A propos de Bifurquer : 3. Pour une nouvelle urbanité

Je poursuis ma lecture de l’ouvrage Bifurquer. Avec, cette fois, l’accent sur la question de la ville comme spatialisation [diachronique] de la localité. La nouvelle urbanité telle qu’elle repose sur les savoirs de ses habitants, seule source de richesses.

Vassily Kandinsky : Petits Mondes I (1922)

Wo aber Gefahr ist, wächst
Das Rettende auch
.

Mais aux lieux du péril croît
Aussi ce qui sauve
HÖLDERLIN

Des lieux, il y en a plein. Il existe même des lieux-dits et des non-lieux, des lieux de nulle part – u-topie-, des lieux qui voyagent.« Mon chez-moi, c’était un lieu dans les histoires, à la fois dans l’objet matériel que je tenais entre les mains et dans les mots imprimés ». Alfredo Manguel dans Monstres fabuleux (Actes Sud 2020. Pp. 20-21) décrit ainsi, pour l’enfant de diplomate qu’il était, ce que représentait sa bibliothèque itinérante. Mais la question qui m’intéresse ici, c’est de reprendre la définition de la localité à partir de ce là où de Friedrich Hölderlin. Là où, non pas l’on est, mais où il se passe quelque chose de ce qui peut rendre la localité habitable devant la catastrophe de l’inhabitable, de l’immonde. Ces lieux de périls et de sauvetage sont distribués en de multiples échelle y compris celle globale de la biosphère elle-même. Ils n’ont pas de coordonnées GPS. Ils désignent l’endroit plein de dangers où peut avoir lieu « ce qui sauve ». Ils contiennent un « potentiel de bifurcation ». Il n’y a pas d’automatisme à celle-ci. En effet,  le passage d’une tendance à sa contre-tendance nécessite un travail, une délibération et une prise de décision. C’est ce qu’implique la notion de krisis. Ce travail est celui de la raison. Non pas de la raison calculatrice qui produit du statistiquement probable, c’est à dire de l’uniformité donc de l’entropie, mais celle de la Raison dissidente, qui diverge, produit de la différence, de l’improbable, c’est à dire qui bifurque, innove.

Une localité bifurquante. Où,

« faire face à l’incertitude et à l’indétermination nécessite d’entretenir et de reconstituer sans cesse un horizon de crédit – c’est-à-dire un horizon d’investissements collectifs, visant à inventer et à consolider la possibilité d’un avenir néguentropique surmontant temporairement et localement le devenir entropique (cette localité étant distribuée en échelles qui vont de la cellule à la totalité de la biosphère) – sans jamais pouvoir éliminer le risque ni donc éviter que l’ouverture ne se referme. »

(Bernard Stiegler : Missions, promesses, compromis / 3. Risque, ouverture et compromis)

Dans Bifurquer, la question de la localité comme condition néguentropologique occupe une place importante sinon centrale au sens où beaucoup de choses en découlent. Un chapitre y est directement consacré. Il est intitulé : Localités, territoires et urbanités à l’âge des plateformes et confrontés aux défis de l’ère Anthropocène.

Les infusoires

La localité y est d’abord conçue dans son rapport à la vie productrice d’entropie et d’anti-entropie, c’est à dire productrice de diversification et de nouveauté, lieu comme milieu naturel et technique. Elle doit impérativement rester ouverte tant sur les autres localités que sur les capacités d’inventer de la nouveauté au risque de dépérir.

« Cette localité est ce qui ménage une lutte contre l’entropie, d’abord en luttant contre l’anthropie, c’est à dire contre l’auto-intoxication comparable à celle des infusoires décrite par Freud – , et ce ménagement est ce que nous appelons une néguanthropie et une anti-anthropie »

(B.Stiegler Qu’appelle-t-on panser 1 p. 143)

Sigmund Freud décrit, dans le texte ci-dessus, ce qu’il se passe quand un animalcule se trouve dans un milieu biologique fermé dans lequel il meurt étouffé dans ses propres excréments.

Daniel Ross, dans l’ouvrage dont nous traitons ici, revient sur ce passage de Freud et le commente ainsi :

« Ce que Freud décrit ici correspond aux conséquences entropiques auxquelles s’expose tout organisme vivant placé dans un système fermé où font défaut les moyens d’éradiquer la toxicité générée par ses propres déchets, mettant le système dans un déséquilibre incontrôlable. Pour ce qui est du métabolisme qui occupe les animaux supérieurs que nous sommes, des êtres qui pour le dire dans les termes d’Aristote ne sont pas seulement sensitifs mais noétiques, soit des êtres sachant, ce métabolisme n’est pas seulement biologique, mais fondamentalement et irréductiblement psychologique, sociologique et technologique.
Les productions métaboliques des êtres techniques et noétiques que nous sommes contiennent la possibilité d’exposer notre élément à une toxicité potentiellement fatale, dès lors que nous perdons les capacités de production de savoir et de soin de la vie. A partir du moment où cela touche à notre élément noétique, les conséquences entropiques induites par cet auto-empoisonnement ne sont plus seulement thermodynamiques ou biologiques, mais psychiques et sociales. Tous les systèmes techniques sont localisés, mais la localité du système technique actuel a atteint l’échelle de la biosphère elle-même […] : dans de tells circonstances, où, de fait, il n’ y a pas de dehors, les risques de toxicité sont considérablement accrus »
(Bifurquer p.351)

La plateformisation

Dans son rapport Ambition numérique: pour une politique française et européenne de la transition numérique, le Conseil national du numérique (CNnum) donne la définition suivante de la plateforme :

« Une plateforme pourrait être définie comme un service occupant une fonction d’intermédiaire dans l’accès aux informations, contenus, services ou biens, le plus souvent édités ou fournis par des tiers. Au-delà de sa seule interface technique, elle organise et hiérarchise ces contenus en vue de leur présentation et leur mise en relation aux utilisateurs finaux. À cette caractéristique commune s’ajoute parfois une dimension écosystémique caractérisée par des interrelations entre services convergents. Plusieurs plateformes ont en effet adopté des modèles de développement basés sur la constitution de véritables écosystèmes dont elles occupent le centre ».

Il faut y ajouter l’effet de réseau, ce qui signifie que leur efficacité dépend de la quantité d’utilisateurs. Comme nous l’avons déjà vu, les plateformes ne sont en soi ni bonnes ni mauvaises. Il en est de contributives. Ce qui est entropique dans le cas des Gafam, c’est  leur fermeture, la tendance hégémonique et dominatrice

« La plateformisation entraîne en outre une verticalisation grandissante qui va de pair avec la reconstitution de silos et l’émergence de très grands groupes qui ont les moyens d’imposer leurs règles aux autres acteurs. Cette domination, qui prend souvent la forme d’une situation quasi-monopolistique sur le marché, conduit à ce que la sénatrice Catherine Morin-Dessailly a appelé “la colonisation numérique de l’Europe
(CNnum : ibid)

Cette concerne également nos villes. On le voit plus loin.

La verticalité féodale et la clôture technologique de leurs systèmes confèrent aux Gafam une souveraineté fonctionnelle, selon l’expression de Frank Pasquale. Bernard Stiegler parle lui de souveraineté efficiente. En effet, ce qui est redoutable, et constitue une difficulté dans la critique des grosses plateformes, c’est leur efficacité. Comment faire non seulement autrement mais aussi bien ? L’extractivisme calculateur de ce que Shoshana Zuboff appelle le surplus comportemental va bien au-delà de ce que l’on appelle les données que l’on croyait personnelles.

Il est donc nécessaire de

« repenser en profondeur les architectures de données en vue de mettre l’automatisation computationnelle au service d’une augmentation des capacités à la désautomatiser, c’est-à-dire à l’enrichir de ce qui n’est pas réductible au calcul, à maintenir ouverts les systèmes automatisés, et à lutter ainsi contre l’entropie que génèrent nécessairement les systèmes fermés. »

(Bernard Stiegler : L’ergon dans l’ère Anthropocène et la nouvelle question de la richesse in Le Travail au XXIe siècle. Sous la direction de Alain Supiot. Editions de l’Atelier)

Dans sa dimension spatiale habitée, la localité, « se pose d’abord dans les territoires urbains » et comme possibilité d’un « nouveau génie urbain où les habitants redeviendraient la source primordiale de l’intelligence territoriale » (Bifurquer p. 83). Et cela en se servant de l’efficience de l’automatisation non pour machiniser et dés-urbaniser la ville, comme c’est le cas actuellement en prolétarisant toute forme d’intelligence urbaine, mais pour la mettre au service de nouvelles formes de « délibération urbaine ».

Cette dynamique à repenser repose, selon les auteurs, sur deux conditions : une « conscience historique de l’urbanité » notamment telle qu’elle s’est développée avec l’industrialisation  et un état des disruptions de l’hyper-industrialisation algorithmique. Les technologies numériques actuelles non en tant que telles mais telles qu’elles sont conçues et manipulées par le marché de la data-économie dissolvent les spécificités de la localité.

« Les territoires réticulés se trouvent ainsi soumis à des logiques extraterritoriales qui conduisent à leur incapacitation, c’est à dire à la perte systémique des savoirs qui constituent ce que l’on appelle ici l’urbanité » (Bifurquer p. 88)

On appelle pompeusement d’une expression de pure propagande ville intelligente ce qui repose sur un abêtissement de sa population et sur l’idiot presse-bouton, voire l’idiot instruit. Cette prolétarisation est la principale cause du délitement des liens sociaux et de l’urbanité, de la perte des idiomes locaux.

Troisième révolution urbaine

Je fais un petit détour par l’exposition Hello Robot dont j’ai amplement parlé ici et . J’y avais repéré les robots-grues constructeurs de ponts :

Joris Laarman – MX3D Bridge (2015). Robots constructeurs de ponts avec impression en 3D.

Plus de détails dans la vidéo ci-dessous (en anglais).

Pour Bernard Stiegler, nous vivons une troisième révolution urbaine. La première débute au Néolithique et s‘étend jusqu‘au 18ème siècle. La seconde, au 19ème siècle, exprime la spatialisation de la révolution industrielle : manufactures, usines, réseaux ferrés, routiers, électriques, télégraphe, téléphone. Cela s‘étend dans le capitalisme consumériste avec les grandes surfaces, les hypermarchés, la télévision de masse et ses marchands de « temps de cerveaux disponibles ». Tout cela est reconfiguré avec la digitalisation et les réseaux numériques :

« L‘ubiquitous computing [informatique ubiquitaire] repose sur une digitalisation systémique globale et intégrale, qui affecte absolument tous les produits, objets, services et modes de vie issus de l’activité hyper-industrielle en cela, y compris en tant qu’hyper-textuelle, c’est à dire cliquable, permettant d’activer des liens en tous sens, et de développer des processus de navigation dans l’espace (cardinaux) et dans le temps (rythmique et calendaires) qui passent de plus en plus par la conception d’espaces augmentés et qui conduisent Franck Cormerais à parler d’hyperville. »

(Bernard Stiegler : Nouvelle révolution urbaine, nouveau génie urbain in Le nouveau génie urbain FYP éditions 2020. p.25)

Les villes ont depuis toujours été reliées entre elles et se sont donc inscrites dans des réseaux. Sans remonter trop loin, elles ont été reliées à des réseaux de routes, puis ferrés, puis aériens. Réseaux d’eau, de gaz et d’électricité. Ces derniers sont désormais dotés de dispositifs dits de communication. Réseaux hertziens et numériques. Jusqu’au béton désormais interactif : à la fois récepteur, média, émetteur et récepteur de données. Les auteurs du chapitre consacré à cette question évoquent le BIM, Building Information Modeling (bâti immobilier modélisé) consistant à doter de puces informatiques chaque élément du bâti, tant les parpaings que les portes, les fenêtres, les murs. Les équipements intérieurs s’insèrent eux-aussi dans l’Internet des objets sans que les usagers des différents objets connectés ne soient mis en capacité de comprendre leur fonctionnement, à fortiori les modèles économiques qui les sous-tendent. Ainsi se met en place la ville prolétarisée, automatisée, gouvernée par des algorithmes, couramment appelée pour ne pas en préciser le sens : smart-city.

Ville et écriture

La ville s’écrit aussi. Dès son origine, la cité grecque, polis, repose sur l’écriture. Jean-Pierre Vernant rappelait « le rôle que l’écriture a joué aux origines de la cité ». Il ajoutait :« mise sous le regard de tous par le fait même de sa rédaction, la formule écrite sort du domaine privé pour se situer sur un autre plan : elle devient bien commun, chose publique ». Aujourd’hui, cette écriture est automatique et insérée dans un réseau mondial et satellitaire. Elle passe par des plateformes propriétaires pour qui les villes ne sont que des marchés. Que devient dès lors le citoyen, dans ce chaos social économique et politique résultant de la dés-intégration (Bernard Stiegler) des systèmes sociaux ? Dans l’ouvrage cité plus haut, Bernard Stiegler définit la citoyenneté « comme une forme de soin collectivement pris d’un espace commun ».

La caporalisation des comportements repose sur les pratiques de l’industrie de l’extraction des données (data-mining) qui en collectant les traces numériques passées des comportements individuels en calcule la prévision future, effaçant du coup la possibilité de chemins de traverse. Ainsi se perd la possibilité même de l’art de flâner chère à Walter Benjamin. Ce dernier écrit, au début d’Une enfance berlinoise :

«Ne pas trouver son chemin dans une ville, ça ne signifie pas grand-chose. Mais s’égarer dans une ville comme on s’égare dans une forêt demande toute une éducation.»

Comment échapper aux chemins imposés ? L’enjeu est de parvenir, dans la ville, où tout déplacement est numériquement guidé, à sortir des sentiers battus pour découvrir de nouveaux chemins, faire de nouvelles rencontres, trouver de l’in-attendu, de l’improbable.

Un nouveau génie urbain

Alors que le mimétisme technologique de la gestion des villes fait aller du pire au pire – à Mulhouse, le modèle est à Nice, qui lui-même vient de…., la première des délibérations citoyennes devrait porter sur l’introduction même des nouvelles infrastructure technologiques et ses finalités. Une anecdote personnelle à ce propos. J’ai un jour posé cette question dans un débat public. La réponse de l’adjoint au Maire en charge de ces questions m’est restée gravée en mémoire : «  la question est technique et donc pas politique ! ». Ce que l’on appelle un déni. La question est bien évidemment hautement politique en ce qu’elle doit permettre de rouvrir la localité sur elle-même et sur les autres. Et contester la gouvernance par les algorithmes. Elle rend les villes inhospitalières non seulement pour les plus démunis, les SDF ou les migrants mais pour l’ensemble des habitants eux-mêmes. L’espace public tend par ailleurs à y être privé de liberté d’expression comme le confirme la loi Darmanin  dite de sécurité globale autorisant l’usage policier de drones d’hypercontrôle sur l’espace urbain.

Les auteurs, au contraire préconisent :

«  des démarches de recherche urbaine contributive en vue de saisir les dynamiques profondes de ce que nous considérons comme constituant la possibilité d’un nouveau génie urbain, où les habitants redeviendraient la source primordiale de l’intelligence territoriale dans le contexte d’une économie contributive de déprolétarisation des habitants, mais aussi de leurs élus et de leurs administration, aujourd’hui totalement démunis, et très souvent manipulés par des marchands de nouveaux services et autres promesses illusoires. Dans ce nouveau génie urbain, fondé sur cette nouvelle recherche urbaine la technologie serait reconfigurée et re-designée [design] depuis les pratiques territoriales contributives elles-mêmes ». (Bifurquer p. 83)

Reconstituer et partager des savoirs pour les mettre au service d’une véritable intelligence de la ville qui est d’abord celle de ces habitants contre leur prolétarisation comme perte de savoir-faire, vivre et concevoir. Cela, non contre, mais avec la digitalisation mise au service de la délibération urbaine. Cela passe par une réappropriation de son histoire revisitée dans sa relation aux techniques en « particulier depuis la révolution industrielle ». Puis, de son accélération hyperindustrielle. En ce sens il y a une généalogie à construire.

Surmonter l’opposition ville machine / ville organique

« La comparaison avec l’organisme vivant dans l’évolution de l’espèce […] peut nous dire quelque chose d’important sur la ville : comment en passant d’une ère à l’autre les espèces vivantes ou adaptent leurs organes à de nouvelles fonctions ou disparaissent. La même chose se passe avec la ville. Et il ne faut pas oublier que, dans l’histoire de l’évolution, chaque espèce garde avec elle des traits qui semblent les vestiges d’autres traits, puisqu’ils ne correspondent plus aux nécessités vitales […]. Ainsi, la continuité d’une ville peut reposer sur des caractères et éléments qui, à notre avis, ne sont pas indispensables aujourd’hui parce qu’ils sont oubliés ou contre-indiqués pour son fonctionnement actuel »

(Italo Calvino : Les dieux de la cité)

Pour surmonter l’opposition ville-machine et ville-organisme établie par Italo Calvino, il convient de prendre en compte le fait que les villes sont des exorganismes complexes. Les auteurs du chapitre mettent en évidence deux scénarii alternatifs : d’une part, celle de la ville automatique détruisant l’urbanité donc les relations civiles et civilisées ; l’autre est de surmonter l’opposition ville machine / ville organique en partant du fait que l’espèce humaine est un organisme vivant technique, un exorganisme simple construisant des exorganisme complexes inférieurs et supérieurs, par exemple des usines mais aussi des villes et des institutions délibératives, juridiques, elles aussi à différentes échelles.

Il faut empêcher que le « techno-cocon »(Alain Damasio) ne nous transforme en hamster tournant à l’intérieur de sa roue (Alain Damasio), ne nous enferme et nous étouffe. Asphyxie la vie. Au sens des infusoires de Freud, cité plus haut.

Cosmotechniques ( Yuk Hui)

Je reviendrai un peu plus loin sur ce qui rend à la ville sa richesse. Pour en rester à la question de la localité proprement dite, je voudrais introduire ici celle de la recherche de localités dans les technologies elles-mêmes. Elle est proposée par le philosophe chinois Yuk Hui. Elle n’est pas dans le livre Bifurquer. Peu a peu les technologies deviennent en se délocalisant globalisantes. Yuk Hui propose de les ramener à la localité en les fragmentant contre « le mythe de leur universalité ». Il propose d’appeler ces fragmentations des cosmotechniques.

« Une cosmotechnique correspond à l’unification, dans les activités techniques, des ordres cosmique et moral ; or ces ordres diffèrent d’une société à l’autre — par exemple, les Chinois n’avaient pas le même concept de morale que les Grecs. La cosmotechnique pose donc d’emblée la question de la localité. Elle est une enquête sur la relation entre la technologie et la localité, c’est-à-dire une recherche des lieux qui permettent à la technologie de se différencier. À l’inverse, selon la logique de la philosophie moderne, on pose un schème ou une logique supérieure et universelle (ou transcendantale), qu’il suffit ensuite d’imposer partout indifféremment. Cette modalité ignore la question de la localité, ou du moins la traite comme un lieu seulement géographiquement différent — et non pas qualitativement différent. La logique totalisante de la cybernétique, aujourd’hui triomphante, va dans le même sens. Il faut donc élargir la notion d’épistémologie et revenir à la technique, de manière à ne plus la prendre pour quelque chose de neutre. C’est ce que je propose de faire grâce à la notion de « fragmentation » : partir plutôt des différents fragments du globe que constituent les localités. Cela nous oblige à formuler des problèmes locaux et des solutions locales, et nous permet en même temps d’explorer les perspectives possibles que ce local  recèle. »

( Yuk Hui : Produire des technologies alternatives)

Le travail tend à perdre sa fonction de localité n’étant plus un travail que l’on fait mais un emploi que l’on a.

L’Internation

Le concept d’internation a été emprunté à l’anthropologue Marcel Mauss. Il l’a élaboré autour des années 1920. Dans sa réflexion sur la nation, alors qu’il était lui-même membre de l’Internationale socialiste, il prévenait que la nation comme localité n’était pas obsolète et ne pouvait se dissoudre dans le global. Il proposait le terme d’internation en opposition à l’internationnalisme tout autant qu’à l’absence de nation, l’a-nation. S’il le disait face à l’internationalisme qui fut qualifié de prolétarien, nous sommes aujourd’hui devant une autre forme d’internationalisme, un globalisme destructeur de la singularité des localités et reposant sur le dogme de la pseudo-autorégulation des marchés. Moscou a émigré à la Sillicon-Valley via Wall-Street. L’affirmation de Marcel Mauss peut se décliner. Si la nation est une échelle de localité, elle ne doit ni dissoudre elle-même l’infra-national, tendance forte en France, ni être absorbée par le supra-national tout en pensant les hétéronomies, point de départ de la réflexion de M.Mauss et en pansant les multiples échelles de localités, les villes et les régions mais aussi en prenant soin des localités biologiques, sociales, informationnelles. En cultivant leurs singularités dans leur diversité, on évite la babélisation du monde c’est à dire l’uniformisation et la standardisation des langues, des cultures, des savoirs-faire, -vivre, et -penser locaux.

A tous les niveaux, ces localités doivent devenir des mondes habitables en faisant bifurquer les techno-sphères globalisantes qui les encapsulent. L‘accent dans l‘inter-nation doit être mis sur l‘inter, ce qui fait lien entre les différentes échelles tout en constituant un niveau supérieur d‘organisation des niveaux de localités. On peut parler de « nation-localité », tout comme on peut parler de localités infra-nationales, ou de localités de l’inter-nation.

