme possibilité d’un « nouveau génie urbain où les habitants redeviendraient la source primordiale de l’intelligence territoriale » (Bifurquer p. 83). Et cela en se servant de l’efficience de l’automatisation non pour machiniser et dés-urbaniser la ville, comme c’est le cas actuellement en prolétarisant toute forme d’intelligence urbaine, mais pour la mettre au service de nouvelles formes de « délibération urbaine ».
Cette dynamique à repenser repose, selon les auteurs, sur deux conditions : une « conscience historique de l’urbanité » notamment telle qu’elle s’est développée avec l’industrialisation et un état des disruptions de l’hyper-industrialisation algorithmique. Les technologies numériques actuelles non en tant que telles mais telles qu’elles sont conçues et manipulées par le marché de la data-économie dissolvent les spécificités de la localité.
« Les territoires réticulés se trouvent ainsi soumis à des logiques extraterritoriales qui conduisent à leur incapacitation, c’est à dire à la perte systémique des savoirs qui constituent ce que l’on appelle ici l’urbanité » (Bifurquer p. 88)
On appelle pompeusement d’une expression de pure propagande ville intelligente ce qui repose sur un abêtissement de sa population et sur l’idiot presse-bouton, voire l’idiot instruit. Cette prolétarisation est la principale cause du délitement des liens sociaux et de l’urbanité, de la perte des idiomes locaux.
Troisième révolution urbaine
Je fais un petit détour par l’exposition Hello Robot dont j’ai amplement parlé ici et là. J’y avais repéré les robots-grues constructeurs de ponts :
Joris Laarman – MX3D Bridge (2015). Robots constructeurs de ponts avec impression en 3D.
Plus de détails dans la vidéo ci-dessous (en anglais).
Pour Bernard Stiegler, nous vivons une troisième révolution urbaine. La première débute au Néolithique et s‘étend jusqu‘au 18ème siècle. La seconde, au 19ème siècle, exprime la spatialisation de la révolution industrielle : manufactures, usines, réseaux ferrés, routiers, électriques, télégraphe, téléphone. Cela s‘étend dans le capitalisme consumériste avec les grandes surfaces, les hypermarchés, la télévision de masse et ses marchands de « temps de cerveaux disponibles ». Tout cela est reconfiguré avec la digitalisation et les réseaux numériques :
« L‘ubiquitous computing [informatique ubiquitaire] repose sur une digitalisation systémique globale et intégrale, qui affecte absolument tous les produits, objets, services et modes de vie issus de l’activité hyper-industrielle en cela, y compris en tant qu’hyper-textuelle, c’est à dire cliquable, permettant d’activer des liens en tous sens, et de développer des processus de navigation dans l’espace (cardinaux) et dans le temps (rythmique et calendaires) qui passent de plus en plus par la conception d’espaces augmentés et qui conduisent Franck Cormerais à parler d’hyperville. »
(Bernard Stiegler : Nouvelle révolution urbaine, nouveau génie urbain in Le nouveau génie urbain FYP éditions 2020. p.25)
Les villes ont depuis toujours été reliées entre elles et se sont donc inscrites dans des réseaux. Sans remonter trop loin, elles ont été reliées à des réseaux de routes, puis ferrés, puis aériens. Réseaux d’eau, de gaz et d’électricité. Ces derniers sont désormais dotés de dispositifs dits de communication. Réseaux hertziens et numériques. Jusqu’au béton désormais interactif : à la fois récepteur, média, émetteur et récepteur de données. Les auteurs du chapitre consacré à cette question évoquent le BIM, Building Information Modeling (bâti immobilier modélisé) consistant à doter de puces informatiques chaque élément du bâti, tant les parpaings que les portes, les fenêtres, les murs. Les équipements intérieurs s’insèrent eux-aussi dans l’Internet des objets sans que les usagers des différents objets connectés ne soient mis en capacité de comprendre leur fonctionnement, à fortiori les modèles économiques qui les sous-tendent. Ainsi se met en place la ville prolétarisée, automatisée, gouvernée par des algorithmes, couramment appelée pour ne pas en préciser le sens : smart-city.
Ville et écriture
La ville s’écrit aussi. Dès son origine, la cité grecque, polis, repose sur l’écriture. Jean-Pierre Vernant rappelait « le rôle que l’écriture a joué aux origines de la cité ». Il ajoutait :« mise sous le regard de tous par le fait même de sa rédaction, la formule écrite sort du domaine privé pour se situer sur un autre plan : elle devient bien commun, chose publique ». Aujourd’hui, cette écriture est automatique et insérée dans un réseau mondial et satellitaire. Elle passe par des plateformes propriétaires pour qui les villes ne sont que des marchés. Que devient dès lors le citoyen, dans ce chaos social économique et politique résultant de la dés-intégration (Bernard Stiegler) des systèmes sociaux ? Dans l’ouvrage cité plus haut, Bernard Stiegler définit la citoyenneté « comme une forme de soin collectivement pris d’un espace commun ».
La caporalisation des comportements repose sur les pratiques de l’industrie de l’extraction des données (data-mining) qui en collectant les traces numériques passées des comportements individuels en calcule la prévision future, effaçant du coup la possibilité de chemins de traverse. Ainsi se perd la possibilité même de l’art de flâner chère à Walter Benjamin. Ce dernier écrit, au début d’Une enfance berlinoise :
«Ne pas trouver son chemin dans une ville, ça ne signifie pas grand-chose. Mais s’égarer dans une ville comme on s’égare dans une forêt demande toute une éducation.»
Comment échapper aux chemins imposés ? L’enjeu est de parvenir, dans la ville, où tout déplacement est numériquement guidé, à sortir des sentiers battus pour découvrir de nouveaux chemins, faire de nouvelles rencontres, trouver de l’in-attendu, de l’improbable.
Un nouveau génie urbain
Alors que le mimétisme technologique de la gestion des villes fait aller du pire au pire – à Mulhouse, le modèle est à Nice, qui lui-même vient de…., la première des délibérations citoyennes devrait porter sur l’introduction même des nouvelles infrastructure technologiques et ses finalités. Une anecdote personnelle à ce propos. J’ai un jour posé cette question dans un débat public. La réponse de l’adjoint au Maire en charge de ces questions m’est restée gravée en mémoire : « la question est technique et donc pas politique ! ». Ce que l’on appelle un déni. La question est bien évidemment hautement politique en ce qu’elle doit permettre de rouvrir la localité sur elle-même et sur les autres. Et contester la gouvernance par les algorithmes. Elle rend les villes inhospitalières non seulement pour les plus démunis, les SDF ou les migrants mais pour l’ensemble des habitants eux-mêmes. L’espace public tend par ailleurs à y être privé de liberté d’expression comme le confirme la loi Darmanin dite de sécurité globale autorisant l’usage policier de drones d’hypercontrôle sur l’espace urbain.
Les auteurs, au contraire préconisent :
« des démarches de recherche urbaine contributive en vue de saisir les dynamiques profondes de ce que nous considérons comme constituant la possibilité d’un nouveau génie urbain, où les habitants redeviendraient la source primordiale de l’intelligence territoriale dans le contexte d’une économie contributive de déprolétarisation des habitants, mais aussi de leurs élus et de leurs administration, aujourd’hui totalement démunis, et très souvent manipulés par des marchands de nouveaux services et autres promesses illusoires. Dans ce nouveau génie urbain, fondé sur cette nouvelle recherche urbaine la technologie serait reconfigurée et re-designée [design] depuis les pratiques territoriales contributives elles-mêmes ». (Bifurquer p. 83)
Reconstituer et partager des savoirs pour les mettre au service d’une véritable intelligence de la ville qui est d’abord celle de ces habitants contre leur prolétarisation comme perte de savoir-faire, vivre et concevoir. Cela, non contre, mais avec la digitalisation mise au service de la délibération urbaine. Cela passe par une réappropriation de son histoire revisitée dans sa relation aux techniques en « particulier depuis la révolution industrielle ». Puis, de son accélération hyperindustrielle. En ce sens il y a une généalogie à construire.