Tout individu, particulièrement celui qui fait l’effort de vouloir s’individuer, appartient à plusieurs échelles de localités

« La langue, les sciences et les coutumes sont des cas d’objectivation de l’esprit à travers ses œuvres – et forment une localité néguantropique. La réalité spirituelle localisée au sein d’une nation n’existent pas en dehors des actes noétiques localement agencés qui rendent cette réalité possible : Meyerson [Ignace Meyerson]soutient en effet que, si cette objectivation, typique de l’esprit comme spécificité de l’humain, apparaît comme universelle, la façon dont elle fonctionne est toujours spécifiquement attachée à un lieu donné, car les œuvres de l’esprit humain sont indissociables de la situation géographique, historique, institutionnelle et du contexte socio-culturel.»

(Bifurquer. pp 198-199)

La biorégion urbaine

Le territoire est en quelque sorte une sculpture écologique et sociale vivante produite dans le temps long de la relation entre l’homme et son milieu. L’enjeu n’est ni la croissance ni la décroissance mais une économie de la sobriété et du soin qui inclut le soin de la langue. L’ensemble des systèmes territoriaux locaux « en équilibre dynamique avec leur milieu ambiant », Alberto Magnaghi le nomme « biorégion urbaine ». Concept qu’il considère d’abord comme une « méthode » pour reconquérir le bien commun territoire et le rendre habitable en revisitant le patrimoine matériel et immatériel légué par l’histoire. Il convient d’opérer une distinction entre projets dans un territoire qui dé-territorialisent (Amazon) et projets de territoire qui ré-territorialise, ce qui n’est pas à confondre avec ce que l’on nomme actuellement un peu vite, voire facticement, relocalisation. Cela pose bien d’autres questions comme celle par exemple des marges d’auto-gouvernementalité à conquérir, ce qui est loin d’être gagné.

L’infrasomatisation

Attention : les zombies smartphonisés sont en chemin. Radio-télévision suisse. Ici à Tel-Aviv

Pour qualifier l’impact de l’automatisation de leur milieu sur les humains, David M Berry (Université du Sussex) a introduit entre l’exosomatisation qui caractérise l’humain et l’endosomatisation, propre au vivant en général, le concept d’infrasomatisation. Ce concept pointe en quelque sorte le degré d’intimité atteint dans la relation entre les technologies en réseau et le vivant. David M Berry se posait la question : « Comment peut-on savoir ce que les infrastructures nous font ? Ou plus précisément : « Comment pouvons-nous avoir la certitude que leurs effets sur nos esprits sont positifs plutôt que négatifs ? »

«  C’est principalement par l’intermédiaire des smartphones et des tablettes que se manifestent ces infrasomatisations. Devenus des prothèses indispensables (exosomatiques) pour la plupart d’entre nous, ces terminaux créent une boucle entre nos corps, nos cerveaux et les serveurs des plateformes, nous coupant ainsi partiellement de l’environnement extérieur, de sorte que l’ouverture de la pensée est médiée et compressée – et la conscience contournée et court-circuitée par les calculs intensifs effectués par les algorithmes sur les serveurs des plateformes.

Cette boucle, rendue possible par une réticulation partiellement ouverte sur l’extérieur ne permet pas aux cerveaux humains de percevoir ce qui relève des algorithmes et ce qui constitue leurs propres pensées et conduisent à la dénoétisation [perte de la faculté de penser], c’est à dire à une hyper-prolétarisation. La raison humaine est fonctionnellement affaiblie, sinon anéantie, et les humains deviennent hautement vulnérables à la persuasion et à la propagande opérées par les usines à trolls et autres industries du mensonge et de la manipulation.

L’infrasomatisation est potentiellement utilisable pour mobiliser certaines instances spécifiques de pensée et d’action – dans une forme de raison cependant amputée d’elle-même en tant qu’elle est intrinsèquement délibérative (synthétique au sens d’Aristote et de Kant), et qui se trouve remplacée par une puissance analytique purement calculatoire qui est une hypertrophie de l’entendement (au sens kantien des mots entendement et raison), ce qui instaure les conditions d’une conception et surtout une gestion des espaces et des temps communs foncièrement et fonctionnellement antidémocratique ».

(Bifurquer Pp 104-105)

Comme l’a souvent rappelé Bernard Stiegler l’entendement est une faculté de la pensée à côté de l’intuition, de l’imagination et de la raison. L’entendement est calculable. Cette faculté est aujourd’hui hypertrophiée au détriment des autres facultés. C’est ce que font les big data. Or la pensée, « c’est justement ce qui va au-delà du calcul, et qui permet des bifurcations qui constituent l’émergence dans le devenir entropique d’une réalité néguentropique, comme disait Schrödinger pour analyser ce en quoi consiste la vie ». (Bernard Stiegler : Toute technologie est porteuse du pire autant que du meilleur).

Dès lors, il impossible de dire de la ville automatique qu’elle est une « ville intelligente ». Ce serait considérer que l’automate peut mieux gérer la ville que la délibération de ses habitants. La des-automatisation est donc l’une de conditions permettant de retrouver des capacités de délibération pour sortir de l’enfermement systémique qu’imposent les entreprises du numérique.

A Tel-Aviv mais aussi à Augsbourg, Shanghai ou Sydney, pour prévenir la multiplication d’accidents dus à l’utilisation par les piétons de leurs smartphones, on expérimente les feux-rouges au sol. (Radio-télévision suisse)

Pour constituer une nouvelle urbanité, il est proposé de :

« consolider localement une conscience urbaine des nouvelles fonctions numériques en faisant de celles-ci des objets de capacitation, et non d’incapacitation — et cela en concevant des services et des fonctionnalités sollicitant et renforçant systématiquement les capacités délibératives des divers groupes que forment les habitants du territoire ».

Les habitants sont des êtres exorganiques, des exorganismes simples. Ils sont aussi des urbains vivant dans la ville, elle-même un milieu exorganique, constitué d’organes artificiels spécifiques (les artères, les réseaux d’assainissement et de distribution, etc..), et à présent les réseaux numériques qui reconfigurent les précédents.

« En s’assemblant, les habitants forment des communautés exorganiques, elles-mêmes formant des exorganismes, dont l’exorganisme urbain lui-même, c’est-à-dire des entités qui durent comme agencements de fonctions et d’agents exorganiques — qu’il s’agisse de quartiers, d’ateliers, d’usines, d’associations, de marchés fidélisés et de clientèles, d’institutions, d’organismes réticulés en tout genre et bien sûr de communautés ethniques, religieuses, politiques, générationnelles, etc. »

La technologie numérique est un pharmakon contemporain, c’est à dire contenant des potentialités qui peuvent être ou bénéfiques ou toxiques.

« Pour être remédiant, et non toxique, tout nouveau pharmakon nécessite la définition de savoirs partagés, qui sont autant de thérapeutiques permettant de mettre l’exosomatisation au service du soin ».

L’industrie met en circulation des objets techniques que Gilbert Simondon qualifiait de « fermés », étrangers aux usagers et « indéchiffrables » pour eux. Il en va de même des villes. Il convient donc de les maintenir ouvertes, seule façon de les maintenir vivantes. En préservant des infrastructures et des architectures incomplètes et inachevées.

Selon Richard Sennett, auteur de Bâtir et habiter : Pour une éthique de la ville, (Albin Michel),

« le design [dessin en fonction d’une intention (dessein)] de la ville ouverte doit mettre en œuvre des formes architecturales incomplètes et inachevées, modifiables au cours du temps, en fonction des besoins des habitants, et par ces mêmes habitants ; les formes doivent pouvoir se transformer avec les fonctions des bâtiments, devenant ainsi des structures évolutives et vivantes. A ce principe d’incomplétude s’ajoute la nécessité [fonction de la densité] de la diversité sociale et culturelle, qui rendent possibles des rencontres inattendues et des bifurcation improbables. […] Sennett invite ainsi à penser les frontières (entre villes, entre quartiers, entre bâtiments) comme des membranes et non comme des murs, c’est à dire comme des limites toujours poreuses, lieux d’interaction et d’échanges »
(Bifurquer. Chapitre Design contributif. p 246)

Les technologies numériques standardisent, homogénéisent, synchronisent (des-historisent) les relations sociales tout comme les langues et les idiomes. Leurs effets sont répétitifs et deviennent addictifs. Je reviendrai dans un prochain article sur la question de l’addiction.

« Les algorithme de Google tendent ainsi à soumettre les langages dits naturels aux contraintes de l’économie mondiale, éliminant les formes idiomatiques les moins calculables qui sont au principe de l’évolution diachronique des langues, donc de leur diversité et de leur historicité, – et court-circuitant les localités où se produisent les idiomes. »
(Bifurquer. Chapitre Design contributif. p 251)

Une ville riche

La ville riche sera différente car sa richesse reposera sur d’autres bases en rompant avec la confusion qui existe entre richesse et valeur. La richesse est la condition de production de valeurs.

« La richesse, c’est ce qui procède du savoir qui caractérise les êtres humains, dont toute la vie est en principe organisée d’abord en vue de leur faire acquérir et accroître un savoir qui est transmis de génération en génération à travers des institutions conçues pour cela. Le savoir est ce qui permet aux êtres humains de faire en sorte que leurs organes exosomatiques soient porteurs de plus de néguanthropie que d’anthropie. Sous toutes ses formes, comme savoir vivre, savoir faire ou savoir conceptualiser, le savoir est ce qui permet aux êtres humains de prendre soin d’eux- mêmes, et avec eux, de leur environnement et de l’avenir de la vie sur terre ».

(Bernard Stiegler : L’ergon dans l’ère Anthropocène et la nouvelle question de la richesse in Le Travail au XXIe siècle<.Sous la direction de Alain Supiot. Editions de l’Atelier. page 80

Pour terminer, je vous propose une vision idyllique de Mulhouse, projetée en 2100 par Dana Popescu lors des Journées de l’Architecture en 2010.

capsule metamulhouse from dana popescu on Vimeo.

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Pandémie et territoires (suite) : Amazon et Huawei s’installent en Alsace-Moselle où se renforce le « cœur numérique » de l’Europe de Schengen

Dans la suite de ma lecture de l’ouvrage Bifurquer, et sans l’interrompre car il y sera fait référence, j’ouvre une parenthèse, le temps d’aller voir ce qu’il se passe sur le terrain.

Lors de la manifestation du Chaudron des alternatives devant la Préfecture du Haut-Rhin, le 5 novembre 2020

En juin dernier, dans Pandémie et territoire (premières approches), j‘avais écris en parlant de ce qu’il se passait dans la région Grand-est :  

« Les préparatifs de faits accomplis pour l’après-Covid tendent à montrer que nous sommes mal partis. Cela a commencé par l’annonce du projet, en fait antérieur, d’implantation d’Amazon à Dambach-la-Ville à une trentaine de kilomètres de Colmar. Sans concertation de la population. 18 hectares d’artificialisation de terre agricole avec la destruction des paysages et la pollution accrue qui vont avec. […] Entre temps des soupçons se sont fait jour sur une possible seconde implantation plus au sud, à Ensisheim, à moins bien sûr qu’Amazon n’ait plusieurs fers au feu et ne se livre à un chantage d’implantation ».

Ces projets font l’objet de manipulations des élus officiellement au courant de rien ou de pas grand chose. Et qui ne demandent même pas à l’être. Ou refusent les questions. Et acceptent de signer des clauses de confidentialité dans une langue qui n’est pas la leur. Au nom de l’emploi. Ils sont l’œuvre de sociétés écrans chargées d’obtenir les autorisations sans que les buts réels ne soient affichés. Cela devrait suffire à les rejeter. Amazon est déjà présent à Strasbourg depuis 2017. Fin août, l’agglomération de Metz a reconnu été autorisée à reconnaître qu’Amazon était bien l’utilisateur pour lequel la foncière parisienne Argan projette de construire un entrepôt de 180 000 m² et d’une hauteur de 24 mètres à Augny, sur le terrain en reconversion de l’ancienne base aérienne de Frescaty.

Entre-temps, nous avons assisté à un épisode aux allures de mascarade au cours duquel nous avions appris que l’implantation d’Amazon se ferait plutôt à Ensisheim près de Mulhouse. 15 hectares de terres agricoles artificialisés. « L’autorisation du projet d’entrepôt Amazon à Ensisheim, déjà rédigée, est sur le bureau du nouveau Préfet du Haut Rhin », affirme le regroupement d’associations qui le contestent, réunies dans le Chaudron des alternatives. Cela est possible parce que le gouvernement a exclu les entrepôts du commerce en ligne du moratoire sur les équipements commerciaux de périphérie. Cela, contrairement à ce que demandait la Convention citoyenne pour le climat. Un dernier arbitrage devait avoir lieu le jeudi 5 novembre. Le projet d’arrêté devait passer devant le Conseil départemental de l’environnement et des risques sanitaires et technologiques. La réunion a été reportée. Officiellement, en raison de la situation sanitaire. Il est cependant évident qu’en pleine fronde du commerce de proximité obligé de fermer pour cause de pandémie, l’autorisation d’ouvrir un entrepôt de commerce en ligne aurait été particulièrement mal perçue. Autant jeter de l’huile sur le feu.

Puis il y eut un petit coup de théâtre, comme chez Guignol. Le directeur général d’Amazon France, Frédéric Duval a affirmé, le 5 novembre :

« Nous n’avons pas aujourd’hui de projet à Ensisheim ou en Alsace. On a forcément des campagnes exploratoires dans un certain nombre de régions, car on ouvre tous les ans un gros site et cinq à dix petits sites. Donc pour ouvrir ces nouveaux sites, nous menons des campagnes d’exploration dans différentes parties du pays et c’est normal. Mais aujourd’hui, je peux confirmer que nous n’avons pas de projet d’implantation en Alsace. Nous avons pour l’an prochain un projet de démarrage de site à coté de Metz et une station de livraison de proximité de Quimper. Ces projets vont ouvrir, mais à Ensisheim, nous n’avons pas de projet. »

Pas de projet donc. Pour l’instant. Ce qui ne signifie pas qu’il n’y en a pas eu. Ni même qu’il n’y en aura pas. Il confirme même que des tentatives « exploratoires » ont bien eu lieu. Ou alors que contenait le projet qui devait être soumis au Conseil départemental de l’environnement et des risques sanitaires et technologiques, jeudi dernier ? L’autre implantation est confirmée, en Lorraine, en Moselle, à Metz-Frescaty. Et en tout état de cause dans la région Grand Est. Et là le bâtiment est déjà presque achevé.
Le maire de Dambach-la-ville a, de son côté, confirmé que le projet était bien celui d’Amazon. Il aurait été abandonné en raison de la complexité du dossier administratif et des oppositions locales.

 S’il est utile et important de dénoncer l’impact environnemental et social d’une telle implantation, cela ne me semble pas suffisant.  La question ne se limite pas à sa dimension commerciale. Pas même à une affaire de taxation. Derrière elle se trouve en effet tout un projet de transformation sociale et sociétale. Ce sont nos modes de vie qui sont livrés en pâture.

Et elle ne vient pas seule.

Récemment, d’autres annonces  nous sont parvenues. La première concerne le géant chinois Huawei qui hésite encore entre deux sites bas-rhinois : le parc d’innovation d’Illkirch-Graffenstaden et la plateforme départementale d’activités de Brumath. Il s’agit d’y fabriquer les composants des réseaux 4G et 5G. 60 000 m² occupés et 300 emplois annoncés. « On ne peut pas se permettre de laisser passer l’implantation d’une entreprise comme celle-là », s’emballe le maire d’Illkirch qui veut créer un pôle technologique autour des télécommunications et du numérique. Alcatel y construit déjà un site d’innovation, non loin de l’école d’ingénieurs Télécom Physique Strasbourg (Source).

Strasbourg, « cœur numérique » de l’espace Schengen

Mais y a-t-il un lien entre ces implantations ? Personne ne s’est posé la question. Peut-être une troisième information éclaire-t-elle les deux premières : Strasbourg doit devenir le « cœur numérique » de l’Espace Schengen. Assistons-nous à la mise en place d’un ensemble relevant de la paranoïa sécuritaire ? Pour un euro symbolique, l’Eurométropole de Strasbourg a cédé à l’État une surface équivalente à trois terrains de football. Celle-ci a été transférée à l’agence européenne EU-Lisa (Agence européenne pour la gestion opérationnelle des systèmes d’information à grande échelle au sein de l’espace de liberté, de sécurité et de justice). Son siège officiel est à Tallinn en Estonie et le centre opérationnel à Strasbourg.

L’agence gère un empilement de bases de données en partage pour les pays de l’espace Schengen,
• le système d’information sur les visas (VIS) , collecte les données biométriques et dispose déjà de 70 millions d’empreintes digitales
• le système d’information Schengen (SIS II), système automatisé de traitement des données
Eurodac (données sur les demandeurs d’asile et personnes en séjour irrégulier). Il dispose d’un système automatisé de reconnaissance des empreintes digitales (dactylogramme)
ETIAS Système électronique d’autorisation de voyage (équivalent de l’ESTA américain, sera opérationnel en 2022)
• le fichier des non ressortissants d’un pays membre de l’espace Schengen
• le système informatisé d’échanges d’informations sur les casiers judiciaires (ECRIS)

Ceci posé, revenons à la 5 G et à Amazon.

Amish de tous les pays

5 G ? Pfff ! Thierry Breton-de-la-Commission-européenne-qui ne prend-pas-de-retard a déjà les neurones branchés sur la 6 G. Des candidats pour la 7 ?

Le président de la République a délibérément construit un faux débat autour de la 5G, le réduisant, avec des poses à la Sarkozy auquel il ressemble de plus en plus, au choix simpliste entre progrès et retour à la lampe à huile à la mode amish. Il a procédé ainsi avec la volonté d’empêcher que soit posée la question des finalités de ces technologies dont les développement ne sont jamais linéaires et univoques (Bruno Latour). En Alsace, on nous a fait pendant des années le coup du retour de l’éclairage à la bougie pour maintenir en acharnement thérapeutique une centrale nucléaire obsolète.
Daniel Muringer a rappelé quelques éléments de l’histoire et de la culture amish. Il note à la fin de son article que « si nous avons une leçon à tirer des Amish, c’est qu’il ne faut se hâter en rien dans l’adoption des innovations technologiques, et qu’il faut en mesurer au préalable longuement les conséquences ».
C’est en effet une culture, par ailleurs discutable et peu engageante (les Amish votent Trump), dont on peut au moins retenir le principe de la décision collective avant l’adoption d’une innovation.

« Le modèle Amish, s’il existe, nous apprend surtout qu’il est possible de soumettre les choix techniques à des fins supérieures et autres que le seul marché. Contre les incitations incessantes à adopter sans attendre les dernières nouveautés, infrastructures ou gadgets, ils rappellent que le choix est toujours possible. Or c’est précisément ce dont nous avons besoin aujourd’hui, penser une organisation sociale capable d’orienter les choix techniques en les adaptant aux besoins des sociétés et du monde vivant. Pour les Amish c’est leur conception de Dieu et du sacré qui doivent primer, mais pour un athée ça peut tout autant être les enseignements de la science écologique, ou la quête d’une société égalitaire et vivable ».
(François Jarrige : Amish et lampes à huiles / le président Macron piégé par le technosolutionnisme)

Pas besoin, en effet, d’être un adepte d’une religion quelconque pour se demander si l’examen du contenu de votre réfrigérateur, l’appel aux éboueurs quand votre poubelle est pleine, le thermomètre rectal, la brosse à dents, le sex-toy connectés ont besoin de l’être à moins d’une milliseconde. Ou si vous avez vraiment l’intention de vous faire opérer dans une camionnette de l’agence régionale de santé par un chirurgien installé à l’autre bout du monde. Ou encore de vous faire conduire par un véhicule autonome. Cela est tellement peu engageant que « pour masquer les services peu crédibles proposés à un public qui n’adhère pas suffisamment, on transforme la question en un enjeu industriel de pointe ». Il faudrait le faire pour ne pas être dépassé par les autres. Ce qui évacue la possibilité d’envisager de le faire autrement. On reconnaît à ce suivisme la grandeur d’une nation. Nous avions déjà la guerre des cent secondes, avons nous besoin de celle des nanosecondes ?

Les innovations technologiques ont besoin de la délibération, prélude à une capacité de décision politique. Or, moins il y a de délibération réelle, plus on parle de participation alors même que ses dispositifs formels s’accompagnent de reculs. Quant elle ne sert pas purement de paravent à des décisions déjà prises. L’on voit ce qu’il en est des propositions de la Convention citoyenne pour le climat qui avait demandé un moratoire sur la 5G. Le président est passé outre alors même que les conclusions des études demandées à l’ANSES ne seront rendues qu’en 2021. On peut aussi rappeler le détricotage des dispositifs d’enquêtes publiques, les faits accomplis qui précèdent les débats, la pseudo prise en compte des attentes comme par exemple la question du poids des véhicules. La proposition de la Convention citoyenne pour le climat d’instaurer un malus sur le poids des véhicules SUV a été reprise par le gouvernement mais de manière tellement édulcorée que la plupart des véhicules y échappent …. Il n’y a pas, en France, de démocratie participative. On peut même dire que, si elle n’est pas participative, la démocratie n’est pas grand chose.

Effondrement de la démocratie

D’ailleurs, elle s’effondre, alors que l’on nous a fait croire à un retour des territoires :

« Le principe de la séparation des pouvoirs, qui faisait tenir la démocratie politique, s’effondre par la concentration des pouvoirs entre les mains de l’exécutif ; le principe de libre administration des collectivités territoriales, qui faisait tenir la démocratie locale, s’effondre par l’affirmation des pouvoirs de l’État central et de ses préfets ; le principe de la négociation collective des conditions de travail, qui faisait tenir la démocratie sociale, s’effondre par le pouvoir donné au gouvernement d’autoriser les employeurs à déroger au droit du travail ».

(Dominique Rousseau, professeur de Droit constitutionnel : L’état de droit mis à nu in Le Monde Mercredi 21 octobre 2020)

La 5 G pour quoi faire ?