Surmonter l’opposition ville machine / ville organique
« La comparaison avec l’organisme vivant dans l’évolution de l’espèce […] peut nous dire quelque chose d’important sur la ville : comment en passant d’une ère à l’autre les espèces vivantes ou adaptent leurs organes à de nouvelles fonctions ou disparaissent. La même chose se passe avec la ville. Et il ne faut pas oublier que, dans l’histoire de l’évolution, chaque espèce garde avec elle des traits qui semblent les vestiges d’autres traits, puisqu’ils ne correspondent plus aux nécessités vitales […]. Ainsi, la continuité d’une ville peut reposer sur des caractères et éléments qui, à notre avis, ne sont pas indispensables aujourd’hui parce qu’ils sont oubliés ou contre-indiqués pour son fonctionnement actuel »
(Italo Calvino : Les dieux de la cité)
Pour surmonter l’opposition ville-machine et ville-organisme établie par Italo Calvino, il convient de prendre en compte le fait que les villes sont des exorganismes complexes. Les auteurs du chapitre mettent en évidence deux scénarii alternatifs : d’une part, celle de la ville automatique détruisant l’urbanité donc les relations civiles et civilisées ; l’autre est de surmonter l’opposition ville machine / ville organique en partant du fait que l’espèce humaine est un organisme vivant technique, un exorganisme simple construisant des exorganisme complexes inférieurs et supérieurs, par exemple des usines mais aussi des villes et des institutions délibératives, juridiques, elles aussi à différentes échelles.
Il faut empêcher que le « techno-cocon »(Alain Damasio) ne nous transforme en hamster tournant à l’intérieur de sa roue (Alain Damasio), ne nous enferme et nous étouffe. Asphyxie la vie. Au sens des infusoires de Freud, cité plus haut.
Cosmotechniques ( Yuk Hui)
Je reviendrai un peu plus loin sur ce qui rend à la ville sa richesse. Pour en rester à la question de la localité proprement dite, je voudrais introduire ici celle de la recherche de localités dans les technologies elles-mêmes. Elle est proposée par le philosophe chinois Yuk Hui. Elle n’est pas dans le livre Bifurquer. Peu a peu les technologies deviennent en se délocalisant globalisantes. Yuk Hui propose de les ramener à la localité en les fragmentant contre « le mythe de leur universalité ». Il propose d’appeler ces fragmentations des cosmotechniques.
« Une cosmotechnique correspond à l’unification, dans les activités techniques, des ordres cosmique et moral ; or ces ordres diffèrent d’une société à l’autre — par exemple, les Chinois n’avaient pas le même concept de morale que les Grecs. La cosmotechnique pose donc d’emblée la question de la localité. Elle est une enquête sur la relation entre la technologie et la localité, c’est-à-dire une recherche des lieux qui permettent à la technologie de se différencier. À l’inverse, selon la logique de la philosophie moderne, on pose un schème ou une logique supérieure et universelle (ou transcendantale), qu’il suffit ensuite d’imposer partout indifféremment. Cette modalité ignore la question de la localité, ou du moins la traite comme un lieu seulement géographiquement différent — et non pas qualitativement différent. La logique totalisante de la cybernétique, aujourd’hui triomphante, va dans le même sens. Il faut donc élargir la notion d’épistémologie et revenir à la technique, de manière à ne plus la prendre pour quelque chose de neutre. C’est ce que je propose de faire grâce à la notion de « fragmentation » : partir plutôt des différents fragments du globe que constituent les localités. Cela nous oblige à formuler des problèmes locaux et des solutions locales, et nous permet en même temps d’explorer les perspectives possibles que ce local recèle. »
( Yuk Hui : Produire des technologies alternatives)
Le travail tend à perdre sa fonction de localité n’étant plus un travail que l’on fait mais un emploi que l’on a.