On peut se demander : la 5G pour quoi faire ? Et noter qu’une génération nouvelle ne remplace pas les générations précédentes. Les pratiques de l’industrie numérique sont celles d’empilements plutôt que de remplacements. Certaines zones, en France, n’en sont même pas à la 0G. Il y a, par ailleurs, semble-t-il, plusieurs 5G :

« Il existe donc DES 5G, soit trois bandes de fréquence. La première, dans les 700 Mhz, est déjà utilisée et connue et permettrait d’augmenter les performances de la 4G, on parle d’ailleurs parfois de 4G+, elle offre une bonne portée (et donc moins d’antennes) mais un débit moindre, elle permet aussi de pénétrer plus facilement à l’intérieur des bâtiments. Alors que la seconde, la bande des 3,5 Ghz permet un débit plus élevé mais une portée moindre (d’où la multiplication des antennes). C’est cette dernière qui est prioritaire pour les opérateurs actuellement.[…] À l’autre extrême du spectre, le package 5G comporte aussi une allocation de fréquences dans la bande des 26 GHz, qui n’a rien à voir en termes de types d’ondes, de connaissances et de fonctionnalités offertes. Il est quand même très étrange d’avoir continué à agréger des offres techniques aussi disparates sous le même nom et de communiquer sur les performances d’une bande de fréquences qui [n’a pas fait] partie des enchères actuelles (il est prévu un autre marché plus tard). L’argument ici n’est plus celui de l’augmentation des débits mais celui de la latence. En effet, ces fréquences sont dites millimétriques, de portée plus limitée, et notamment peu performantes pour transpercer le bâti mais elles sont de très faible latence, c’est-à-dire qu’elles permettent une réactivité élevée entre les objets connectés, les antennes et les serveurs.».

La 5 G est vorace en énergie

Si la Chine éteint ses antennes 5G la nuit, c’est bien parce qu’elles consomment plus que les 4G alors qu’on nous sert l’argument inverse. A cela s’ajoute que la question ne se résume pas à celle de l’énergie nécessaire à la transmission. Cette dernière est toujours associée au traitement des données qui, lui, représente, selon Alain CAPPY, Professeur émérite en électronique, Université de Lille « bien plus de 50 % de la consommation d’énergie ».
On met toutes les fréquences dans un même paquet pour brouiller les esprits. A moins que ce ne soit – ce qui n’est pas contradictoire – pour masquer l’absence de stratégie. La doxa néolibérale est celle de l’invention pour l’invention.

« Une technologie de rupture en chasse une autre à un rythme toujours plus rapide. Toutefois, rien ne semble réellement fait – en France – pour analyser le rapport entre le besoin et les finalités réelles. »

Une stratégie se construit sur des choix, ajoute l’auteur de cette citation, le géoéconomiste Nicolas Mazzucchi dans Le Monde. S’il n’y a pas de débat c’est aussi parce qu’il n’y a pas de stratégie, donc rien à débattre.

La Silicon Valley et la 5G

On parle de numérique, mais il faut évoquer ceux qui mènent la danse dans ce domaine, à savoir les GAFAM et ce qu’ils récoltent comme profits qu’ils rapatrient en se servant des dispositifs mis en place et financés localement. Ils sont les grands profiteurs de la crise Covid 19. Microsoft a ainsi réalisé près de 19 milliards de dollars de profits supplémentaires, Google plus de 7 milliards et Amazon, Apple et Facebook plus de 6 milliards chacun. D’autres ne sont pas en reste. La société de services de téléconférences qui commercialise Zoom a enregistré un record de trafic en avril 2020. Sur les trois premières semaines du mois, la société californienne enregistre en moyenne 300 millions de participants par jour à des meetings organisés sur sa plateforme, après 200 millions en mars. Avant l’explosion de la crise sanitaire du coronavirus, en décembre 2019, ce chiffre s’élevait à 10 millions.

Quoi ? Qui a parlé de payer des impôts ? Sûrement encore une de ces adeptes de la lampe à huile !

Les Gafam ont leur petite idée de l’après-Covid et de la 5G. Lisons ce qu’en disait l’ancien PDG de Google :

«  Comment les technologies émergentes déployées dans le cadre de la crise actuelle pourraient-elles nous propulser vers un avenir meilleur ? Des entreprises comme Amazon savent rendre efficaces l’approvisionnement et la distribution. Elles devront à l’avenir fournir des services et des conseils aux responsables gouvernementaux qui ne disposent pas des systèmes informatiques et des compétences nécessaires. Nous devrions développer l’enseignement à distance, qui est expérimenté aujourd’hui comme jamais auparavant. En ligne, il n’y a pas d’exigence de proximité, ce qui permet aux étudiants de recevoir l’enseignement des meilleurs professeurs, quel que soit le secteur géographique où ils résident… L’impératif d’une expérimentation rapide et à grande échelle accélérera également la révolution biotechnologique… Enfin, le pays a besoin depuis longtemps d’une véritable infrastructure numérique… Si nous voulons construire une économie et un système éducatif d’avenir basés sur le “tout à distance”, nous avons besoin d’une population pleinement connectée et d’une infrastructure ultrarapide. Le gouvernement doit investir massivement, peut-être dans le cadre d’un plan de relance, pour convertir l’infrastructure numérique du pays en plateformes basées sur le cloud et relier celles-ci à un réseau 5G. »
(Eric Schmidt, ancien PDG de Google cité par Naomi Klein)

Le cloud, la 5G et le“tout à distance”: télé-enseignement, télé-travail, télé-médecine. Le sans contact dans toutes ses dimensions est notre horizon et du pain béni pour les Gafam.

La 5G moteur du changement industriel et sociétal

La 5G moteur du changement industriel et sociétal.( Source via l’Arcep)

Il y a bien des installations quelque part sur ce schéma mais il est difficile d’imaginer à partir de cela qu’il y ait encore un lien réel quelconque avec la réalité d’un territoire.

« En ce qui concerne l’industrie du futur, les améliorations amenées par la 5G visent principalement l’introduction de nouvelles générations de robots connectés, l’interconnexion des sites de production et la multiplication des capteurs connectés pour l’amélioration des processus industriels. Plus généralement, il s’agit donc de généraliser la communication entre machines, qui se développe déjà fortement actuellement »,

notait l’Arcep (Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse) dans un rapport de 2017. On trouve de telles projections plus antérieures encore. Les affaires sont dans les tuyaux depuis longtemps. Les technologies déployées sont structurantes et disruptives. On nous promet la 5G comme « le bouleversement le plus important depuis l’électricité ». Elles produisent des disruptions sociétales sans que les sociétés n’aient un mot à en dire.

Les technologies 5G ne sont pas une simple continuation de celles des 3 ou 4 G. Elles constituent un bond en avant vers ce que Bernard Stiegler appelait La société automatique. J’y reviens plus loin.

Il n’est peut-être pas inutile de noter qu’à la tête de la filiale française du géant chinois se trouvent quelques anciens caciques du Parti socialiste, selon les informations du Canard Enchaîné du 4 novembre. Ainsi Jean-Marie Le Guen, ancien ministre des gouvernements Valls et Cazeneuve. Il siège au Conseil d’administration. Jacques Biot, un ancien du cabinet de Laurent Fabius lorsque ce dernier était Premier ministre vient d’être nommé à la tête de Huawei France après être passé par le lobbying pharmaceutique. On lui doit également l’installation, très contestée par les élèves, de Total sur le campus de l’École polytechnique. Il est vrai qu’il l’a fait pour « donner du sens » aux choses.

La vision sécuritaire automatisée du territoire

Dans un premier temps, le marché de la 5G sera d’abord sécuritaire. Selon le cabinet de conseil américain Gartner Inc. les caméras de surveillance extérieures seront le plus grand marché des solutions Internet des objets liées à la 5G au cours des trois prochaines années. L’industrie automobile et les véhicules connectés prendront le relais en 2023. Les caméras de surveillance extérieures – il y a des caméras et même des drones d’intérieur – représenteront 70% de la base installée des terminaux IoT -5G en 2020, avant de passer à 32 % d’ici la fin de 2023.

Mais la 5G ne vient pas seule mais en couplage et en réseau avec d’autres technologies. Les effets toxiques en tout genre de ces technologies tiennent sans doute d’avantage de leur combinaison que de chacune prise isolément alors qu’elle n’existe que dans un environnement donné. Pour Sia Partners, un cabinet de conseil en management et en intelligence artificielle, « le très haut-débit de la 5G va permettre l’obtention d’images en haute définition. Couplés à des technologie de reconnaissance faciale et d’Intelligence Artificielle (IA), ces images permettraient aux policiers ou tout autre intervenant une identification plus facile, rapide et efficace des personnes ».(Source)

Amazon

On se méprend sur la multinationale Amazon en ne la considérant que comme une sorte de supermarché de la distribution en ligne. Et qui ne vend de loin pas seulement des livres. Certes, elle fait cela. Avec le rachat de Whole Foods Market, en 2018, la firme s’est lancée dans la distribution alimentaire « bio ». Livres et poissons frais. Mais, elle fait bien plus que cela. Amazon est à la fois un vendeur directe et une place de marché. L’entreprise sait aussi jouer la proximité. Elle a ainsi développé la supérette sans caisse. En ligne, la multinationale combine plateforme de distribution et ses millions de clients avec un réseau logistique et de livraison, un service de paiement, une maison de crédit et de ventes aux enchères, une offre de vidéo à la demande, un producteur de matériel informatique, un prestataire de capacités de stockage en nuage (cloud). Amazon est spécialiste de la vidéosurveillance par l’intermédiaire de sa filiale Ring (sonnette) qui vient de lancer Always Home Cam, un drone domestique équipé de dispositifs de vidéosurveillance et d’alarme. Ces caméras volantes patrouillent à l’intérieur du domicile. Ring a plusieurs fois déjà défrayé la chronique. Ainsi pour avoir partagé des données de ses utilisateurs. Selon une enquête de l’Electronic Frontier Foundation (EFF), l’application Ring Doorbell sur Android avec la version 3.21.1 contenait des traqueurs qui auraient envoyé des informations privées (adresses IP, noms des clients, données des capteurs…) à quatre sociétés d’analyse et de marketing qui sont Facebook, Branch, AppsFlyer et MixPanel (Source). Précédemment, ce sont les collusions d’Amazon-Ring avec la police étasunienne qui se trouvaient sur le sellette (Cf). La firme permettait à la police d’avoir accès, sans mandat, aux vidéos de surveillance des particuliers. Je n’en rajoute pas ici. Est-ainsi que nous voulons vivre ?

Sur le cloud

Selon les informations de Microsoft, la demande en services d’informatique en nuage, cloud-computing, a augmenté de 775% dans les régions imposant des gestes barrières et/ou des mesures de confinement en raison du coronavirus. Amazon n’est pas en reste. Il domine même le marché. Amazon Web Services en détenait 39% au troisième trimestre 2019.

Trains satellitaires

Obscurcissant le ciel, Amazon prévoit d’envoyer 3 236 satellites en orbite basse. L’entreprise vient d’obtenir le feu vert de la Commission fédérale américaine des communications pour son projet Kuiper, concurrençant ainsi directement le train satellitaire SpaceX, en partie déjà en orbite.

Vers la société automatique

Mais Amazon est aussi un champion de l’automatisation. Et les salariés qu’il emploie sont des servants de ses automates.

« Amazon est certes plus connue pour son catalogue d’achats en ligne, mais son modèle d’affaires tourne depuis longtemps autour de la vente de solutions informatiques sous forme de logiciel-en-tant-que-service (software-as-a-service). Selon cette logique commerciale, les applications ne sont pas installées sur les ordinateurs de ceux qui les achètent, mais sur une plateforme propriétaire de ceux qui les produisent. L’un des piliers de la stratégie big data du géant américain, est la création d’un marché du travail en appui à l’automation. Il s’agit de la clé de voûte du programme scientifique et industriel du machine learning : pour que les machines apprennent à reproduire le comportement humain, il faut bien que des humains les instruisent à reconnaître des images, à lire des textes ou à interpréter des commandes vocales. Ces humains ne sont plus installés au sein des entreprises qui les emploient, mais sur une plateforme qui les met à disposition de ces mêmes entreprises. « Grosso modo », concluait Jeff Bezos [patron d’Amazon], c’est de l’humain-en-tant-que-service ». (Antonio Casilli :L’automate et le tâcheron)

En d’autres termes, comme l’analysait d’ailleurs déjà Karl Marx, les humains se transforment en servant des automates. Le sociologue Antonio A. Casilli nomme cela la servicialisation de l’humain vis-à-vis des machines.

Naomie Klein écrit dans son texte qui a été traduit sous le titre : La stratégie [en fait une doctrine] du choc du capitalisme numérique :

« Ce futur qu’on nous vend est un avenir dans lequel nos maisons ne seront plus jamais exclusivement des espaces personnels, mais aussi, grâce à la connectivité numérique à haut débit, nos écoles, nos cabinets médicaux, nos gymnases et… nos prisons. Bien sûr, pour beaucoup d’entre nous, ces mêmes maisons étaient déjà devenues nos lieux de travail et de divertissement avant la pandémie, et la surveillance des détenus « dans la communauté » était déjà en plein essor. Mais dans ce futur qui se construit à la hâte, toutes ces tendances sont prêtes à se radicaliser.
Il s’agit d’un avenir où, pour les privilégiés, presque tout est livré à domicile, soit virtuellement par le biais de la technologie de streaming et de cloud, soit physiquement par un véhicule sans conducteur ou un drone, puis « partagé » par écran interposé sur un réseau social. C’est un futur qui emploie beaucoup moins d’enseignants, de médecins et de conducteurs. Il n’accepte ni argent liquide ni cartes de crédit (sous couvert de contrôle des virus), et dispose de transports en commun squelettiques et de beaucoup moins d’art vivant. C’est un avenir qui prétend fonctionner grâce à une « intelligence artificielle », mais qui est en fait entretenu par des dizaines de millions de travailleurs anonymes cachés dans des entrepôts, des centres de données, des usines de modération de contenu, des ateliers de misère électronique, des mines de lithium, des fermes industrielles, des usines de transformation de la viande et des prisons… en première ligne des maladies et de l’hyper-exploitation. C’est un futur dans lequel chacun de nos gestes, chacun de nos mots, chacune de nos relations est traçable et exploitable par une alliance sans précédent entre gouvernements et méga-entreprises High Tech ».

Il ne s’agit pas de s’opposer aux nouvelles technologies. A l’objectif de s’adapter sans critique ni discernement à ce qui vient, ce qui implique de s’adapter aussi à leurs effets toxiques tant mentaux, qu’environnementaux et sociaux, il faudrait opposer la construction d’une « alter doctrine du choc » (Bernard Stiegler), d’un processus d’adoption des nouvelles technologies, c’est à dire de la capacité de s’en emparer pour les faire bifurquer dans d’autres finalités comme la sobriété territoriale. Il est urgent de mettre en place des ralentisseurs, des limitations de vitesse, de la régulation néganthropique. Et d’ouvrir le chantier de la délibération. En n’oubliant pas que l’industrie numérique telle que nous l’avons succinctement et partiellement décrite fleurit sur les ruines d’un modèle économique et de consommation en bout de course. Et que l’on ne peut y répondre en espérant un retour à une situation antérieure mais en allant de l’avant, en inventant un nouveau modèle.

Même quand on n’achète rien sur Amazon, les traces laissées lors d’un parcours de recherche servent à enrichir la multinationale américaine qui les extrait et les exploite.

La data économie

« Les réseaux sociaux pourraient conduire les êtres humains à se conduire comme des fourmis en produisant des phéromones numériques immédiatement traitées par le système algorithmique comme les fourmis produisent des phéromones chimiques immédiatement traitées par leur génome »,

(Bernard Stiegler : De la misère symbolique, Paris, Éditions Galilée, 2004)

L‘histoire du capitalisme est celle de la transformation de toute chose en marchandise. Alors qu‘hier – et aujourd’hui encore – il fouillait la terre pour en extraire de la valeur, aujourd’hui, il extrait, en plus, des données partir de nos activités. Cette nouvelle mine fonde ce que l’on appelle data-économie. On parle de data-mining. Mais en fait en quoi consiste cette « nouvelle source de matière première », basée sur les silicon-technologies comme les nomme Daniel Ross formant une nouvelle économie politique ( Cf Daniel Ross : Carbone et silicium in Bifurquer) ?

L’extraction ne consiste pas simplement en celle de ce que l’on appelle les données que l’on croyait personnelles. Pour l’universitaire américaine Shoshana Zuboff, c’est toute «  l’expérience humaine personnelle [qui est] le nouveau bois vierge, la nouvelle forêt, la nouvelle prairie inexploitées – pouvant être monétisée et transformée en marchandise fictionnelle »

« L’important est de comprendre que ces données comportementales étaient alors implicitement définies comme confidentielles. Elles étaient à nous sans même qu’on pense qu’elles pouvaient être appropriées par autrui. Eh bien, elles se sont trouvées transférées, déplacées dans ce que je considère comme une nouvelle « chaîne d’approvisionnement ». Chaque interface avec des entreprises comme Google, chaque interface activée par Internet s’est fait intégrer dans une chaîne d’approvisionnement. Et maintenant, on a des réseaux de chaînes d’approvisionnement complexes, qui commencent avec la recherche et la navigation en ligne, mais qui s’étendent désormais à toute activité en ligne ».

(Shoshana Zuboff : Nous avons besoin de nouveaux droits pour sortir du capitalisme de surveillance. Entretien avec Yves Citton. AOC )

Et où vont-elles ?

«Eh bien, comme toutes les matières premières, elles vont dans une usine. Mais c’est une usine de l’ère numérique, nommée intelligence artificielle, apprentissage machine  ou apprentissage automatique . Et ce qui se passe dans cette nouvelle forme d’usine, c’est la même chose que ce qui se passe dans toutes les usines : on fabrique des produits. Sauf que dans le cas présent, ce sont des produits informatiques ».

(Shoshana Zuboff : ibidem)

Usines hyper-industrielles de transformation des données extraites par des algorithmes. Ce que les plateformes monétisent sont ce que l’auteure nomme le surplus comportemental. Le modèle économique des Gafam repose sur le fait que, « bien au-delà de ces seules informations personnelles, ils passent en revue chacune des empreintes que je laisse dans le monde numérique, chaque trace que je laisse de mon activité sur Internet, où que ce soit. Ils extraient toutes ces traces et les analysent pour leurs signaux prédictifs ».

Elle nomme cela le capitalisme de surveillance. Il faut comprendre ce capitalisme au sens extractiviste et d’hypercontrôle et non au sens panoptique même s’il en reste quelque chose. La vidéosurveillance n’est pas la surveillance avec les yeux d’un contremaître comme cela fut le cas dans les fabriques. Pas non plus ceux du gardien de prison de l’époque de Jeremy Bentham. Même si son expression est discutable, c’est bien une pratique d’hypercontrôle qu’elle décrit avec la notion de « surplus comportementaux » :

« ce qui entre dans les tuyaux du capitalisme de surveillance, ce qui arrive dans ses nouvelles usines, c’est en partie des informations que nous avons sciemment données (les données personnelles), mais ce sont surtout ces énormes flux de surplus comportementaux qu’ils nous soustraient. Cela a commencé avec nos traces laissées en ligne, mais maintenant, cela s’étend à tous nos comportements, à tous nos déplacements, c’est le fondement de la révolution de la mobilité. En effet, si le smartphone a été inventé, c’est parce que le smartphone est devenu la mule du surplus comportemental. Chaque application que l’on installe sur son téléphone transmet le surplus comportemental – en même temps que les informations que vous avez données à l’application – dans agrégateurs, dans leurs chaînes d’approvisionnement : la localisation du microphone, la caméra, les contacts, tout cela. »

(Shoshana Zuboff : ibidem)

Elle précise ce qu’elle appelle « surplus » en ajoutant, par exemple, que ce ne sont pas seulement les photos de votre visage qui vous taguent, « c’est l’analyse des muscles de votre visage pour déceler les micro-expressions, parce que celles-ci trahissent vos émotions et que vos émotions prédisent fortement votre comportement ». Ce « surplus » est maximisé par un renforcement de la captation de l’attention. Que produisent ces « usines à calcul » ? Le produit final mis sur le marché est ce qu’elle appelle des produits de prédiction (predictive products).

« Ces produits de prédiction sont vendus sur des marchés à terme comportementaux (behavioral futures markets). Je les ai aussi appelés marchés à terme humains (human futures markets) parce que ce sont des marchés qui négocient des contrats à terme humains, tout comme nous avons des marchés pour négocier des contrats à terme sur la poitrine de porc ou sur le pétrole ou sur le blé ».

Shoshana Zuboff réclame la définition de nouveaux droits, qu’elle appelle des droits épistémiques dont les questions principales sont :

« Qui sait ? Qui décide ? Qui décide qui sait ? Qui décide qui décide ? Ce sont des questions de connaissances, d’autorité et de pouvoir. »

« Suzerain digital »

Par le biais de l’intelligence dite artificielle, la démocratie est remplacée par la gouvernance algorithmique. Et conduit à un transfert de la souveraineté démocratique vers une « souveraineté fonctionnelle ». On aura noté la propension de nos « politiques » à réclamer que les plateformes fassent elles-mêmes la police. Plus généralement, en surveillant les transactions et en s‘érigeant en juges des conflits à la place de l’État, les plateformes digitales se sont conquis une « souveraineté fonctionnelle » selon Frank Pasquale, professeur de droit à l’Université du Maryland. En gérant à des milliers de kilomètres de leur siège principal un magasin, elles se désintéressent de l’environnement de ce dernier, de la rue, du quartier, de la ville dans laquelle il se trouve abandonnant ainsi les fonctions traditionnelles du commerce. Elles délocalisent, tout en s’installant dans une localité. Ce que Frank Pasquale nomme absentéisme (Absentee Ownership), un terme qui désignait autrefois l’habitude de certains nobles à vivre hors de leurs terres, un système d’exploitation découlant de la non-résidence des propriétaires.