L’Internation
Le concept d’internation a été emprunté à l’anthropologue Marcel Mauss. Il l’a élaboré autour des années 1920. Dans sa réflexion sur la nation, alors qu’il était lui-même membre de l’Internationale socialiste, il prévenait que la nation comme localité n’était pas obsolète et ne pouvait se dissoudre dans le global. Il proposait le terme d’internation en opposition à l’internationnalisme tout autant qu’à l’absence de nation, l’a-nation. S’il le disait face à l’internationalisme qui fut qualifié de prolétarien, nous sommes aujourd’hui devant une autre forme d’internationalisme, un globalisme destructeur de la singularité des localités et reposant sur le dogme de la pseudo-autorégulation des marchés. Moscou a émigré à la Sillicon-Valley via Wall-Street. L’affirmation de Marcel Mauss peut se décliner. Si la nation est une échelle de localité, elle ne doit ni dissoudre elle-même l’infra-national, tendance forte en France, ni être absorbée par le supra-national tout en pensant les hétéronomies, point de départ de la réflexion de M.Mauss et en pansant les multiples échelles de localités, les villes et les régions mais aussi en prenant soin des localités biologiques, sociales, informationnelles. En cultivant leurs singularités dans leur diversité, on évite la babélisation du monde c’est à dire l’uniformisation et la standardisation des langues, des cultures, des savoirs-faire, -vivre, et -penser locaux.
A tous les niveaux, ces localités doivent devenir des mondes habitables en faisant bifurquer les techno-sphères globalisantes qui les encapsulent. L‘accent dans l‘inter-nation doit être mis sur l‘inter, ce qui fait lien entre les différentes échelles tout en constituant un niveau supérieur d‘organisation des niveaux de localités. On peut parler de « nation-localité », tout comme on peut parler de localités infra-nationales, ou de localités de l’inter-nation.
Tout individu, particulièrement celui qui fait l’effort de vouloir s’individuer, appartient à plusieurs échelles de localités
« La langue, les sciences et les coutumes sont des cas d’objectivation de l’esprit à travers ses œuvres – et forment une localité néguantropique. La réalité spirituelle localisée au sein d’une nation n’existent pas en dehors des actes noétiques localement agencés qui rendent cette réalité possible : Meyerson [Ignace Meyerson]soutient en effet que, si cette objectivation, typique de l’esprit comme spécificité de l’humain, apparaît comme universelle, la façon dont elle fonctionne est toujours spécifiquement attachée à un lieu donné, car les œuvres de l’esprit humain sont indissociables de la situation géographique, historique, institutionnelle et du contexte socio-culturel.»
(Bifurquer. pp 198-199)
La biorégion urbaine
Le territoire est en quelque sorte une sculpture écologique et sociale vivante produite dans le temps long de la relation entre l’homme et son milieu. L’enjeu n’est ni la croissance ni la décroissance mais une économie de la sobriété et du soin qui inclut le soin de la langue. L’ensemble des systèmes territoriaux locaux « en équilibre dynamique avec leur milieu ambiant », Alberto Magnaghi le nomme « biorégion urbaine ». Concept qu’il considère d’abord comme une « méthode » pour reconquérir le bien commun territoire et le rendre habitable en revisitant le patrimoine matériel et immatériel légué par l’histoire. Il convient d’opérer une distinction entre projets dans un territoire qui dé-territorialisent (Amazon) et projets de territoire qui ré-territorialise, ce qui n’est pas à confondre avec ce que l’on nomme actuellement un peu vite, voire facticement, relocalisation. Cela pose bien d’autres questions comme celle par exemple des marges d’auto-gouvernementalité à conquérir, ce qui est loin d’être gagné.