« Les investisseurs veulent réaliser un rêve de monopole : leurs entreprises ne se contentent pas d’occuper un domaine mais veulent les entourer de douves les protégeant contre la concurrence extérieure afin de garantir leur profits actuels et leur croissance future ».

(Frank Pasquale : DIGITALER KAPITALISMUS – WIE ZÄHMEN WIR DIE TECH-GIGANTEN (Comment dompter les géants de la tech). Conférence prononcée en mai 2018 à la Friedrich Ebert Stiftung dans le cadre du cycle Capitalisme digital. Traduit de l’allemand)

En l’absence de l’État, les groupes privés occupent la vacance de ce dernier. En prétendant exercer l’autorité juridique, les plateformes digitales tentent de « remplacer la souveraineté territoriale par une souveraineté fonctionnelle ». Frank Pasquale donne quelques exemples :

« Qui aura encore besoin de gestion de l’habitat urbain quand Airbnb pourra avec des méthodes de gestion des données réguler efficacement la location d’appartements, puis de maisons et finalement l’ensemble de la planification urbaine ? Quel sens aura la reconnaissance des diplômes par l’État si une plateforme en ligne comme Linkedln évalue les savoirs et les compétences des salariés au moyen de leur propre système de notation ?»

(Frank Pasquale : ibid)

Le déplacement de la souveraineté territoriale vers la souveraineté fonctionnelle crée une « nouvelle économie politique digitale » que l’auteur illustre à l’exemple d’Amazon qui bénéficie d’un effet de réseau centripète d’accumulation. Celui-ci est renforcé par l’efficience des technologies d’ « intelligence artificielle ». Il donne au client, qui est aussi le vendeur qui passe par son intermédiaire, le sentiment de bénéficier « des faveurs d’un géant néo-féodal qui met de l’ordre dans une zone de non-droit ». Une sorte de « suzerain digital ». Technoféodalisme a-t-on pu écrire. Ce n’est pas la technique qui est condamnable mais le caractère féodal de celui qui la met en œuvre et qui lui peut et doit être bifurqué. La souveraineté fonctionnelle doit retourner à la seule souveraineté qui vaille y compris localement : la souveraineté des citoyens :

« La souveraineté technologique implique que les citoyens soient en mesure (et mis en capacité] de contribuer à l’analyse et à la prescription du fonctionnement des infrastructures technologiques qui les entourent, et qu’ils puissent interroger et orienter leurs finalités. »
(Bifurquer p.109)

Les plateformes ne sont en soi ni bonnes ni mauvaises. Il en est de contributives. Ce qui est entropique ici c’est la tendance hégémonique et dominatrice, la verticalité féodale, l’extractivisme calculateur appauvrissant. Cela sans compter les externalités toxiques sur le plan environnemental.

Nous assistons donc en Alsace-Moselle, dans le Grand Est, à une accélération de la mise en place de dispositifs qui visent l’automatisation et l’hypercontrôle pas forcément du tout dans un rapport harmonieux entre les différents acteurs. Elles s’accompagnent d’un effacement de notre passé. L’actualité rapprochée de différentes annonces m’offrent en effet un autre révélateur situé sur un tout autre plan mais comme éclairant les autres. Car, pendant ce temps, que font les promoteurs du solutionnisme numérique ?

Ils sabotent le patrimoine local, pratiquent une « épuration mémorielle »(G. Bischoff)  :

Démolition de la maison Greder (1662) à Geudertheim (67) (Source)

A propos de cette démolition, Georges Bischoff écrit :

« C’est une mutilation de la mémoire, et, j’irai plus loin, une forme d’épuration mémorielle qui consiste à faire disparaître les témoins d’un passé jugé encombrant dans un monde soumis à la tyrannie de l’instant. Construite en 1662, cette maison était un monument au sens premier de ce mot, le trait d’union permanent entre les temps anciens, notre présent et l’avenir. Elle incarnait la résilience des habitants de Geudertheim au lendemain de la Guerre de Trente Ans. Elle avait connu les générations successives et méritait d’être conservée pour sa valeur d’usage aussi bien que pour sa dimension pédagogique. Elle était parfaitement compatible avec la modernité : celle-ci ne se réduit pas à la consommation d’espace, aux volants et aux écrans, au drive scolaire, commercial, professionnel ou récréatif. À l’asphalte et au béton ».

(Georges Bischoff, professeur émérite d’histoire à l’Université de Strasbourg)

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A propos de Bifurquer :
2. Anthropocène, exosomatisation et néguentropie

Après avoir examiné la notion même de bifurcation à partir de Friedrich Hölderlin, je poursuis ma lecture de l’ouvrage Bifurquer du collectif Internation dirigé par Bernard Stiegler. Le premier chapitre est consacré à l’Anthropocène, l’exosomatisation et la néguentropie. Il forme un socle à l’ensemble du travail. Cette première partie est, pour moi, la plus ardue mais essentielle à la compréhension du reste. En cela, elle aurait mérité de plus amples développements pour les rendre mieux accessibles. D’où ces quelques jalons avant d’entrer dans le vif du chapitre.

‘Welcome to the Anthropocene’ Earth Animation from Globaïa on Vimeo.

Biosphère et technosphère

La biosphère est l’ensemble des organismes vivants dans leurs milieux de vie et regroupe la totalité des écosystèmes. Si le géochimiste russe Vladimir Vernadski (1863-1945) n’a pas été le premier à utiliser le mot qui l’a été par le géologue autrichien Eduard Suess (1831-1914), il a été le premier à le théoriser. Il distinguait cinq différentes couches en interaction : la lithosphère, noyau formé de roche et d’eau ; la biosphère domaine du vivant ; l’atmosphère, enveloppe gazeuse que l’on appelle communément air, la technosphère que nous définirons plus loin comme le système des exorganismes et la noosphère ou sphère de la pensée. Ce dernier terme a été repris par le paléontologue et théologien Pierre Theillard de Chardin.

(En cas de difficulté de lecture de l’image, utilisez la fonction « afficher l’image » proposée par un clic droit de votre souris)

« Mécanisme à la fois terrestre et cosmique », la biosphère est un système dynamique de transformation de l’énergie solaire. Rapportée au rayon du globe, « la caractéristique la plus significative de la biosphère est la petitesse relative de ses dimensions et l’exiguïté des ressources qu’elle offre », commente l’historien britannique Arnold Toynbee dans son livre, « La grande aventure de l’Humanité ». Elle doit faire en tant que telle l’objet de soins. « La biodiversité assure la capacité de l’humanité à choisir des trajectoires nouvelles face à un avenir incertain », écrit l’IPBES, Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques dans un rapport de 2019.

Technofossile (Samsung E570), téléphone prétendument fossilisé sculpté dans la roche de malachite par l’artiste belge Maarten Vanden Eynde en République démocratique du Congo, en 2015.

Imbriquée et en interaction avec elle, la technosphère. L’être humain naît incomplet. On appelle cela néoténie. Pour vivre et se développer, il se crée des instruments dont il ne dispose pas à la naissance et qui sont « à l’extérieur du corps » et qui ne lui appartiennent pas génétiquement. L’homme produit des exorganismes qui eux-mêmes vont des plus simples au plus complexes, des piscines pour nager comme le poisson, les avions pour voler comme l’oiseau. Cela au terme d’une longue évolution au cours de laquelle il a d’abord appris à tailler le silex. Le milieu humain est technique. L’appareil psychique est lui aussi exosomatisé.

Arrêtons-nous sur la définition de la technosphère proposée par le paléobiologiste britannique d’origine polonaise Jan Zalasiewicz qui dirige le Groupe de travail sur l’Anthropocène à la Commission internationale de stratigraphie. Il juge crucial de considérer la technosphère comme un système en référence à celui de biosphère développé par Vernadski :

« La technosphère englobe tous les objets technologiques produits par les hommes, mais pas uniquement. Loin d’être une simple collection de plus en plus fournie d’appareils technologiques, elle est un système. Distinction cruciale, qu’on peut expliquer en la comparant au concept plus établi de biosphère. Forgé au XIXe siècle par le géologue autrichien Eduard Suess, le terme de biosphère a été érigé en concept au XXe par le scientifique russe Vladimir Vernadsky. Celui-ci a proposé d’y voir non seulement la masse des organismes vivants terrestres, mais aussi ses interactions avec l’air, l’eau et le sol qui alimentent la vie organique, et le Soleil où elle puise une bonne part de son énergie. Plus que la somme de ses parties, la biosphère est intimement liée à d’autres sphères terrestres, tout en ayant ses propres dynamiques et propriétés émergentes.

La technosphère, elle aussi, est non seulement faite de nos machines, mais aussi de nous autres, humains, et de tous les systèmes sociaux et professionnels grâce auxquels nous interagissons avec la technologie : usines, écoles, universités, syndicats, banques, partis politiques, Internet. Elle contient les animaux domestiques que nous élevons en nombre pour nous nourrir, les plantes que nous cultivons pour notre alimentation et celle de nos animaux, et les terres agricoles dont l’état naturel a été profondément modifié à cette fin.

La technosphère englobe aussi les routes, voies de chemin de fer, aéroports, mines et carrières, champs pétroliers et gaziers, villes, ouvrages fluviaux et bassins de retenue. Elle a généré des quantités phénoménales de déchets ‒ des centres d’enfouissement à la pollution de l’air, des sols et de l’eau. Il a certes existé une forme de proto-technosphère au cours de l’histoire humaine, mais pendant longtemps, il ne s’est agi que de bribes isolées, éparses, sans grande importance planétaire. Aujourd’hui, elle s’est muée en un système mondialement interconnecté, évolution nouvelle et décisive pour notre planète. »

Son poids se mesure en dizaines de milliers de milliards de tonnes, déchets et production de dioxyde de carbone inclus.

« Les éléments physiques de la technosphère sont aussi très variés. Des outils simples comme les haches en pierre ont été confectionnés par nos ancêtres il y a des millions d’années. Mais depuis la révolution industrielle, et en particulier la grande accélération de la croissance démographique, de l’industrialisation et de la mondialisation au milieu du XXe siècle, on assiste à une incroyable prolifération de machines et d’objets manufacturés de toute sorte. La technologie évolue elle aussi toujours plus vite. Nos ancêtres pré-industriels ont vu peu de changement technologique d’une génération sur l’autre. Aujourd’hui, en l’espace d’à peine plus d’une génération humaine, l’usage du téléphone portable – pour ne prendre qu’un exemple – s’est généralisé au point de coloniser tous les âges. »

Jan Zalasiewicz : L’insoutenable poids de la technosphère in Courrier de l’Unesco

L’être humain se situe à la confluence des sphères précitées, sphères biologique, technique et noétique, tributaire également de la répartition inégales des ressources géologiques. Mais, comment ces sphères qui ont chacune leur dynamique propre s’articulent-elles ? L’exosomatisation différencie l’homme de l’animal. Elle est une production à l’extérieur – exo- du corps – sauma- qui se dote ainsi d’organes techniques (outils, prothèses). La mise en commun forme des exorganismes qui vont du simple que sont les mortels aux complexes, inférieurs – mettons une entreprise – et supérieurs, une institution, par exemple, l’État, l’ONU. Si les transformations techniques ont pu paraître aux humains relativement stables, ne modifiant pas leur rapport au monde, avec l’industrialisation s’installe une instabilité permanent de « destruction créatrice » comme l’exprimait Joseph Schumpeter

Au demeurant, l’exosomatisation est néanmoins dès avant source de mélancolie

Albrecht Dürer Melancholia I

Reprenons à la question des savoirs et de leur devenirs dans le capitalisme industriel, en passant par Karl Marx :


Au 19ème siècle avec l’industrialisation, les sciences devenues technosciences entrent directement dans les processus de valorisation du capital. Par ailleurs, l’outil de l’oeuvrier disparaît dans la machine.

« Étant ainsi accueilli dans le procès de production du capital, l’instrument de travail subit encore de nombreuses métamorphoses, dont l’ultime est la machine, ou mieux, le système automatique de machines, mû par un automate qui est la force motrice se mettant elle-même en mouvement (Le système de la machinerie : ce n’est qu’en devenant automatique que la machinerie trouve sa forme la plus achevée et la plus adéquate, et qu’elle se transforme en un système). Cet automate se compose de nombreux organes mécaniques et intellectuels, ce qui détermine les ouvriers à n’en être plus que des accessoires conscients. […] La machine n’a plus rien de commun avec l’instrument du travailleur individuel. Elle se distingue tout à fait de l’outil qui transmet l’activité du travailleur à l’objet. En effet, l’activité se manifeste bien plutôt comme le seul fait de la machine, l’ouvrier surveillant l’action transmise par la machine aux matières premières et la protégeant contre les dérèglements. Avec l’outil, c’était tout le contraire : le travailleur l’animait de son art et de son habileté propre, car le maniement de l’instrument dépendait de sa virtuosité. En revanche, la machine, qui possède habileté et force à la place de l’ouvrier, est elle-même désormais le virtuose, car les lois de la mécanique agissant en elle l’ont dotée d’une âme. Pour rester constamment en mouvement, elle doit consommer par exemple du charbon et de l’huile (matières instrumentales), comme il faut à l’ouvrier des denrées alimentaires ».

(Karl Marx Fondements de la critique de l’économie politique Traduction Roger Dangeville. Anthropos)

Marx ne décrit pas l‘automatisation en tant que telle mais ses conséquences sur le rapport du travailleur à son outil. L‘ouvrier devient un simple appendice de la machinerie. Marx parle de machinerie c‘est à dire d‘un système de machines qui s‘automatisent et qui est lui-même mû par un automate. Nous sommes non seulement en plein dedans mais en plus dans une phase de formidable accélération. Le texte est extrait des réflexions sur le Capital fixe et le développement des forces productives de la société (Fixes Kapital und Entwicklung der Produktivkräfte der Gesellschaft). Il s’appuie sur une citation d’Andrew Ure, auteur de La philosophie des manufactures. Ce dernier imaginait dans l’avenir un automate géant composé de multiples mécanismes combinés à des organes dotés de fonctions d’entendement qui agissent ensemble et sans interruption et sont soumis à une force qui les met d’elle même en mouvement.

La machine n‘a plus rien à voir avec l‘outil dit Marx. L‘outil permettait à l‘ouvrier d’œuvrer, de fabriquer un objet à commencer par l‘outil lui-même. L‘ouvrier n’œuvre plus, il est devenu un simple auxiliaire de la machine. Au terme de ce processus il n’y a plus rien de produit dont le travailleur puisse dire que c’est son œuvre. C‘est une totale Entfremdung, le produit fabriqué cesse d‘être le sien, lui devient de plus en plus étranger, fremd. On traduit en général Entfremdung par aliénation. C’est cela la prolétarisation. Le savoir-faire de l‘ouvrier passe dans la machine. Le prolétaire est celui qui a vu son outil et ce qu’il a appris à en faire englouti dans la machine. Qui devient son concurrent.

Tous prolétaires

A la place des ouvriers œuvrant car disposant d’un savoir faire, il n’y a plus que des instruments de travail. Leurs savoir faire ont été extériorisés dans la machine. Mais la prolétarisation est, dans le capitalisme, le destin de tous les producteurs. C’est ce qu’écrivent Marx et Engels dans le Manifeste du Parti communiste (1848). Ce ne sont pas seulement les savoir-faire mais tout autant les savoir-vivre qui sont prolétarisés avec le développement des industries de services digitalisés. Nous ne produisons plus nos propres savoir-vivre qui sont délégués au marketing des industries de service qui impose à tous des modèles de comportement médians à partir de profils calculables. Qui décident en fonction d‘une moyenne comment nous devons vivre. Nous sommes aussi des servants, des contributeurs non rémunérés de l‘optimisation commerciale. Cela tue toute forme de désir et nous dés-individue.


Aujourd’hui, l’on n’attend même plus qu’une technologie soit déployée (4G = quatrième génération) pour mettre en place la suivante. Cette pratique du marché interdit à la société de s’approprier ces technologies, de les critiquer pour les faire bifurquer vers d’autres finalités que le profit. Dans le même temps, les promoteurs de ces innovations sont les mêmes rapaces que ceux détruisent tout ce que le web avait de positif.

Le mathématicien et économiste Nicholas Georgescu-Roegen, en publiant en 1971 The Entropy Law and the Economic Process, en appelait à une réforme profonde de la science économique qu’il jugeait trop mécaniste parce que n’intégrant pas les enseignements de la thermodynamique et de la biologie évolutionniste.

« La thermodynamique et la biologie sont les flambeaux indispensables pour éclairer le processus économique (…) la thermodynamique parce qu’elle nous démontre que les ressources naturelles s’épuisent irrévocablement, la biologie parce qu’elle nous révèle la vraie nature du processus économique »

Nicholas Georgescu-Roegen, The Entropy law and the Economic Process

L’économiste, qui fut assistant de Joseph Schumpeter, reprend la question de l’exosomatisation :

« seule l’espèce humaine a commencé à utiliser et, plus tard, à produire des organes exosomatiques, c’est-à-dire des membres détachables tels les massues, les marteaux, les couteaux, les bateaux et, plus récemment, les canons, les automobiles, les avions à réaction, les cerveaux électroniques, etc. […] Bien sûr, ce phénomène unique n’aurait guère porté à grande conséquence s’il n’avait pas été soutenu par une évolution biologique : le progrès du cerveau humain et le développement parallèle des instincts vebleniens de l’habileté manuelle et de la curiosité désintéressée. Mais, une fois que l’espèce humaine a eu atteint le point crucial à partir duquel elle devint capable de produire des organes exosomatiques, les progrès ultérieurs dans cette direction furent spectaculaires – exponentiels comme on préfère dire de nos jours. Pensons au fait qu’avec des organes détachables nous pouvons aujourd’hui voler jusqu’à la lune et courir plus vite qu’un guépard. »

(Nicholas Georgescu-Roegen : De la science économique à la bioéconomie)

Il annonce ce qui, plus tard, sera nommé Anthropocène :

« Mais pour produire des organes exosomatiques, l’homme doit employer les ressources en énergie et en minerais qui se trouvent dans les entrailles de la terre. C’est pour cela que l’homme est devenu un véritable agent géologique qui fouille et disloque maintenant le sous-sol du matin au soir. N’en doutons pas, nous ne vivons pas seulement de pain ; il nous faut aussi des ressources minérales qui, malheureusement, sont à la fois limitées et, comme nous l’apprend la thermodynamique, irrévocablement épuisables. » (Ibid)

Pour N.Geogescu-Roegen, cette exorganogenèse n’est au départ ni uniforme ni universelle. On ne répare pas la patte cassée d’un âne avec une roue de secours. Mais elle tend à s’uniformiser. Avec la disparition de l’âne comme moyen de locomotion. Le développement de la production d’instruments exosomatiques va se socialiser et conduire à une division sociale du travail. Les sciences économiques ignorent ces phénomènes. L’auteur met en cause en premier lieu « l’épistémologie mécaniste » qui les aveuglent : « Aucun analogue mécanique ne peut donc rendre compte de l’épuisement irrévocable des ressources ».

« Les remarques précédentes suffisent déjà à nous faire entrevoir, premièrement, qu’une science économique construite sur un échafaudage mécaniste est incapable de traiter des problèmes écologiques indissolublement associés au processus économique, et deuxièmement, que l’on ne peut même pas percevoir ces problèmes si l’on n’écarte pas le voile monétaire et si l’on ne va pas bien au-delà des affaires du marché. »
[…]
« L’un après l’autre, des économistes réputés ont soutenu que le mécanisme du marché, huilé ici et là afin que les prix soient « corrects », peut éliminer toute pénurie et par conséquent empêcher toute catastrophe écologique. Dans l’histoire de la pensée économique, il n’y a pas de plus grande accumulation d’erreurs dans une bévue commise volontairement ». (Ibid)

« Le processus économique est entropique et non mécanique »

« Le processus économique est donc entropique et non mécanique. Et parce que la loi de l’entropie domine toutes les transformations matérielles et vitales qui lui sont associées, ce processus se développe d’une manière irrévocable. L’épuisement des ressources ne peut pas être inversé et une bonne partie des déchets reste toujours déchet. Cette simple proposition contient la racine de la rareté vue dans une perspective écologique globale ».

Malgré les découvertes scientifiques de la thermodynamique et de la radioactivité, les conceptions de l’économie restent encore fondamentalement mécanistes comme si elle ne dépendait que des transports et reposent sur l’idée que le système s’équilibrerait de lui-même pour peu que les prix soient ajustés. Cela empêche de penser les questions de l’Anthropocène. Nous sommes ainsi au cœur du travail que propose le livre « Bifurquer » : repenser l’économie politique en changeant ses bases et en rendant les processus économiques néguentropiques.

« C’est justement le mécanisme du marché qui est responsable du déboisement souvent irréparable et de la pollution qui a envahi presque tout le globe. C’est le prix du pétrole pendant des années jusqu’en 1974 qui a écarté tout souci d’économie dans le dessin des automobiles et d’amélioration de la technologie du charbon »

(Nicholas Georgescu-Roegen :De la science économique à la bioéconomie)

La vie et l’entropie

Les auteurs du chapitre Anthropocène, exosomatisation et néguentropie posent la nécessité de « spécifier l’articulation de l’entropie et du vivant, d’une part pour ce qui concerne les diverses formes du vivant, et d’autre part en ce qui concerne le cas spécifique des sociétés humaines » ( Bifurquer p 68). Il faut donc distinguer à l’intérieur du « concept crucial d’entropie », ce qui a l’intérieur du monde vivant concerne l’activité humaine. Car cette dernière n’est pas seulement biologique, elle est aussi exosomatique.

Faisons un détour vers cette question. Qu’appelle-t-on entropie ?

Entropie : « Grandeur thermodynamique exprimant le degré de désordre de la matière » dit le dictionnaire qui précise que c’est probablement un emprunt à l’allemand par analogie avec énergie à partir du grec ἐντροπία, entropia « action de se retourner » pris au sens de « action de se transformer »), terme proposé en 1850 par le physicien allemand Rudolf J. Clausius [1822-1888] pour désigner à l’origine, la quantité d’énergie qui ne peut pas se transformer en travail.

Issue de la thermodynamique, l’entropie désigne en physique un processus (principe de Carnot 1824) de dissipation de l’énergie, facteur de désordre et d’épuisement de ses capacités de renouvellement. L’entropie, fille de la machine à vapeur, mesure la perte de cette disponibilité. Le physicien et philosophe autrichien Ludwig Boltzmann (1844-1906) en a formulé la loi statistique (1873). La mort thermique de l’univers est une des possibilités de son devenir …

Le physicien et théoricien autrichien Erwin Schrödinger, dans Qu’est-ce que la vie ?, écrit que la loi fondamentale de l’entropie « exprime simplement la tendance naturelle des choses à se rapprocher du chaos à moins que nous n’y mettions obstacle ».

Plus loin, il ajoute :

« Comment pourrions-nous exprimer en fonction de la théorie statistique la merveilleuse faculté que possède un organisme vivant de sa chute vers l’équilibre thermodynamique, la mort ? Nous l’avons déjà dit : comme s’il attirait vers lui un courant d’entropie négative et se maintenir ainsi à un niveau d’entropie stationnaire et suffisamment bas ».

(Erwin Schrödinger : Qu’est-ce que la vie ? Points Poche p.131)

Pour échapper à l’entropie maximale qui signifie la mort, l’organisme se « nourrit » d’entropie négative qui lui permet de différer l’inéluctable. Schrödinger discute lui-même et trouve « peu commode » cette notion d’entropie négative. On y substituera le terme de néguentropie. Quoi qu’il en soit, il affirme avec force que la vie est ce qui lutte contre l’entropie tout en en produisant. La notion d’entropie a ensuite été introduite dans la théorie de l’information notamment par Claude Shannon. Pour Shannon, l’entropie désigne le degré d’incertitude sur la source émettant un message.

De même que l’entropie est destructrice de complexité en biologie, elle l’est dans le domaine de la pensée (noétique). L’entropie noétique sera, pour le dire le plus simplement, ce qui nous empêche de penser par nous-même, de développer une pensée singulière.

Au 19ème siècle, avec Charles Darwin, les formes de vie acquièrent une histoire, avec Karl Marx, les sciences s’industrialisent, le cadre scientifique se modifie avec la thermodynamique et l’entropie. Plus tard, à la suite de Claude Shannon dominera l’idée que l’intelligence n’est rien d’autre qu’un « traitement de l’information ». Ce qui évacue la question de la Raison. Dans le processus de ce que Karl Polanyi a qualifié de « grande transformation, l’otium (le temps de loisirs productifs) se soumet au negotium (les affaires du monde) ». Les mathématiques elles-mêmes se transforment en applications à travers les computers. L’ensemble reste dominé par la « perspective newtonienne » dans laquelle « l’équilibre et l’optimisation découlent spontanément des relations entre les parties d’un système ». Ce principe alors même qu’il est incapable de prendre en compte l’état de la planète, comme le montre Georgescu-Roegen, est appliqué aux « sciences » économiques. « Le libéralisme, c’est l’équilibre des échanges » déclarait encore très récemment le patron du Medef. Ces règles favorisent les innovations au détriment des inventions qui incluent, elles, leur socialisation.

« De telles analyses négligent par construction le contexte d’une situation même lorsque ce contexte est la condition de possibilité de cette situation : cette formalisation ignore les localités. De plus, suivant la même logique, tant dans les sciences que dans l’industrie, et sur la base des axiomes de la philosophie moderne, des situations compliquées (co-impliquant une diversité primordiale de facteurs singuliers) sont réduites à une combinaison d’éléments simples qui peuvent être connus et contrôlés » (Bifurquer p.59)

Exit le hasard sans lequel il n’y a pas de liberté et vive la division du travail ! Combien d’ opérations distinctes pour fabriquer une épingle ? Non seulement la fabrication d’épingles est devenu un métier particulier mais il est encore « divisé en dix-huit opérations distinctes ou environ, lesquelles, dans certaines fabriques, sont remplies par autant de mains différentes », écrit Adam Smith dans son étude sur La richesse des nations. La parcellisation des tâches n’épargne plus aujourd’hui aucun secteur, activités dites intellectuelles et sciences comprises.


L’innovation technologique ne s’est pas arrêtée, pas même à l’économie de l’attention alors encore largement analogique. Le capitalisme est devenu consumériste, la consommation et les médias deviennent des productions de masse. La télévision vend du temps de cerveau disponible à Coca Cola, comme le déclarait Patrick Lelay alors PdG de TF1.

La révolution numérique franchit un pas supplémentaire dans un laps de temps très court.

« Avec les technologies digitales réticulaires, les services fournis aux utilisateurs dépendent des données qu’ils produisent, cependant que les fournisseurs de service utilisent ces données pour capter l’attention d’autres utilisateurs – le tout exploitant les effets de réseau. Ces transformations conduisent à une nouvelle vague d’automatisation : des algorithmes comme ceux utilisés dans les réseaux sociaux formalisent et automatisent des activités qui étaient jusqu’alors structurellement étrangères à l’économie formelle » (Bifurquer p 64)

Cela va jusqu’à atteindre la capacité même de penser, dénoétisation encouragée par la confusion qui voudrait que le traitement de l’information serait une intelligence artificielle. Certains vont jusqu’à y voir la fin de la théorie pourtant condition d’une activité scientifique. Les connaissances se balkanisent, les sciences se réduisent aux technologies, « les définitions opérationnelles remplacent les définitions théoriques » (Bifurquer p. 65)

C’est d’autant plus grave que l’Anthropocène requière au contraire une recrudescence de l’activité noétique et l’élaboration de nouveaux savoirs :

«  L’Anthropocène se caractérise par des activités humaines tendant à détruire leurs conditions de possibilité – tant au niveau des organisations biologiques (organismes, écosystèmes) qu’à celui de la capacité de penser (noèse). Dans ce contexte, la capacité a générer des connaissances et des savoirs pour atténuer la toxicité des innovations technologiques, et transformer ces dernières, est profondément affaiblie, a tel point que le problème de cette toxicité est la plupart du temps refoulé comme tel par les gouvernements et les sociétés – au risque de n’être reconnu que trop tard » (Bifurquer p. 67)

A force de croire les villes intelligentes, il n’y a évidemment plus besoin d’en prendre soin, les algorithmes se charge de gérer la bêtise. La dés-automatisation et la dé-prolétarisation sont deux enjeux de la bifurcation.

« L’entropie est une propriété des configurations [i.e. la manière dont les éléments sont répartis, agencés], et plus précisément de l’évolution de ces configurations, ce qui la distingue de la question des quantités de matière et d’énergie. Elle est directement liée à notre (in)capacité principielle à utiliser ces ressources. […] Ce que l’on appelle généralement “consommer de l’énergie“  » (Bifurquer p.67)

Le principe de la thermodynamique qui stipule que l’entropie ne diminue pas dans un système isolé semble contredite par la biologie mais les situations biologiques ne sont pas des systèmes isolés, « elles sont ouvertes et fonctionnalisent des flux d’énergie, de matière et d’entropie afférente ».

« Au niveau de la biosphère, le soleil est le principal fournisseur d’énergie libre (à basse entropie) utilisé par les organismes photo-synthétiques. Par conséquent, les situations biologiques ne contredisent pas le deuxième principe [de la thermodynamique] Mais ce n’est possible que dans la mesure où les organisations biologiques – et, par extension, les organisations sociales – sont nécessairement locales, différant localement l’augmentation de l’entropie par une différenciation locale et organique (organisée) de l’espace, et dépendent de leur couplage avec leur environnement. Dans les organismes, la relation entre l’intérieur et l’extérieur est matérialisée et organisée par des membranes semi-perméables. » (ibid. p 69)

Dans ce domaine, les fonctions mathématiques sont insuffisantes à elles seules.

« La méthode d’analyse d’analyse économique que nous défendons articule organiquement mathématiques (indicateurs notamment) et délibération dans une localité au lieu d’utiliser un cadre mathématiques posé comme universel et permanent »

Pour les auteurs du chapitre ici examiné, il faut aller au-delà « d’une simple opposition entre entropie (considérée comme désordre) et néguentropie (considérée comme ordre) ». Les organisations biologiques se maintiennent en vie en inter-réagissant entre elles et leurs milieux. Ces interactions forment une histoire qui est celle d’une incessante réorganisation. Ce processus de réorganisation est vulnérable aux activités humaines qui détruisent la biodiversité, provoquent le changement climatique ou produisent, par exemple, des perturbateurs endocriniens. Tout cela empêche le vivant de se réorganiser. L’un des résultats de cette perturbation se trouve dans les zoonoses à l’origine de pandémies, alors que les espèces dites sauvages amorcent leur exode rural et en attendant de voir ce que libère la fonte du permafrost.

« Un organisme vivant produit de l’entropie en transformant de l’énergie, il maintient son anti-entropie et créant et en renouvelant en permanence son organisation, et il produit de l’anti-entropie en générant des nouveautés organisationnelles ».

Ces nouveautés sont imprévisibles et échappent aux calculs de probabilité. Elles sont toujours et nécessairement locales.

Le cybernéticien Norbert Wiener parle tantôt d’entropie décroissante, tantôt de ce qui s’oppose ou résiste à l’entropie. Quoi qu’il en soit, le phénomène néguentropique est pour lui toujours local, soit qualifié d’ilôts ou d’enclaves. Il est à la fois limité ET temporaire et suppose une capacité à prendre des décisions,

Les êtres humains ainsi que les sociétés sont des exorganismes. Les organes artificiels -exosomatiques – qu’ils créent ne sont d’eux-même ni un poison ni un remède, ce sont des pharmaka c’est à dire à la fois l’un et l’autre mais ils ne deviennent bénéfiques qu’au terme d’un processus noétique.

« Dans le contexte contemporain, où l’exosomatisation, devenue de part en part technologique (et non seulement technique), est pilotée par le marketing, il ne suffit pas qu’une technologie ait trouvé son marché pour qu’elle puisse être considérée comme bénéfique. Il est également nécessaire de trouver les modalités positives dont cette technologie est réellement porteuse, et les pratiques et prescriptions sociales qui sauront limiter sa toxicité, ce que l’on appellera son anthropie, et intensifier sa curativité, que l’on appellera sa néguanthropie » (Bifurquer p 76)

L’Anthropocène devenu mortifère

En résumé, l’Antropocène est un entropocène en ce que l’on y distingue l’entropie thermodynamique, l’entropie biologique, l’entropie informationnelle. Dans la technosphère, il convient de prendre en compte le caractère pharmacologique des technologies. De même que le GIEC parle de forçage anthropique (gaz à effet de serre, aérosols, déforestation, etc.) pour le distinguer des forçages naturels ayant des effets sur le climat, les auteurs proposent de substituer au couple Entropie / néguentropie celui d’ Anthropie / Néguanthropie
L’économie, dès lors, se situe dans un rapport entre anthropie / néguanthropie et doit donc être conçue pour permettre de bifurquer de l’Anthropocène vers un Néganthropocène. Il y a urgence car les processus d’exosomatiosations entièrement sous la coupe du marché et en cela niés par les puissances publiques ne sont plus seulement toxiques mais sont devenues mortifères.

Le travail noétique

« Pour qu’une nouveauté exosomatique puisse devenir bénéfique, et limite sa toxicité (l‘économise en ce sens), un surcroît de travail est toujours nécessaire, en toute époque de l’évolution anthropologique. Seul le travail ainsi entendu permet d’identifier les nouveautés exosomatiques (techniques ou technologiques) réellement requises par – et compatibles avec – un avenir souhaitable pour une localité — cette localité fût-elle la biosphère elle-même et en totalité. Ce travail est celui de la noésis, c’est-à-dire de la pensée, sous foutes ses formes, et comme savoirs pratiques aussi bien que théoriques, familiaux, artisanaux, sportifs ou artistiques aussi bien que théoriques, juridiques et spirituels au sens large. Il relève de ce que nous nommons en conséquence la noodiversité et la noodiversification.

D’un tel point point de vue, élever un enfant, c’est penser, et cette pensée est aussi un soin (et, en cela, elle constitue ce que l’on peut appeler un pansement noétique) qui fera de la singularité de cet enfant un potentiel de noodiversité. De nos jours, l’évolution technologique empêche de plus en plus les parents de penser, et donc de prendre soin de leurs enfants en les éduquant (en leur fournissant ces pansements noétiques qui sont appelés des cultures). Dans la perspective de l’exosomatisation telle qu’elle requiert de telles formes de pensée et de soin, les savoirs sous toutes leurs formes, pratiques et théoriques, jouent un rôle crucial : ils permettent de prescrire des variantes fonctionnelles et des pratiques sociales des nouveautés introduites par l’exosomatisation. Les savoirs sont ainsi articulés à l’ethos (comme lieu de l’exosomatisation) et, en cela, à l’éthique. » (Bifurquer p. 77)

A suivre …

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Pour une École normale rhénane par Jean-Paul Sorg

Mes remerciements à  Jean-Paul Sorg pour avoir confié au SauteRhin ce texte dans lequel il fait l’audacieuse proposition d’une École normale rhénane, une école saute-Rhin en quelque sorte. Proposition qui intervient à quelques mois de la fusion des deux départements de Bas-Rhin et du Haut-Rhin avec la mise en place de la nouvelle Collectivité européenne d’Alsace, le 1er janvier 2021.

En 1949, le château de la Neuenbourg, à Guebwiller, alors propriété du Département du Haut-Rhin, est transformé en École Normale, puis en IUFM en 1994. Il a également abrité le Centre pour les enseignants bilingues de 2000 à 2011. Le bâtiment a ensuite été mis à disposition de la Communauté de Communes de la Région de Guebwiller afin d’y installer, en 2019, le Pôle Culturel et Touristique de la Neuenbourg.

Pour une École normale rhénane

Q

uand on examine ce qui a l’air d’une idée utopique, sans réalité, sans lieu de réalisation en vue, et qu’on décrit les circonstances dans lesquelles elle est apparue, on peut se rendre compte parfois qu’elle n’est pas une création gratuite, relevant de la liberté de l’imagination pure, mais qu’elle ramasse en elle, synthétise, des choses, des pensées, des actions, qui ont déjà existé ou existent déjà et encore, en circulation dans le corps social et politique. C’est le cas, on le verra par les rétrospectives, de l’idée d’une École Normale Rhénane (donc transfrontalière, « SauteRhin » !). Une dynamique – culturelle, pédagogique – a déjà poussé et pousse encore dans ce sens de multiple façon. L’utopie est une virtualité dormante, engourdie, ou qui tout de même, on le sent, remue dans quelques consciences – dans une sorte de nébuleuse conscience collective – et demande à naître, à venir au jour. Il n’est absolument pas certain, cependant, que sa naissance serait accueillie « les bras ouverts » et applaudie.
S’agissant de cette institution pédagogique qui a reçu en français le nom singulier, qui interroge, d’ « École Normale », on remarquera qu’a été perdu, barré, effacé, non seulement la chose même, mais son nom justement, au profit d’imprononçables et éphémères acronymes. Ou plutôt, si l’on veut : avec le nom a disparu la chose, et avec la chose, le nom.
C’est étrange. Le plus significatif dans cette histoire, le coup du diable, l’irrémédiable, c’est l’effacement, l’oubli des origines, le recouvrement du passé et du sens. Symptôme d’une confusion des esprits, d’un vacillement de la civilisation. Une « bifurcation » est-elle à venir ?

Rétrospective et prospective

École normale rhénane. C’est-à-dire une école destinée à former des enseignants bilingues et de culture européenne, dont l’imminente Collectivité Européenne d’Alsace (CEA) aura besoin, si elle veut exister à la hauteur de son nom et répondre sérieusement aux désirs conjoints d’Alsace et d’Europe.

B

ien que l’appellation « École normale » soit claire et banalisée, certains tiquent et s’interrogent sur le sens donné à « normale ». Dans ces Écoles serait menée une entreprise de « normalisation » ? De quoi ? De l’enseignement et par là de l’esprit des citoyens ? En-dehors, on ne serait pas dans les normes, pas dans la ligne, pas dans le cadre de la République ? On resterait dans le « privé », dans un cadre clérical ?  En fait, les premières Écoles « normales » ont été conçues et construites au temps de l’empire napoléonien. Mais néanmoins, de par la personnalité de leur fondateur, dans un esprit républicain, dans le souci d’une administration moderne, avec la conscience que la nécessaire éducation du peuple est dorénavant une tâche qui relève de l’État, et non plus principalement de l’Église ni d’initiatives personnelles ? Il faut en rappeler les circonstances.

Histoire

La première École normale de France a été créée en 1810 à Strasbourg. C’est l’œuvre du préfet Adrien de Lezay-Marnésia, qui n’a pas perdu de temps. Il venait d’être nommé dans le Bas-Rhin en début d’année, le 25 février. Sans doute choisi en hâte par Napoléon pour une mission ponctuelle importante : accueillir le 22 mars la princesse Marie-Louise d’Autriche sur son chemin de Vienne à Paris où elle était destinée à épouser l’empereur. Elle avait quitté la capitale autrichienne le 13 mars « à la tête d’un cortège composé de quatre-vingt-trois carrosses ». A la frontière, au pont de Kehl décoré d’une allée de sapins, le préfet d’empire lui exprime « le bonheur qu’éprouve son département à être le premier qui témoigne son allégresse à sa nouvelle souveraine ». Il devait se rappeler, mais se garda sûrement d’en parler, l’arrivée, quarante ans plus tôt, le 7 mai 1770, de l’archiduchesse d’Autriche, Maria Antonia, destinée à épouser Louis XVI… Une toute autre époque ? Peut-être pas tellement. Ce sont deux moments de l’histoire de l’Europe, entre France et Autriche !
« L’immense flot de magnificence du cortège nuptial, une gigantesque cavalcade de trois-cents-quarante chevaux » (Stefan Zweig), entra par la porte d’Austerlitz et se déversa dans les rues de Strasbourg. L’étudiant Wolfgang Goethe, arrivé il y a un mois à peine, se trouvait dans la foule. Le rite de « la remise de l’épouse » eut lieu alors sur l’île aux Épis au milieu du Rhin.

Statue de Adrien de Lezay-Marnésia à Strasbourg

Adrien de Lezay-Marnésia est né en 1769, un an avant l’arrivée à Strasbourg de Goethe – et de Marie-Antoinette ! D’une famille noble franc-comtoise, installée à Moutonne, dans le Jura, il était le fils d’un député aux États généraux qui rejoignit les rangs du Tiers Etat. Il étudia la diplomatie au Collegium Carolinum de Braunschweig, de 1785 à 1787, et plus tard, dans la situation d’un aristocrate émigré, les lettres à l’université de Göttingen, de 1791 à 1792. Il rencontra Goethe et Schiller, traduisit de celui-ci le drame Don Carlos, une tragédie politique en cinq actes qui montre à la fois la logique interne du pouvoir et la faiblesse des belles idées de liberté, quand le temps n’est pas encore venu… L’inquisition triomphe. Le soulèvement des Pays-Bas contre la domination espagnole sera écrasé. Dans une préface, le traducteur commente la pièce longuement, en philosophe, et souligne que contrairement aux idées reçues « des deux langues, c’est l’allemande qui est la plus souple et la française qui est roide… »
Napoléon l’avait distingué justement pour sa connaissance de la culture et de la langue allemande. Il lui confia en 1805 une première mission à Salzbourg et se montra d’abord quelque peu agacé en lisant ses rapports. Trop de bavardage philosophique (à la Schiller). « Bientôt, il ne m’écrirait plus qu’en allemand… » Il est déplacé en 1806 à Coblence, comme préfet du département Rhin et Moselle. Là il révèle pendant quatre ans ses talents d’administrateur, à la fois inventif, bouillonnant d’idées nouvelles, et pragmatique, tenace, sachant convaincre et entraîner. A Salzbourg déjà il avait lancé une « École normale ». Il en crée une plus développée à Coblence. Le problème est d’organiser et d’assurer un enseignement du français, qui est la langue de l’empire. Il faut le faire en tenant compte de la situation linguistique du pays dont les habitants ont pour langue maternelle et langue d’usage l’allemand.
Il en va exactement de même dans le Bas-Rhin ! Bien que la province soit française depuis un siècle et demi, sa population continuait à s’exprimer « comme le bec lui poussait » ; la plupart des notables, comme les maires, ne maîtrisaient pas le français. Anecdote vraie ou inventée comme blague : à un recensement administratif qui demandait : Combien de crétins dans votre village ?, un maire répondit : Nous le sommes tous ! Par « crétins » il avait compris de bonne foi « chrétiens ».
Cette situation d’ignorance enrageait certains représentants de l’autorité. Le préfet de la Moselle, Vienot de Vaublanc, en visite à Saint-Avold, déchira devant les élèves et leur maître les livres allemands de la bibliothèque et menaça l’instituteur de représailles s’il s’obstinait à se servir de tels livres. Lezay-Marnésia avait déjà compris qu’il fallait former les instituteurs, en partant de leur pratique de l’allemand, et développer un enseignement bilingue, selon un idéal qu’il était heureux d’incarner lui-même. Dans un arrêté préfectoral du 24 octobre 1810, rédigé en français et en allemand, il précisa que l’objectif de l’École normale qu’il ouvrait était bien de « répandre la connaissance de la langue française dans toutes les classes de la société », mais que la langue allemande y serait respectée et sa connaissance renforcée par un enseignement littéraire.
Durant sa courte carrière, ce préfet mit en œuvre encore bien d’autres idées « concrètes » : il fit ouvrir aussi une école de sages-femmes comme à Coblence, il se préoccupa de l’hygiène, organisa des campagnes de vaccination contre le typhus et la variole, interdit aux paysans d’entasser le fumier dans la rue, devant leur maison ; il encouragea la culture de la betterave à sucre, du tabac et du houblon, distribua des prix lors de fêtes agricoles, fit aménager les chemins vicinaux et étendit le réseau routier, avec des « bancs-reposoirs », appelés « bancs du roi de Rome », tous les six kilomètres. En somme, dans les domaines les plus divers, il conduisit un véritable et durable travail de civilisation, s’inspirant, dit-on, de l’exemple du pasteur Oberlin sur son territoire du Ban-de-la-Roche. Il devint comme un « père » pour le département.
Sans faire d’histoire, sachant qu’une nation tient debout par son administration, il était passé en avril 1814 du service de l’empereur au service du roi. En octobre, il lui fallut accueillir et accompagner le duc de Berry, neveu de Louis XVIII, un personnage désinvolte qu’il n’estimait sans doute pas, mais le protocole oblige et il faut faire aimer l’Alsace. Sur la route, vers Haguenau, se produisit alors un accident fatal. Roulant à vive allure, la voiture préfectorale versa dans un fossé et le préfet s’embrocha dans son épée d’apparat. Une mort sans rapport avec l’homme. Une grimace du diable. Ehrenfried Stöber : « Pleure Alsace, il est tombé notre Lezay, lui qui, plus que tous, fut notre père ».