L’infrasomatisation
Attention : les zombies smartphonisés sont en chemin. Radio-télévision suisse. Ici à Tel-Aviv
Pour qualifier l’impact de l’automatisation de leur milieu sur les humains, David M Berry (Université du Sussex) a introduit entre l’exosomatisation qui caractérise l’humain et l’endosomatisation, propre au vivant en général, le concept d’infrasomatisation. Ce concept pointe en quelque sorte le degré d’intimité atteint dans la relation entre les technologies en réseau et le vivant. David M Berry se posait la question : « Comment peut-on savoir ce que les infrastructures nous font ? Ou plus précisément : « Comment pouvons-nous avoir la certitude que leurs effets sur nos esprits sont positifs plutôt que négatifs ? »
« C’est principalement par l’intermédiaire des smartphones et des tablettes que se manifestent ces infrasomatisations. Devenus des prothèses indispensables (exosomatiques) pour la plupart d’entre nous, ces terminaux créent une boucle entre nos corps, nos cerveaux et les serveurs des plateformes, nous coupant ainsi partiellement de l’environnement extérieur, de sorte que l’ouverture de la pensée est médiée et compressée – et la conscience contournée et court-circuitée par les calculs intensifs effectués par les algorithmes sur les serveurs des plateformes.
Cette boucle, rendue possible par une réticulation partiellement ouverte sur l’extérieur ne permet pas aux cerveaux humains de percevoir ce qui relève des algorithmes et ce qui constitue leurs propres pensées et conduisent à la dénoétisation [perte de la faculté de penser], c’est à dire à une hyper-prolétarisation. La raison humaine est fonctionnellement affaiblie, sinon anéantie, et les humains deviennent hautement vulnérables à la persuasion et à la propagande opérées par les usines à trolls et autres industries du mensonge et de la manipulation.
L’infrasomatisation est potentiellement utilisable pour mobiliser certaines instances spécifiques de pensée et d’action – dans une forme de raison cependant amputée d’elle-même en tant qu’elle est intrinsèquement délibérative (synthétique au sens d’Aristote et de Kant), et qui se trouve remplacée par une puissance analytique purement calculatoire qui est une hypertrophie de l’entendement (au sens kantien des mots entendement et raison), ce qui instaure les conditions d’une conception et surtout une gestion des espaces et des temps communs foncièrement et fonctionnellement antidémocratique ».
(Bifurquer Pp 104-105)
Comme l’a souvent rappelé Bernard Stiegler l’entendement est une faculté de la pensée à côté de l’intuition, de l’imagination et de la raison. L’entendement est calculable. Cette faculté est aujourd’hui hypertrophiée au détriment des autres facultés. C’est ce que font les big data. Or la pensée, « c’est justement ce qui va au-delà du calcul, et qui permet des bifurcations qui constituent l’émergence dans le devenir entropique d’une réalité néguentropique, comme disait Schrödinger pour analyser ce en quoi consiste la vie ». (Bernard Stiegler : Toute technologie est porteuse du pire autant que du meilleur).
Dès lors, il impossible de dire de la ville automatique qu’elle est une « ville intelligente ». Ce serait considérer que l’automate peut mieux gérer la ville que la délibération de ses habitants. La des-automatisation est donc l’une de conditions permettant de retrouver des capacités de délibération pour sortir de l’enfermement systémique qu’imposent les entreprises du numérique.
A Tel-Aviv mais aussi à Augsbourg, Shanghai ou Sydney, pour prévenir la multiplication d’accidents dus à l’utilisation par les piétons de leurs smartphones, on expérimente les feux-rouges au sol. (Radio-télévision suisse)
Pour constituer une nouvelle urbanité, il est proposé de :
« consolider localement une conscience urbaine des nouvelles fonctions numériques en faisant de celles-ci des objets de capacitation, et non d’incapacitation — et cela en concevant des services et des fonctionnalités sollicitant et renforçant systématiquement les capacités délibératives des divers groupes que forment les habitants du territoire ».
Les habitants sont des êtres exorganiques, des exorganismes simples. Ils sont aussi des urbains vivant dans la ville, elle-même un milieu exorganique, constitué d’organes artificiels spécifiques (les artères, les réseaux d’assainissement et de distribution, etc..), et à présent les réseaux numériques qui reconfigurent les précédents.