Avenir

Retenons que ce n’est pas un hasard, mais un privilège particulier, si Strasbourg fut le premier siège d’une École normale en France, dans la foulée pour ainsi dire des départements allemands du Rhin, dont le Bas-Rhin ! Ce qu’un préfet-gouverneur avait alors imaginé et réalisé, en répondant à un besoin linguistique pratique, un(e) président(e) de région, je veux dire d’une région comme la Collectivité européenne d’Alsace (et de Moselle ?), pourra-t-il, voudra-t-il, le faire demain, cette fois-ci en réponse à un « désir d’alsacien » et un besoin d’allemand ?
Là où il s’agissait, il y a deux siècles, de réguler (« normaliser ») un enseignement du français en pays de langue allemande, il faudra demain, sans tarder, réguler, instituer, un enseignement de l’allemand dit standard et de l’allemand alsacien, dans la perspective toute européenne d’un bilinguisme et humanisme rhénan.
Une utopie ? Ceux qui (à Paris) nous gouvernent verticalement ne voudront rien entendre et ne permettront rien de particulier qui sorte des clous d’un jacobinisme identifié au génie français d’une République une qui ne partagera (ne « divisera ») jamais le pouvoir ? Des manifestations éparses montrent pourtant que quelque chose comme une École normale spécifique (qu’importe le nom) serait une institution raisonnable et utile. On apprend par la presse que l’université de Strasbourg va ouvrir à la rentrée une formation au dialecte alsacien, qui sera sanctionnée au bout de deux ans par un diplôme universitaire (DU). Et un campus européen va lancer simultanément à Strasbourg et à Fribourg/Brisgau un cursus de master binational dans le domaine de l’éthique. Bravo !
Ces initiatives heureuses seraient plus visibles et plus conséquentes si elles traduisaient une volonté régionale claire, politiquement fondée, et s’inscrivaient dans une institution publique pérenne. La place d’une « formation au dialecte alsacien » et à la dialectologie est dans une École normale que nous appelons « rhénane » parce que ça fait bien et, plus sérieusement, parce que, pour produire des résultats, elle devra s’ouvrir, s’affirmer transfrontalière, accueillir des étudiants des deux rives du Rhin et mobiliser les compétences de professeurs venant de l’Allemagne proche et de la Suisse proche. Tout cela est déjà en germe ici et là, si on regarde bien, et ne demande qu’à être cultivé.

L’idée d’une Ecole Normale rhénane, à bâtir dans le cadre de la Collectivité Européenne d’Alsace, n’est pas une chimère. Mais une solution pratique à de nombreux problèmes de formation et de motivation pédagogique qui durant des décennies n’ont pu être traités que de manière très partielle, bancale, hésitante, qu’au prix de compromis compliqués, sanctionnés par le découragement et souvent soldés par l’échec.

Façade arrière du Château de la Neuenbourg, siège de l’Ecole normale de 1950 à 1990 puis de l’IUFM et ensuite du Centre de formation aux enseignements bilingues jusqu’en 2010 .

Les années 1980, sous le rectorat de Pierre Deyon (1981-1991), avaient vu l’émergence d’un enseignement de Langue et Culture Régionales (LCR) et la reconnaissance presque révolutionnaire, impensable après la guerre, de l’allemand comme « langue régionale de France », avec ses composantes ou variations dialectales. L’enseignement était optionnel, bien sûr, et confiné à la marge, difficilement calé dans les emplois du temps, mais quand même… Il existait, inscrit dans l’institution et couronné par une épreuve au Bac. Que d’espoirs il soulevait !
A l’évidence, il fallait alors former et encadrer les enseignants volontaires, idéalistes, plus ou moins militants ; l’administration rectorale s’y employa, y mit les moyens, contournant les obstacles et vainquant les réticences. Des journées de formation furent organisées à l’université de Strasbourg. Les chefs d’établissement arrangeaient les emplois du temps du professeur volontaire, de façon à lui libérer un mercredi sur deux.

Les pionniers de Langue et Culture Régionales (LCR)

Il y eut des candidats de tous les « coins » d’Alsace, du fond du Haut-Rhin comme du Bas-Rhin. Pour certains, c’était plus d’une heure de route ou de train jusqu’à Strasbourg, plus le trajet de la gare à l’université. Les cours commençaient à 9 heures. Première rentrée 1985-1986. Histoire avec Georges Bischoff, qui ne prétendait pas encore vouloir « en finir avec l’histoire d’Alsace » ! Sociologie avec Freddy Raphaël, qui délaissant les généralités se polarisait cette année-là sur les ex-voto, par exemple ceux qu’on trouve à Notre-Dame de Thierenbach, qu’il nous invitait à analyser comme un phénomène de culture et de religion populaire. La dialectologie était naturellement l’affaire de Raymond Matzen, toujours plein d’entrain avec des sacs d’anecdotes. Et la littérature, à l’institut des études germaniques, revenait à Adrien Finck, qui travaillait alors à composer un manuel, Littérature Alsacienne XXe siècle, qui allait paraître en 1990 et devait rendre les mêmes services que les Lagarde et Michard.
C’était aussi l’âge d’or du CRDP, Centre Régional de Documentation Pédagogique, installé dans un bâtiment universitaire et facile d’accès. Il éditait tous les trois mois de nouveaux Cahiers littéraires (sur des auteurs passés et même contemporains, de Sébastien Brant à Claude Vigée), avec une biographie, des analyses et un choix de textes. De même était produite par des spécialistes une abondante documentation historique et géographique. Les auteurs travaillaient en toute liberté. On y croyait. On avait la foi. Un réel « désir d’Alsace » animait les intellectuels, les artistes et nombre d’enseignants dans toutes disciplines. Une conscience écologique perçait de pair avec la conscience régionale. Des leçons de géographie et d’initiation à la nature (botanique et paysages) furent intégrées spontanément aux programmes. En tout se manifestait une créativité pédagogique rare, encouragée et soutenue d’en haut dans un esprit d’ouverture.
Pierre Deyon lui-même, recteur de l’Académie de Strasbourg, avait préfacé l’ouvrage dirigé par Adrien Finck. « Nous attendions ce manuel de littérature alsacienne du XXe siècle, au moment où nous percevons mieux que jamais la vocation particulière de cette région appelée au cœur de l’Europe à jouer un rôle significatif dans le rapprochement des cultures et l’éveil d’une conscience communautaire. L’histoire de l’Alsace, sa situation géographique, lui permettent aujourd’hui d’organiser facilement un courant permanent d’échanges transfrontaliers dans le domaine de la littérature et des arts… »
Trente ans après, où en sommes-nous ? Qu’entendons-nous ? Les prémices de ce que pourrait reprendre et développer maintenant une Collectivité européenne d’Alsace ? On dirait qu’elle était déjà là, comme en pointillé ? On voudrait avoir confiance. Mais on n’ose, échaudé par l’expérience du lointain et proche passé… Cette collectivité encore indéterminée jouira-t-elle des libertés nécessaires pour engager et mener une politique linguistique et culturelle cohérente, réellement novatrice, sans les entraves qu’y a toujours mises le système de l’Éducation nationale ?

EN-CFEB-IUFM-ESPE

Jusqu’ici, la rhétorique d’un idéal rhénan européen couvrait rituellement de ses fleurs des politiques biaisées, contraintes, et, pire, une absence de politique, une impuissance politique, et un état pédagogique qui ne cessait de se dégrader. A relire les belles circulaires du temps du recteur Deyon, l’on s’aperçoit qu’elles présupposaient – encore – chez les enfants une pratique ou du moins une compréhension première du dialecte comme « parler de la maison ». Or, pendant que l’on bricolait selon les bonnes volontés et les dévouements disponibles un enseignement ouvert de la culture régionale, l’usage privé et public du parler dialectal était en chute libre accélérée, jusqu’à frôler comme aujourd’hui un niveau proche de zéro. Généreuse, évitant toute discrimination, la culture régionale n’exigeait aucune connaissance de la langue régionale et de sa littérature.
Les réformes se succèdent. L’enseignement de LCR recule, se relâche ou stagne. Les options donnant des points au Bac se multiplient et se concurrencent. La production du CRDP fléchit, elle a excédé la demande, c’est-à-dire les capacités de consommation ou d’utilisation des enseignants comme des élèves, de moins en moins informés et motivés. Les deux « Finck », Littérature alsacienne XXe siècle et Histoire de la littérature européenne d’Alsace, se sont mal vendus. Au grand dam de leurs éditeurs, il reste vingt ans après d’importants stocks dont personne ne se soucie.

Un saut politique qualitatif parut être l’ouverture d’un Centre de Formation aux enseignements bilingues (CFEB), inauguré en 2001 à Guebwiller, dans l’ancien « château » de la Neuenburg des princes-abbés de Murbach. Un lieu historique adapté. C’était bien une sorte d’École Normale « spéciale », dans les locaux mêmes et les meubles de l’ancienne Ecole Normale – « normale » !- de jeunes filles (catholiques), qui fut inaugurée là en 1949 et où exerça un temps, il faut que je le dise, le germaniste Emile Storck, un des plus grands poètes de la littérature dialectale alsacienne.
Le Centre accueillait une centaine d’étudiants et de stagiaires et une dizaine de personnels administratifs, c’était bon pour l’emploi et le commerce en ville et le cadre était agréable, mais cédant à une logique économique de concentration et pour des raisons ferroviaires, parce que depuis 1969 le train n’allait plus jusqu’à Guebwiller, le Conseil régional et les Conseils généraux décidèrent le transfert de l’École à Colmar. Puis, le CFEB se perdit dans les sables de l’IUFM (Institut Universitaire de Formation des Maîtres), avant de couler dans les eaux de la mastérisation et d’une École Supérieure du Professorat et de l’Éducation (ESPE)…
Bref, de sigle en sigle, au gré des ministres de l’Éducation nationale qui changent avec les gouvernements et donc chacun veut corriger les mauvaises réformes de son prédécesseur, on brouille les repères, on se lasse, on s’égare, les intéressés eux-mêmes ont du mal à trouver leur chemin dans la luxuriante broussaille bureaucratique et acronymique. Le public (le peuple) n’y comprend plus rien.

Un test politique

Détail d’un plan de 1910 situant au 3 Heuplatz (place du Foin) l’emplacement du Lehrerinnenseminar (École normale d’institutrices – protestante – de Strasbourg. Source

Il n’y a plus d’avant… Il n’y a plus d’École normale. Le nom devenu familier et le concept se sont effacés. En allemand, on dit depuis longtemps « Lehrerseminar » – ou Pädagogische Hochschule – et tout le monde comprend. « École Normale rhénane » se dirait Oberrheinisches Lehrerseminar. Après les périodes de repli par manque de volonté générale claire et après le coup qui pouvait être fatal de l’absorption de la région Alsace dans un bloc de l’Est, la perspective d’une nouvelle collectivité alsacienne à vocation européenne réveille l’espoir et stimule l’imagination.
La société civile, souple, sensible, inventive, est toujours en avance sur la politique, pétrifiée dans ses structures et entravée par des calculs électoraux. Sans attendre, dans le souffle de l’esprit d’ouverture et pour répondre à des besoins économiques et sociaux manifestes, de nombreuses initiatives de partenariats franco-allemands ont déjà été prises en marge, des échanges sont pratiqués entre les écoles et au niveau universitaire. Il y a les filières Abi-bac et il y a Eucor, le campus européen, Confédération européenne des universités du Rhin supérieur. Par exemple, des étudiants font une première année de licence d’allemand à l’Université de Haute Alsace (UHA) de Mulhouse, suivie à Fribourg d’un premier semestre théorique de sciences de l’éducation et puis d’un second de stages dans les écoles des environs. Retour en 3e année à l’UHA, pour les sciences de l’éducation enseignées en français. Ensuite, la préparation du master, un an à Fribourg, un an à Colmar. En fin de course, habilitation à enseigner aussi bien en Allemagne qu’en Alsace France.
Si de tels dispositifs existent – déjà – et donnent satisfaction, que demander de plus à une École Normale « rhénane » ? La clarté et l’affichage pour l’Alsace d’une politique culturelle déterminée. Construire et ouvrir une telle Ecole, c’est la seule solution durable au problème du recrutement d’enseignants LCR bilingues. « Construire » ne veut pas dire forcément bâtir des murs. Pour commencer, on mettra sur pied une banque de données et un télé-enseignement. Cela ne va pas coûter à la Collectivité les yeux de la tête ! Mais la fondation d’une telle Ecole Normale ou de quelque chose de semblable sera comme un test pour la CEA qui devra prouver la réalité de ses pouvoirs particuliers.

Jean-Paul Sorg

Bibliographie

Claude Muller, L’Alsace napoléonienne 1800-1815, I.D.L’Edition, 2012. Victor Hell, Pour une culture sans frontières, L’Alsace, une autre histoire franco-allemande, bf éditions 1986.

Texte paru d’abord dans L’Ami-Hebdo, Strasbourg, 20 et 27 septembre 2020.

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Claude Vigée (1921-2020)

Le poète Claude Vigée, né Claude Strauss à Bischwiller (Bas-Rhin) le 3 janvier 1921 est décédé le 2 octobre 2020 à quelques mois de son centième anniversaire.
Je republie deux textes de lui que j’avais commenté sur le SauteRhin. On pourra s’y reporter. Le premier est un poème : Soufflenheim dans lequel il évoque la Heimat des Hauches, la Heimat du souffle. Dans le second, il parle de son rapport au dialecte alsacien, idiome dans lequel il a également écrit.

Soufflenheim

Sans lit, sans fond
la rivière du souffle coule
invisible, sous la grange de brique ancienne,
la demeure du temps.

Ceux qui sont nés dans la boue adamique du Ried
sont voués pour toujours au travail double
du potier et du poète :
pétrir la pâte terrestre, modeler la glaise informe,
et puis germer dans la lumière matinale,
inventer les formes justes qui respirent,
réussir l’insufflation soudaine du vide
au cœur de la tourbe charnelle,
dans cette masse de limon lourde et mouillée,
ruisselante d’une opaque noirceur !

Tout lieu natal est travaillé
par la rivière du souffle
débordant sur l’obscur continent souterrain :
la matrice de l’origine
devient le globe
encore lourdement chthonien,
mais déjà rayonnant,
d’un vase.

Il résonne au milieu du feu
qui le peuple et l’enserre :
espace de musique habitable,
île de terre
ferme, où l’esprit-saint s’est pris soudain au piège
entre les parois rondes et sonores
dont la ténèbre a bu les vibrantes couleurs.
Voici notre maison nouvelle
modelée dans la face humaine :
devant un ciel d’oiseaux tissés dans les nuages,
l’haleine d’un visage.

Heimat des Hauches, endlos
sans rives ni frontières
la rivière du souffle coule
taciturne, sous la chape d’argile crue,
la demeure du sang.
Le corps muet me tourne sur sa roue.
J’habite la maison d’un potier du silence.

Claude Vigée : Pâque de la Parole , Flammarion, Paris, 1983

Patois et dialectes

« Patois et dialectes, reliquats d’une existence proche du sol natal, sont de bonnes écoles de silence. On y fait, mieux qu’en Sorbonne ou dans les cocktails des grands éditeurs parisiens, l’expérience originelle de l’être-au-monde humain. Cette réalité première affleure, avec une peine et une lourdeur qui sont l’indice de l’authenticité, dans notre dialecte fruste, pauvrement articulé, au vocabulaire réduit à l’essentiel (c’est-à-dire à l’immédiat quotidien), inapte à la formulation de toute notion abstraite. Langage de la présence : à peine un langage en somme… Dans la période où se forme l’esprit, nous sommes affligés là d’une sorte de pré-langage, enfantin par nature, qui conserve à travers la désignation naïve du visible, un reste de leur dignité première aux choses d’ici-bas. L’usage de ce dialecte dans nos jeunes années nous marque au sceau de l’inachevé, de l’informe, qui est aussi celui de l’origine vitale et du devenir indéterminé, béants sur l’avenir. (…) » Vue dans cette perspective inhabituelle, la situation du poète alsacien d’expression française, si difficile à tant d’égards – ce serait aveuglement ou mauvaise foi de le nier – comporte peut-être de grands avantages intérieurs. Son manque total de moyens à l’origine, sa longue paralysie expressive due à la carence des éléments fondamentaux du langage, la lutte qu’il doit soutenir au départ contre le mutisme dans l’ordre de l’art, ces douteuses richesses négatives peuvent, s’il ose en saisir le sens spirituel, dur mais purifiant, lui servir un jour de garantie, de vérité humaine et poétique. Il sera moins tenté de se payer de mots, car il les aura gagnés chèrement sur un exil linguistique complet – le dialecte étant, plutôt qu’une autre langue, l’absence de toute langue adulte capable d’exprimer la condition humaine – en renversant des obstacles à première vue insurmontables. Un mot qui est d’abord vécu en creux, comme une souffrance et un combat acharné, ne sera pas galvaudé à la façon d’un héritage gratuit. Le langage nouveau, ainsi conquis sur le silence, comptera, au lieu de conter seulement. (…) Par un apparent paradoxe, le succès de cette tentative originale dépend de la conservation du dialecte en nous-mêmes. Il nous faut à tout prix garder la maîtrise de ce pré-langage, étouffant pour qui s’y limite, providentiel si l’on en tire force et subsistance pour de plus hautes métamorphoses. Il est notre instrument original de plongée dans l’être et constitue, de ce seul fait, un héritage irremplaçable. En même temps, nous ferons bien de briser ses bornes étroites, de transposer les ressources qu’il nous procure dans la sphère d’un langage adulte et suffisamment articulé pour dire le tout de l’expérience humaine.

Claude Vigée : La lune d’hiver, Flammarion, Paris, 1970

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A propos du livre Bifurquer : 1. Qu’appelle-t-on bifurquer ?

Après un préambule sous forme d’un voyage remontant le Danube sous le signe de Hölderlin, j’entre dans l’examen du livre Bifurquer proprement dit avec une approche de la notion même de bifurcation. Et en repartant de Hölderlin.

L’Y est une lettre fourchue, bifurquante comme ce pin noir d’Autriche

BIFURQUER verbe intransitif. XVIe siècle, se bifurquer ; XIXe siècle, intransitif. Dérivé savant du latin bifurcus, « en forme de fourche ».
1. Se diviser en deux branches.
2. Abandonner une voie pour en suivre une autre, divergente.

Ou comme l’écrit Friedrich Hölderlin comme pour illustrer cette seconde acception :

« …L’autre
Le Rhin, sur le côté
S’est en allé. »

(Friedrich Hölderlin : L’Ister.Traduction Kza Han et Herbert Holl)

Sur le côté s’en est allé. Comme je l’ai évoqué, Hölderlin s’est intéressé à la bifurcation comme changement de direction et de métamorphose. A l’image de celle du Rhin qui, d’abord va vers l’orient, se dés-oriente puis se ré-oriente vers le nord au terme d’une péripétie au sens dramaturgique du terme : un changement subit de situation dans une action dramatique. Ce faisant, il passe de son état de « jouvenceau déchaîné » à l’âge adulte. Mais je vais m’intéresser à un autre poème de Hölderlin : Patmos dont est souvent extrait une phrase assez mal interprétée et qui voudrait qu’il suffirait de s’approcher du danger pour que se déclenche ce qui sauve.

« Wo aber Gefahr ist, wächst
Das Rettende auch »
.

« Mais aux lieux du péril croît
Aussi ce qui sauve »

L’horizon est eschatologique comme l‘indique déjà le titre du poème :Patmos. Selon la Bible (Apocalypse 1:9), c’est là que l’apôtre Jean reçut de Jésus la révélation qui prit le nom d’Apocalypse. Hölderlin répond à une demande du Landgrave de Hombourg, perturbé dans son piétisme par les nouvelles exégèses de la bible dans lesquelles il ne se retrouve plus. Les nouvelles connaissances des langues lui paraissent édulcorer la force poétique du message biblique. La philologie comme désenchantement ! Aussi demande-t-il au poète Friedrich Gottlieb Klopstock l’auteur de La Messiade, de redonner vigueur au texte biblique. Celui-ci âgé de 78 ans décline. Hölderlin prend le relais non pour accéder à son désir mais pour lui répondre.

Saint Algorithme, priez pour nous

Revenons à l’extrait où il est précisément question d’élévation dans un horizon borné. L‘abîme est entouré d’un amoncellement de « sommets du Temps » (Gipfel der Zeit), et donc, si je comprends bien d’une finitude du temps, d’un temps spatialisé, l’image étant celle des montagnes. Seul l’envol, peut être ce que Achillle Mbembe appelle un « acte vibratoire », « d’imagination radicale », permet de retrouver l’infinitude du temps. A force d’être trop proche de dieu voire à vouloir se prendre pour lui, à vouloir le quantifier, lui l’incalculable, il s’éloigne. Sa proximité le dissipe. En l’absence de cette élévation, à défaut d’esprit, les humains se déshumanisent. Dans un échange avec le romancier Alain Damasio, Bernard Stiegler évoque « ce quelque chose qui va plus vite que la vitesse mathématique » : « C’est la vitesse infinie, ce que Kant appelle la raison. La raison ne calcule pas, elle se repose certes sur l’entendement qui lui calcule mais elle, elle va au-delà du calcul. C’est la vitesse du désir, c’est la liberté, c’est notre capacité à bifurquer ».

Je n’avais pas, jusqu’à présent, fait attention à ce wo, à ce là où, qui, en quelque sorte évoque une localité de bifurcation. Cela ne fonctionne pas dans l’universel mais dans une fragmentation (Yuk Hui). Là où est le danger, ci-dessus traduit par aux lieux pluriel du péril, pousse – et commence par germer – aussi ce qui sauve. Ainsi parla le poète Hölderlin.

Detlef B. Linke  a lu Hölderlin du point de vue des neurosciences et dans le contexte d’un art de vivre. Il considère que le fameux passage sur le danger et ce qui sauve, ne veut pas dire qu’il suffise d’attendre que nous soyons au fond du fond du trou pour espérer voir surgir un renversement. De tels retournements ou rebonds « dialectiques » sont illusoires. Une telle interprétation fréquemment rencontrée repose sur une mauvaise citation par laquelle il m’est arrivé d’avoir été moi-même piégé. Celle-ci voudrait que « près du danger grandit / Ce qui sauve aussi ». Cela veut dire que le chaos contient quelque part une solution, du chaos peut naître une direction nouvelle. En défaisant les anciennes connexions cérébrales, il permet de « sortir des frayages neuronaux », (Alain Damasio), d’en mettre en place de nouvelles et de sortir d’une voie sans issue, d’imprimer à la pensée un tournant, un changement de direction, une bifurcation. Pour être plus précis encore, je traduis une partie du passage en question :

« Plus nous nous enfonçons dans une difficulté, plus ces problèmes (par exemple l’addiction) se frayent un chemin sans pour autant que les mécanismes de ce frayement ne conduisent d’eux-mêmes à un transbordement [Umschlag]. Il faut cependant retenir le fait que notre système nerveux dispose d’un potentiel de transcodage [Umkodierung], mais celui-ci ne conduit pas forcément à un simple schéma de renversement, de retournement [Umkehrschema]. Car, quand les difficultés sont les plus grandes, le code, lui aussi, entre en turbulences. C’est là que réside une chance. La théorie du chaos pense que ce sont précisément les états chaotiques du cerveau qui peuvent conduire à un nouvel état ; cela veut dire que là où est le danger, la menace induite par le chaos, si l’on veut, s’amorce déjà un sauvetage. D’une certaine façon, le chaos lui-même peut déjà être le sauvetage en ce qu’il est le lieu où se dessine la sortie d’une voie sans issue. La manière dont se poursuivra le chemin ne peut cependant pas être décrit avec les schémas conceptuels de la métabolie [ i.e. mouvement de reptation de certaines cellules] voire de la dialectique. Ce qui s’ensuit puise certes dans les possibilités accumulées dans le cerveau mais reste, si l’on veut, dans le même. Accepter cette incertitude signifierait perdre la peur devant le chaos (peut-être aussi devant le feu d’impulsions nerveuses non codées) pour s’engager dans le nouveau. N’admettre, ce faisant, que l’image du retournement, du transbordement ou de la dialectique signifierait sous-estimer les possibilités de liberté placées dans nos compétences. »

(Detler B. Linke : Hölderlin als Hirnforscher [Hölderlin chercheur en neurosciences]
Suhrkamp pages 15-16. Traduction Bernard Umbrecht)

C’est en clair de bifurcation et de capacité à le faire qu’il est question. Et d’une bifurcation conçue comme une liberté dont il faut créer la possibilité car elle n’a rien d’automatique.

Cet extrait pose cependant quelques questions. Sur l’origine du chaos, par exemple. Le désordre évoqué dans le texte est l’une des dimensions de l’entropie. Qu’est ce qui provoque des court-circuits mentaux ? A cela nous pouvons répondre que ce sont les chocs produits par les disruptions technologiques. Dans son livre Proust et le calamar, qui retrace « l’histoire sans fin du développement de la lecture », Maryanne Wolf montre combien la plasticité du cerveau lui permet sa métamorphose en fonction de l’invention de nouvelles techniques d’écriture. Le point de départ de ces dernières se situe dans la capacité de compter les chèvres. Cela s’est poursuivi avec les hiéroglyphes, l’invention de l’alphabet jusqu’au numérique d’aujourd’hui qui pose de redoutables questions quant aux capacités de lecture profonde. Ce qui sous-tend cette faculté est « la capacité du cerveau d’établir de nouvelles connexions de structures et de circuits originellement consacrés à d’autres processus cérébraux fondamentalement intégrés depuis plus longtemps dans l’évolution humaine ». Elle ajoute : « Nous savons maintenant que chaque fois que nous acquérons une nouvelle compétence, des ensembles de neurones créent de nouvelles connexions et s’ouvrent des voies inédites ». Ailleurs, elle écrit que « lire n’a jamais été un automatisme ». Cela suppose l’acquisition de compétences, de savoirs qui permettent d’adopter ces techniques et de les lier à des aptitudes cognitives nouvelles.

David M. Berry appelle minding ce qu’il définit «  comme une faculté de synthèse dans l’application de la raison qui ouvre la possibilité pour une décision ». Il ajoute que :

« c’est précisément cette capacité que les technologies numériques ont tendance à saper, en la substituant par des capacités analytiques artificielles qui contournent la fonction de la raison. Celles-ci prennent alors littéralement le pas sur les facultés cognitives humaines en court-circuitant les décisions individuelles par la production d’une suggestion algorithmique »
(David M.Berry : Smartness et le tournant de l’explicabilité in Le nouveau génie urbain. FYP Editions 2020. p 33)

Et cela à une vitesse bien supérieure à celle du cerveau.

La seconde question que soulève le texte de Detler B. Linke est celle de savoir dans quelle mesure et dans quelles condition la bifurcation peut être ou devenir individuelle. Il faut introduire ici le concept de transindividuation, défini dans la citation qui suit, à partir de celui de pharmakon, c’est à dire ce qui apparaît d ‘abord comme poison, toxique et qu’il faut faire bifurquer en remède. Dans son dialogue avec Maryanne Wolf inclu dans le livre cité, Bernard Stiegler dit :

« Lorsque apparaît un nouveau pharmakon inconnu des cerveaux qui vont avoir à le pratiquer, vous [M.Wolf] montrez qu’un travail de réorganisation cérébrale s’impose. Mais ce travail lui-même ne peut s’accomplir positivement – c’est à dire sans détruire les circuits formés par des pharmaka antérieurs – que si la société produit de nouveaux circuits sociaux, que j’appelle donc des circuits de transindividuation [i.e. qui articulent l’individu, le collectif et le milieu technique et symbolique], tels qu’ils favorisent une adoption individuelle et cérébrale en quelque sorte certifiée et garantie par des savoirs prescrivant de bonnes pratiques du nouveau pharmakon.
Bonne pratiques signifie ici pratiques exposées à la critique des pairs et à l’argumentation rationnelle, elle-même reposant sur l’histoire critique des disciplines. De nos jours, en raison de la vitesse foudroyante de l’évolution technologique et de ce que l’on appelle la disruption, ce travail de prescription ne se fait plus, et c’est là une question de politique de l’évolution cérébrale autant que de l’évolution sociale, telles qu’elles sont en vérité indissociables ».

(Marianne Wolf : Proust et le calamar.Éd. Abeille et castor, 2015 [2007, trad. de l’anglais par Lisa Stupar. P.326)

Tel est l’enjeu contemporain avec le numérique.

Dans la préface à la nouvelle édition de La technique et le temps (Fayard), Bernard Stiegler raconte l’une de ses propres bifurcations noétiques. Alors qu’il était immobilisé à la suite d’une opération de la colonne vertébrale se produit un déclic de compréhension d’un texte d’Immanuel Kant auquel il affirme n’avoir jusqu’ici rien compris :

« Étendu face à une anse magnifique située au sud de Piana et de ses fameuses calanques vermillon, sur la côte occidentale de l’île de Beauté, non loin du non moins magnifique hôtel des Roches rouges, ayant donc lu tout récemment le livre de Heidegger sur Kant que j’avais pris avec moi, je me remis à lire pour la je-ne-sais-combientième fois la « Déduction transcendantale » dans l’édition de 1781 de Critique.
C’est alors que se produisit, dans cet état très singulier de désinhibition et de suspension des circuits noétiques établis que provoquent parfois les accidents, les maladies, les drogues, etc., une bifurcation dans laquelle mon travail dans son ensemble s’engagea pour une nouvelle étape : celle où je me mis à interroger le schématisme et la catégorisation du point de vue de la rétention tertiaire — dont le concept émerge dans La faute d’Épiméthée et en vue de critiquer Être et Temps, et dont je retrouvai tel quel le problème dans la lecture heideggerienne de Kant ». (p.10)

Les clés sont rouillées. Et les concepts vermoulus.

Foto: Schreibmaschine in einer verlassenen Fabrik, Sommer 2019. ( Machine à écrire dans une fabrique abandonnée) © Annette Vowinckel.

Selon l’auteure de cette photographie, le plus ancien tapuscrit date de 1808. La machine a écrire qui constituait une innovation technique pour Nietzsche comme le télégraphe, dont il disait que nous n’en avions pas tiré les conséquences, est aujourd’hui obsolète. De même, les savoirs sont « vermoulus ». Ils ont été « dénaturés, vermoulus et finalement épuisés au cours de la dernière décennie en étant dogmatisés comme automatismes, et ne pouvant plus supporter l’énorme poids du réel anthropique – c’est-à-dire exosomatique – écrasant l’humanité qui l’a produit ». (Bernard Stiegler : Démesure, promesses, compromis 3/3)

Faire bifurquer les savoirs scientifiques eux-mêmes.

La question n’est pas d’inventer de nouveaux outils techniques – il s’en invente de toute façon à une allure de plus en plus rapide et toujours en avance sur les sociétés. Elle est de tirer les conséquences de ceux qui disruptent nos anciennes conceptions. Ce qu’il nous faut ce sont de nouveaux outils conceptuels. Renvoyer à la lampe à huile ceux qui interrogent ces ruptures accélérées relève d’un pathétique déni, vieux comme l’ancien monde. L’incapacité à faire des choix autres que ceux des marchés conduit au plus vulgaire des mimétismes : il faut le faire parce que les autres le font. C’est technique et donc pas politique, a encore ânonné l’adjointe au numérique de la ville de Mulhouse, entérinant ainsi la destruction de la politique de la cité et de son intelligence par les technologies. La bifurcation n’est pas un renversement dialectique comme cela a déjà été évoqué. De même les métaphores ferroviaires, le fait de tirer la sonnette d’alarme ou d’actionner le frein, voire faire marche arrière ne fonctionnent plus. Avec ou sans frein, la fameuse locomotive de l’histoire est sur de mauvais rails.

J’entends un peu trop souvent dire qu’il ne serait plus temps de réfléchir, qu’il faut agir. Or, non seulement penser, qui est aussi panser, est aussi une façon d’agir, mais c’est d’abord sur le plan des savoirs qu’il faut bifurquer face a leur prolétarisation généralisée.

«Les savoirs, quels qu’ils soient (savoir vivre, faire ou concevoir) sont des sphères qui produisent de la néguentropie. Un savoir est ce qui est capable de bifurquer à partir de lui-même. Les savoirs sont cependant tous devenus, dans la société industrielle, de près ou de loin, des fonctions de production ou de consommation qui ont transformé ces savoirs en systèmes informationnels clos sur eux-mêmes, poursuivant ainsi la division industrielle du travail dans tous les champs de l’activité, et non seulement ceux de la production. Cela a conduit à une autonomisation des savoirs devenus informations, oblitérant toute convergence entre les savoirs, c’est-à-dire tout horizon commun de finalité ».
(Cf Entretien avec B. Stiegler )

« Militant du concept »(Paul Virilio)

Le hasard a voulu que tentant de mettre un peu d’ordre – néguentropique – dans le capharnaüm – entropique – de mes archives, je suis tombé sur une lettre que m’avait envoyée Paul Virilio. Elle est datée d’octobre 1987. Il y notait le caractère « dépassé » de l’aspect militant au sens ancien. Il ajoutait :

« cela ne veut pas dire que le travail de conviction s’achève, mais plutôt que ce travail n’existe, aujourd’hui, qu’au niveau de la fabrication de concepts. Militant du concept et non plus uniquement de la mémoire ouvrière ! Trop d’archivistes, de militants de la BN, nous ont enfoncés dans le passé, les vieilles analyses, il faut s’en sortir et vite, sinon c’est la mort par inanition intellectuelle ».

En 1987 !

C’est de tout cela qu’il est question dans le livre Bifurquer que l’on pourrait qualifier d’œuvre de militants du concept. Il frappe par sa foisonnante pluridisciplinarité regroupant dans une élaboration collective biologistes, mathématiciens, économistes philosophes, juristes…- une soixantaine – originaires de quinze pays.

Le livre Bifurquer et son sommaire

Le livre s’ouvre sur une lettre de l’écrivain Jean-Marie Gustave Le Clézio envoyée à Bernard Stiegler à l’occasion de la création de lAssociation des amis de la génération Thunberg

« Le mérite de Greta [Thunberg], et de tous ceux qui soutiennent son combat — rappelons-nous le sens du mot écologie, la science de la maison, puisque le monde après tout est notre seule maison— c’est de nous placer devant cette urgence, cette absolue nécessité : examiner nos valeurs maintenant, faire nos choix sans plus tarder, décider nous-mêmes de notre avenir et de celui de nos enfants. Cela s’appelle la vérité, tout le reste n’est qu’un vain discours, une chimère destructrice, une mascarade sans issue ». (Bifurquer p 9)

Suit la lettre de Hans Ulrich Obrist, directeur artistique des Galeries Serpentine de Londres où a démarré le travail du collectif Internation et Bernard Stiegler au Secrétaire général de l’ONU. Partant du constat d’une inquiétante incapacité à « changer de cap », elle affirme que cette incapacité tient, telle est la thèse, à « l’absence d’un cadre théorique » adéquat :

« Nous soutenons que le manque général de volonté est le symptôme d’une profonde désorientation quant aux défis posés par l’époque contemporaine, celle de l’Anthropocène. L’absence d’un cadre théorique nous permettant d’avoir une juste compréhension de ces défis fait obstacle à la réalisation d’actions susceptibles de renverser véritablement les tendances qui menacent la biosphère. Notre principale thèse est que l’ère Anthropocène peut être décrite comme une ère Entropocène, dans la mesure où elle se caractérise avant tout par un processus d’augmentation massive de l’entropie sous toutes ses formes (physique, biologique et informationnelle). Or, la question de l’entropie a été négligée par l’économie mainstream [dominante]. Nous pensons par conséquent qu’un nouveau modèle macro-économique conçu pour lutter contre l’entropie est requis ». (P 12)

Comme le rappelait récemment l’ONU, aucun des objectifs définis il a dix ans en matière de protection de la biodiversité n’a été atteint.

Bifurquer = Sortir de l’oppression étouffante du tout calculable industrialisé et globalisé transformant nos milieux en « casinos pour l’esprit ».

Il est urgent de bifurquer dans une alternative conceptuelle à la doctrine du choc libertarienne déployée depuis la Silicon Valley

Décarboner et déprolétariser dans une seule et même démarche.

Pour combattre le réchauffement climatique, le déclin de la biodiversité ainsi que tous les désordres produits par les débordements de l’Anthropocène, aussi appelé par certains Capitalocène, il faut s’engager dans une modification « en profondeur » des « modèles scientifiques qui dominent l’économie industrielle depuis la fin du XVIIIeme siecle ». (Bifurquer p 22). Ces modèles reposent sur la physique newtonienne et font fi des lois de la thermodynamique et de la question de l’entropie.

Bifurquer signifie donc transiter vers la constitution d’une nouvelle économie politique valorisant – y compris dans leur dimension économique et comptable – les savoirs en ce qu’ils sont néguentropiques et déprolétarisés à partir de pratiques locales à leurs différentes échelles. Cela implique de repenser la question du travail en distinguant ce qui en grec se nomme ergon et signale ce qui produit un ouvrage, une œuvre, un investissement dignes de l’homme et ponos le labeur (peine), car

« en travaillant, les individus se relient collectivement et inter-générationnellement : ils se co-individuent et se trans-individuent en se transmettant des savoirs, et développent des capacités singulières à travers lesquelles ils participent à la transformation des savoirs eux-mêmes en les faisant bifurquer vers de nouvelles directions. Ces bifurcations improbables(ne pouvant être générées par de simples calculs) viennent enrichir le réel de façon irréductible à de simples algorithmes et permettent de lutter contre les effets entropiques de la standardisation massive, en produisant de la diversification des comportements et des pratiques, et la transformation des règles et des institutions. […]Il s’agit désormais et en conséquence d’élaborer un modèle économique et comptable qui soit capable de reconnaître la valeur positive de ces bifurcations comme production de savoirs néguentropiques » (Bifurquer pp 131-132).

Travailler = se mettre en capacité de créer de l’improbable

Pour re-mondialiser, au sens de refaire un monde face à l’immonde, ce que la globalisation a détruit en éliminant les échelles locales et la diversité de leurs savoirs par l’uniformisation, la standardisation technologiques manipulant les goûts, les opinions et les comportements par des algorithmes, les auteurs proposent comme démarche la multiplication de territoires laboratoires pratiquant la recherche contributive. Ces territoires apprenants contributifs dont un premier a été mis en place à Plaine Commune, en Seine Saint-Denis, associent chercheurs, acteurs économiques, culturels et sociaux des territoires avec la population pour inventer un à-venir repensant le travail non comme le fait d’en avoir un mais d’en faire un.

« Sont dits apprenants des territoires qui créent les conditions pour que leurs habitants puissent pratiquer les savoirs nécessaires au déploiement de nouvelles activités au service de la lutte contre l’entropie. Sont appelés habitants les populations résidentes, les associations, les acteurs économiques, les institutions et les administrations. Les habitants contribuent à repenser l’économie face aux réalités de l’automatisation et de la réduction des emplois salariés. Dans ce nouveau contexte, ils permettent aux acteurs économiques du territoire de réorganiser leur économies et aux fonctions afférentes des institutions, associations et services publics de contribuer à ces réorganisations ; ainsi se mettent en place des chantiers (appelés ateliers) qui initient de nouveaux cadres institutionnels garantissant l’émergence d’activités anti-entropiques, lesquelles recréent une solvabilité des territoires en générant de nouveaux savoirs, et donc de nouvelles richesses » (Bifurquer p.139)

Il n’y a pas de recette magique. Le travail commencerait par un inventaire du déjà-là qu’il conviendrait de soigner et qui fait émerger des problématiques territoriales. Bien entendu ces territoires ne sont pas conçus de manière autarcique mais ouverts aux autres dans leurs différentes échelles.

Pour me résumer en revenant à Hölderlin et en anticipant un peu les prochains articles, je dirais qu’aux lieux des dangers provoqués par les processus entropiques peuvent naître des bifurcations néguentropiques. Il faut pour cela, comme l’évoque le poète dans l’extrait précité de Patmos, en appeler à un Genius. Au(x) génie(s) du/des lieux. « Soyons géniaux quant aux lieux », disait Bernard Stiegler dans l’un de ses derniers séminaires (30.04.2020)

Et je terminerai cette présentation générale par les trois petites phrases d’Henri Bergson données à méditer dans le livre (p. 56) :

Je reviendrai vers le livre avec trois focus sur son contenu. Le premier concernera la question de l’entropie / anthropie, Anthropocène, exosomatisation, néguentropie, suivie par celle des localités, puis suivra le problème du capitalisme dopaminergique et de la désintoxication planétaire.

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Remonter le Danube jusquà Vukovar avec Bernard Stiegler

J’avais prévu de commencer à parler de Bifurquer, l‘ouvrage collectif publié par le collectif Internation sous la direction de Bernard Stiegler. Je voulais le faire à mon façon habituelle à cheval sur le Rhin et en l’occurrence sous le signe de Hölderlin en repartant de ce que j‘avais écrit sur son poème l‘Ister dans lequel le poète parle de la bifurcation du Rhin. Un commentaire de mon texte sur Bernard Stiegler m‘a remis en mémoire le film The Ister, ponctué par le poème de Hölderlin et les interventions, avec d’autres, du philosophe. Un retour sur le film constituera, du coup, une sorte de préambule à l’examen de Bifurquer.

My name is Bernard Stiegler (Prononcez avec une chuintante [ʃ] et allongez le i : Chtiegler). Le kléos

Si dans la suite de ce texte, je présenterai les extraits dans l’ordre chronologique, je mets en exergue le passage dans lequel Bernard Stiegler assume la part allemande de son ascendance. Il permet par ailleurs de situer la date de l’enregistrement : le jour de son 48ème anniversaire, soit en 2000.