« En s’assemblant, les habitants forment des communautés exorganiques, elles-mêmes formant des exorganismes, dont l’exorganisme urbain lui-même, c’est-à-dire des entités qui durent comme agencements de fonctions et d’agents exorganiques — qu’il s’agisse de quartiers, d’ateliers, d’usines, d’associations, de marchés fidélisés et de clientèles, d’institutions, d’organismes réticulés en tout genre et bien sûr de communautés ethniques, religieuses, politiques, générationnelles, etc. »
La technologie numérique est un pharmakon contemporain, c’est à dire contenant des potentialités qui peuvent être ou bénéfiques ou toxiques.
« Pour être remédiant, et non toxique, tout nouveau pharmakon nécessite la définition de savoirs partagés, qui sont autant de thérapeutiques permettant de mettre l’exosomatisation au service du soin ».
L’industrie met en circulation des objets techniques que Gilbert Simondon qualifiait de « fermés », étrangers aux usagers et « indéchiffrables » pour eux. Il en va de même des villes. Il convient donc de les maintenir ouvertes, seule façon de les maintenir vivantes. En préservant des infrastructures et des architectures incomplètes et inachevées.
Selon Richard Sennett, auteur de Bâtir et habiter : Pour une éthique de la ville, (Albin Michel),
« le design [dessin en fonction d’une intention (dessein)] de la ville ouverte doit mettre en œuvre des formes architecturales incomplètes et inachevées, modifiables au cours du temps, en fonction des besoins des habitants, et par ces mêmes habitants ; les formes doivent pouvoir se transformer avec les fonctions des bâtiments, devenant ainsi des structures évolutives et vivantes. A ce principe d’incomplétude s’ajoute la nécessité [fonction de la densité] de la diversité sociale et culturelle, qui rendent possibles des rencontres inattendues et des bifurcation improbables. […] Sennett invite ainsi à penser les frontières (entre villes, entre quartiers, entre bâtiments) comme des membranes et non comme des murs, c’est à dire comme des limites toujours poreuses, lieux d’interaction et d’échanges »
(Bifurquer. Chapitre Design contributif. p 246)
Les technologies numériques standardisent, homogénéisent, synchronisent (des-historisent) les relations sociales tout comme les langues et les idiomes. Leurs effets sont répétitifs et deviennent addictifs. Je reviendrai dans un prochain article sur la question de l’addiction.
« Les algorithme de Google tendent ainsi à soumettre les langages dits naturels aux contraintes de l’économie mondiale, éliminant les formes idiomatiques les moins calculables qui sont au principe de l’évolution diachronique des langues, donc de leur diversité et de leur historicité, – et court-circuitant les localités où se produisent les idiomes. »
(Bifurquer. Chapitre Design contributif. p 251)
Une ville riche
La ville riche sera différente car sa richesse reposera sur d’autres bases en rompant avec la confusion qui existe entre richesse et valeur. La richesse est la condition de production de valeurs.
« La richesse, c’est ce qui procède du savoir qui caractérise les êtres humains, dont toute la vie est en principe organisée d’abord en vue de leur faire acquérir et accroître un savoir qui est transmis de génération en génération à travers des institutions conçues pour cela. Le savoir est ce qui permet aux êtres humains de faire en sorte que leurs organes exosomatiques soient porteurs de plus de néguanthropie que d’anthropie. Sous toutes ses formes, comme savoir vivre, savoir faire ou savoir conceptualiser, le savoir est ce qui permet aux êtres humains de prendre soin d’eux- mêmes, et avec eux, de leur environnement et de l’avenir de la vie sur terre ».
(Bernard Stiegler : L’ergon dans l’ère Anthropocène et la nouvelle question de la richesse in Le Travail au XXIe siècle<.Sous la direction de Alain Supiot. Editions de l’Atelier. page 80
Pour terminer, je vous propose une vision idyllique de Mulhouse, projetée en 2100 par Dana Popescu lors des Journées de l’Architecture en 2010.
capsule metamulhouse from dana popescu on Vimeo.