L’humain est un processus d’adoption, adopter un enfant, le passé des parents, grands parents mais aussi la technique. Une vidéo incrustée évoque l’attachement de Bernard Stiegler aux questions intergénérationnelles. qu’il traitera plus spécifiquement dans son livre : Prendre soin de la jeunesse et des générations, dédié à ses parents. Flammarion 2008)

[Hors film] Le kleos de la grand-mère Léonie

« Depuis l’Hadès, topos d’où ceux qui sont morts forment la nécromasse noétique, d’où ils ressurgissent intermittemment comme “ revenance des esprits“ ou de “l‘esprit“, les morts nourrissent et protègent les vivants qui tentent de garder la mesure de leur place, de leur situation, de leur condition, et cette nourriture est inséparable de leur kléos – de ce qui traduit leur transindividuation, c‘est-à-dire leur inscription dans la mémoire commune où ils forment ce que Simondon nomme donc le préindividuel.
Le kléos de Socrate, par exemple, est immense ; il est connu et reconnu dans le monde entier. Le kléos de Léonie ma grand-mère paternelle est moins connu, mais il m‘a marqué ainsi que la plupart de ses descendants : il nourrit le présent ouvrage. En cela, je poursuis l’individuation de Léonie sur un mode “spirituel“. Cette spiritualité relève de l‘hypermatière (par exemple, la photographie ci-dessus) [elle est reproduite dans le livre] : ce n‘est pas une force surnaturelle, du moins au sens habituel – car il s‘agit de quelque chose qui, venant s‘ajouter à la “nature“ (comme un “supplément“ en ce sens), est en cela une sur-nature.
Ce sont les rétentions tertiaires qui rendent possibles cette sur-nature et la sur-naturalité de l‘esprit – et, avec lui de la raison. Les rétentions tertiaires, ce sont les traces produites délibérément par des artifices et comme des artifices – par exemple, la sépulture, c‘est à dire le tombeau, ou la tombe, qui est une trace à même le sol, et qui, dans nombre de sociétés, jalonne en cela le territoire d‘un groupe qui désigne ce qui a ainsi été jalonné comme étant sa “terre ancestrale“. Ainsi se constitue ce que l‘on appelle la “culture“ parce qu‘il faut le cultiver.
Pour cela il faut honorer ses morts »

(B.Stiegler :  Qu’appelle-t-on panser ? 2 La leçon de Greta Thunberg. Pp 25-26. Editions les Liens Qui Libèrent. 2020)

C’est ce que nous apprend Antigone

The Ister [Le Danube], un film de David Barison et Daniel Ross
(Melbourne, Australie, 2004)

Synopsis

L’ISTER est le nom grec du Danube. The Ister, le film, est un voyage de 3000 km au cœur de l’Europe, depuis l’embouchure du Danube sur la Mer noire jusqu’à sa source dans la Forêt Noire allemande. L’itinéraire se fait à rebours du cours du fleuve. Il est ponctué, supporté, par le poème de Friedrich Hölderlin, L’Ister, et par la lecture qu’en fit, en 1942, le philosophe Martin Heidegger, qui en 1933 avait prêté serment d’allégeance au nazisme.

« La discussion présentée dans THE ISTER couvre un large éventail de thèmes – technologie, mortalité, politique, guerre, la poésie – mais ce qui cristallise ces thèmes, c’est le souci du temps et du lieu. Ce qui rend la pensée de Heidegger ouverte aux approches cinématographiques est fondamentalement ce rapport au temps et au lieu. Ce que le Danube offre aux cinéastes est quelque chose qui n’est pas facilement présentable dans d’autres médias. Ce n’est pas seulement le débit de l’eau, ou le fleuve en tant que métaphore de la vie ou du cosmos. Ce n’est pas seulement que, le long de la rivière, il y a la possibilité de découvrir des images historiques provocantes – les ruines d’une colonie grecque en Roumanie, les ponts yougoslaves bombardés par l’OTAN, un camp de concentration construit sur une carrière, un temple massif du 19ème siècle construit pour marquer la « parenté » entre l’Allemagne et la Grèce antique. Ce que le cinéma offre, c’est la possibilité de transmettre la manière dont la pensée de Heidegger, de Hölderlin, de ceux qui parlent dans le film, existe dans un monde de temps et de lieu, du Danube et de l’Europe. Que la possibilité même d’une telle pensée réside dans ses conditions temporelles et géographiques est en soi une notion heideggérienne. »

(David Barrison et Daniel Ross : Extrait du dossier de presse)

Les auteurs ont fait le choix de trois philosophes français ayant tous un rapport critique avec la philosophie de Martin Heidegger : Jean-Luc Nancy, Philippe Lacoue-Labarthe et Bernard Stiegler, ainsi que d’un cinéaste allemand, Hans-Jürgen Syberberg, qui accompagnent ce voyage.

The Ister est divisé en cinq chapitres, plus un prologue et un épilogue.

• Prologue. Le mythe de Prométhée, ou la naissance de la technique. Où Bernard Stiegler raconte le mythe de Prométhée [et celui inséparable d’Epiméthée]
• Chapitre 1. Maintenant vient le feu! Où le philosophe Bernard Stiegler conjugue technique et temps et nous guide de l’embouchure du Danube à la ville de Vukovar
• Chapitre 2. Ici nous souhaitons construire. Où le philosophe Jean-Luc Nancy aborde la question de la politique et nous guide à travers la République de Hongrie.
• Chapitre 3. Quand l’essai est passé. Où le philosophe Philippe Lacoue-Labarthe nous conduit de la technopolis de Vienne jusqu’aux profondeurs du camp de concentration de Mauthausen, confrontant la déclaration la plus choquante d’Heidegger sur la technique.
• Chapitre 4. The rock has need of cuts. Où le philosophe Bernard Stiegler revient nous guider plus loin dans la questions de la mortalité et de l’histoire, alors que nous ressortons de Mauthausen vers la Befreiungshalle (Salle de la libération) »
• Chapitre 5. Ce que la rivière fait, personne ne le sait. Où l’artiste et réalisateur allemand Hans-Jürgen Syberberg nous guide à travers le haut Danube, jusqu’à la source du fleuve et au-delà.
• Epilogue. Heidegger lit Hölderlin. Heidegger lit l’hymne d’Hölderlin, « Der Ister. »

Je ne développerai pas tout cela et me concentrerai sur les contributions de Bernard Stiegler. Une précision importante : le film est australien, si la parole des philosophe est en français, il est sous-titré en anglais et donne beaucoup à lire en anglais. Il n’existe pas de version autre.

[Pas de côté à propos du Danube]
Ister, en latin Hister, en grec ancien Ἴστρος  Istros, désignait dans l’Antiquité le cours inférieur du Danube depuis les Portes de fer (Gorges du Danube qui séparent les Carpates des Balkans) jusqu’au delta, en Roumanie. Le dieu grec du fleuve, Istros, a été supplanté par le romain Danuvius. Le fleuve – en allemand son nom est féminin, Die Donau – prend ses sources en Forêt noire et se jette dans la Mer noire. Le fait d’aller ainsi du noir au noir est en soit un appel à la lumière. Maintenant viens, feu ! /Avides sommes-nous / De percevoir le jour, écrit Hölderlin. Le Danube est issu de la réunion, à Donaueschingen, de la Breg et la Brigach. A une cinquantaine de kilomètres de sa source, le Danube disparaît dans une faille où il alimente le bassin du Rhin qui désigne l’autre chez Hölderlin. Le Danube est un des seuls grands fleuves européens (avec le Pô) à s’écouler d’ouest en est, ce que fait d’abord le Rhin aussi avant de bifurquer. « Le Danube, le seul fleuve de notre continent à relier tant de peuples aussi confusément mêlés ; il est le chemin qui relie l’Occident à L’Orient, un mythe autant qu’une réalité, une épopée vers la mer. » (Annik Leroy, « Vers la mer », in Danube-Hölderlin, Éditions La Part de l’OEil, Bruxelles 2002).

Dame Europe

Pour produire un écart dans la vision que nous avons du Danube en Europe, je vous propose cette carte de Dame Europe du 16ème siècle. On y voit la place importante que prend le Danube dans sa verticalité alors que le Rhin est horizontal jusqu’à cette image de racines qui constituent son delta. Vu ainsi, il semble aller de bas en haut et d‘Orient en Occident.

Sébastien Münster : Dame Europe Cosmographie Universelle. Bâle 1544

Une perception bien lointaine désormais. Aujourd’hui :

Le film commence et se termine par l’image d’un canard qui est peut-être un lapin (cf son reflet dans la flaque d’eau) comme le suggère Bernard Stiegler en référence à Ludwig Witgenstein  dans une de ses très discrètes interventions lors de la présentation du film au Centre Pompidou

Le poème de Hölderlin

L’Ister. Le titre du poème a été donné non par Hölderlin mais par son premier éditeur. Cependant, non seulement, dans le texte, le nom du fleuve est donné mais il peut être inscrit dans une série de noms de fleuves dans l’œuvre du poète : Neckar, Rhin, Main, A la source du Danube. Il est composé de 72 vers et est, peut-être, inachevé. Dans le film, Hans Jürgen Syberberg dit que les vers de Hölderlin sont comme les notes d’une partition, des notes données pour les dire. Il est difficile de les lire seul.

Le manuscrit du poème de Hölderlin

Friedrich  Hölderlin

[Der Ister, reconstitution, texte allemand ]

Jezt komme, Feuer !
Begierig sind wir
Zu schauen den Tag,
Und wenn die Prüfung
Ist durch die Knie gegangen,
Mag einer spüren das Waldgeschrei.
Wir singen aber vom Indus her
Fernangekommen und
Vom Alpheus, lange haben
Das Schikliche wir gesucht,
Nicht ohne Schwingen mag
Zum Nächsten einer greifen
Geradezu
Und kommen auf die andere Seite.
Hier aber wollen wir bauen.
Denn Ströme machen urbar
Das Land. Wenn nemlich Kräuter wachsen
Und an denselben gehn
Im Sommer zu trinken die Thiere,
So gehn auch Menschen daran.

Man nennet aber diesen den Ister.
Schön wohnt er. Es brennet der Säulen Laub.
Und reget sich. Wild stehn
Sie aufgerichtet, untereinander ; darob
Ein zweites Maas, springt vor
Von Felsen das Dach. So wundert
Mich nicht, daß er
Den Herkules zu Gaste geladen,
Fernglänzend, am Olympos drunten,
Da der, sich Schatten zu suchen
Vom heißen Isthmos kam,
Denn voll des Muthes waren
Daselbst sie, es bedarf aber, der Geister wegen,
Der Kühlung auch. Darum zog jener lieber
An die Wasserquellen hieher und gelben Ufer,
Hoch duftend oben, und schwarz
Vom Fichtenwald, wo in den Tiefen
Ein Jäger gern lustwandelt
Mittags und Wachstum hörbar ist
An harzigen Bäumen des Isters.

Vieles wäre
Zu sagen davon. Der scheinet aber fast
Rückwärts zu gehen und
Ich mein, er müsse kommen
Von Osten.
Und warum hängt er
An den Bergen gerad ? Der andre
Der Rhein ist seitwärts
Hinweggegangen. Umsonst nicht gehn
Im Troknen die Ströme. Aber wie ?
Ein Zeichen braucht es
Nichts anderes, schlecht und recht, damit es Sonn und Mond
Trag’ im Gemüth’, untrennbar,
Und fortgeh, Nacht und Tag auch, und
Die Himmlischen warm sich fühlen aneinander.
Darum sind jene auch
Die Freude des Höchsten. Denn wie käm er sonst
Herunter ? Und wie Hertha grün,
Sind sie die Kinder des Himmels. Aber allzugeduldig
Scheint der mir, nicht
Freier, und fast zu spotten. Nemlich wenn
Angehen soll der Tag
In der Jugend, wo er zu wachsen
Anfängt, es treibet ein anderer da
Hoch schon und Füllen gleich
In dem Zaum knirscht er, und weithin schaffend hören
Das Treiben die Lüfte,
Zufrieden ist der ;
Es brauchet aber Stiche der Fels
Und Furchen die Erd’,
Unwirthbar wär es, ohne Weile ;
Was aber jener thuet der Strom,
Weis niemand.

[L’Ister, reconstitution, traduction]

Maintenant viens, feu !
Avides sommes-nous
De percevoir le jour,
Et quand l’épreuve
A transpercé les genoux
Il en est un pour sentir la clameur de forêt.
Mais nous chantons depuis l’Indus
Au loin parvenus et
Depuis l’Alphée, longtemps
L’Avenant nous l’avons cherché,
Non sans rémiges il en est un
Au plus proche pour recourir
Sans détour,
Et passer de l’autre côté.
Mais ici nous voulons bâtir.
Car des fleuves rendent arable
Le pays. Quand, c’est-à-dire, des herbes poussent
Et vont à iceux y
Boire les bêtes en été,
Des hommes aussi vont là.

Mais on nomme celui-ci l’Ister.
Bellement il habite. Brûle des colonnes le feuillage.
Et se meut. Sauvagement elles se
Tiennent dressées, les unes les autres ; par-dessus,
Seconde mesure, en ressaut
De rocs le toit. Ainsi ne
M’étonne qu’il ait
Convié Hercule à séjourner,
Loin resplendissant, à l’Olympe en bas,
Comme pour se chercher de l’ombre lui
Venait de l’Isthme brûlant,
Car pleins de courage ils étaient
Là-même, mais il faut, à cause des esprits,
De la fraîcheur aussi. Ce pourquoi celui-là s’en vint plutôt
Aux sources d’eau ici et rivages jaunes,
Hautement odorants là-haut, et noircis
Par là forêt de sapins, où dans les profondeurs
Un chasseur aime déambuler
À midi et la croissance est audible
À même les arbres résineux de l’Ister.

Il y aurait beaucoup
À en dire. Mais il semble lui presque
Aller à reculons et
M’est avis qu’il doive venir
De l’Est.
Et pourquoi est-il suspendu
Aux montagnes tout droit ? L’autre
Le Rhin, sur le côté
S’est en allé. En vain ne vont
Au sec les fleuves. Mais comment ? Un signe fait besoin
Rien d’autre, pur et simple, pour que soleil et lune
Porte dans l’intime, inséparablement,
Et poursuive, nuit et jour aussi
Et les Célestes se sentent au chaud l’un contre l’autre.
C’est pourquoi ceux-là aussi sont
La joie du Très Haut. Car comment sinon viendrait-il
À descendre ? Et comme Hertha de verdure
Ils sont les enfants du ciel. Mais trop patient
Me semble, lui, non pas libre
Prétendant, et presque railleur. C’est-à-dire quand
Va débuter le jour
Dans la jeunesse, où à croître
Il commence, fait pousser là un autre
Déjà haut la splendeur, et pareil aux poulains
Aux dents le mors il crisse, et très loin entendent
La poussée les airs,
S’il est content ;
Car a besoin de sillons la terre
Et d’entailles le roc
Inhospitalier ce serait, sans relâche,
Mais ce que fait celui-là le fleuve,
Nul ne le sait.

Traduction Kza Han et Herbert Holl reprise de REBROUSSEMENT DE « L’ISTER » Hölderlin – Heidegger – Kluge

Remonter le Danube avec Bernard Stiegler

Extrait 1 : Il était une fois Prométhée. Et Epiméthée


Bernard Stiegler raconte l’origine mythologique de la technique. Prométhée, dieu du savoir, de la mémoire totale, est chargé par Zeus, qui veut faire advenir les non-immortels, de distribuer les qualités aux animaux et aux hommes. Epiméthée, son frère, dieu de l’oubli, réclame de pouvoir le faire. Il distribue les qualités aux animaux en veillant aux équilibres écologiques de la nature. Mais, imprévoyant, quand arrive le tour d’en distribuer aux hommes, il s’aperçoit qu’il n’en a plus, obligeant Prométhée à aller voler le feu, symbole de la technique et de Zeus lui-même.

Extrait 2 : Trois questions à…

La technique va plus vite que la culture, la société. Hominisation = technicisation. L’homme n’est rien d ’autre que la vie technique. Au début, jusqu’à la révolution industrielle, les hommes vivaient en relative harmonie avec la technique même s’il y eut des moments de « rupture technique » (Bertrand Gille). Fin 18ème et début 19ème, un rapport tout à fait nouveau, de « composition » s’établit entre science et technique à travers l’industrie. L’innovation technique et l’instabilité deviennent permanentes.

Extrait 3. Le temps devient historique

Les sphères sociales, spirituelles …. sont explosées par le développement du système technique. Le monde n’est plus identique à lui-même. Le temps devient historique.

Extrait 4 : Conscience historique

La conscience historique est apparue au 18ème siècle avec Hegel (Georg Wilhelm Friedrich 1770-1831). Désajustement (Bertrand Gille). The time is out of joint (Shakespeare : Hamlet). La vie est néguentropique.

[Hors Film]
The time is out of joint. Le temps est hors de ses gonds. Le temps est détraqué. Le monde est à l’envers. Le temps est désarticulé, démis, déboîté, disloqué, le temps est détraqué, traqué et détraqué, dérangé, à la fois déréglé et fou. Le temps est hors de ses gonds. Le temps est déporté. Hors de lui-même. Désajusté.
C’est tout ça qu’il dit Hamlet
(B.U d’après Derrida : Spectres de Marx)

A propos de la nécessité d’une histoire « critique » de l’évolution technologique, évoquée par Bernard Stiegler, hors film, cette citation de Marx :

« Une histoire critique de la technologie ferait voir combien il s’en faut généralement qu’une invention quelconque du XVIII° siècle appartienne à un seul individu. Il n’existe aucun ouvrage de ce genre. Darwin a attiré l’attention sur l’histoire de la technologie naturelle, c’est-à-dire sur la formation des organes des plantes et des animaux considérés comme moyens de production pour leur vie. L’histoire des organes productifs de l’homme social, base matérielle de toute organisation sociale, ne serait-elle pas digne de semblables recherches ? Et ne serait-il pas plus facile de mener cette entreprise à bonne fin, puisque, comme dit Vico, l’histoire de l’homme se distingue de l’histoire de la nature en ce que nous avons fait celle-là et non celle-ci ? La technologie met à nu le mode d’action de l’homme vis-à-vis de la nature, le procès de production de sa vie matérielle, et, par conséquent, l’origine des rapports sociaux et des idées ou conceptions intellectuelles qui en découlent ». (Karl Marx :  Le Capital Livre I 4-15. Cité par Bernard Stiegler dans la Technique et le temps Fayard 2018 p.48)

Extrait 5-6 : Hypomnemata

La technique est un support de mémoire. L’homme a besoin de prothèses. Elles forment un système qui transforme la nature. La globalisation est la globalisation de la technique. En ce développant, celle-ci constitue un troisième genre de mémoire qui rend possible la transmission et la culture. La technique est un support de mémoire et la condition de constitution d’un rapport au passé.

Extrait 7. La technique est LA question

La mythologie des grecs anciens pose correctement la question. La technique est LA question. C’est à partir d’elle que l’on s’interroge. Elle ne peut donc pas être comprise en termes d’opposition entre l’homme et la technique puisqu’il n’y a de l’humain qu’à partir de la technique. Les mortels doivent se doter de prothèses et se posent les questions de l’être et du devenir, sources de désaccords et de conflits. C’est pourquoi Zeus va devoir envoyer Hermès.

Extrait 8 -9 : Hermès. Protagoras (Platon). Guerre civile.

 

Le film déroule le texte du Protagoras de Platon dans lequel est raconté le vol par Prométhée non seulement du feu mais aussi de l’habileté artiste d’Héphaïstos et d’Athéna. J’en retiens ici la question de l’envoi d’Hermès tel que la cite Bernard Stiegler dans son livre :

« L’envoi d’Hermès, c’est aussi l’ouverture (techno-logique) du livre de l’Histoire.

Après leur « équipement » par Épiméthée,

“les hommes, au début, vivaient dispersés [sporadès] : il n’y avait pas de cités; ils étaient en conséquence détruits par les bêtes sauvages, du fait que, de toute manière, ils étaient plus faibles qu’elles ; et si le travail de leurs arts leur était d’un secours suffisant pour assurer leur entretien, il ne leur donnait pas le moyen de faire la guerre aux animaux ; car ils ne possédaient pas encore l’art [tekhnè] politique, dont l‘art de la guerre [polémikèl est une partie. Aussi cherchaient-ils à se rassembler, et, en fondant des cités, à assurer leur salut. Mais, quand ils se furent rassemblés, ils commettaient des injustices [étaient adikoun] les uns à l’égard des autres, précisément faute de posséder l’art d’administrer les cités [ten politikhen tekhnen] ; si bien que, se répandant à nouveau de tous côtés, ils étaient anéantis. C’est alors que Zeus, craignant pour la disparition totale de notre espèce, envoie Hermès porter aux hommes l‘aidôs [la pudeur, le respect, la honte — peut-être pourrions nous dire aujourd’hui le sentiment de la finitude] et la justice [dikè], afin qu’elles fussent la parure des cités [poleon kosmoï : le faire-monde des cités] et le lien [desmoi] par lequel s’unissent les amitiés [philias sunagogoi : se rassemblent, se rapprochent]. Sur ce, Hermès demande à Zeus de quelle manière enfin il donnera aux hommes la justice et l’aidôs : « Faut-il que, ces tekhnaï aussi, j’en fasse entre eux la distribution [renemestai] de la même façon qu’ont été distribuées [neimô] les autres techniques ? Or, voici comment la distribution s’en est faite : un seul individu, qui est un spécialiste de la médecine, c’est assez pour un grand nombre d’individus étrangers à cette spécialité; de même pour les autres artisans [demiourgoi]. Eh bien ! la justice et l’aidôs, faut-il que je les établisse de cette façon dans l’humanité ? ou faut-il que je les distribue indistinctement à tous ? — À tous indistinctement, répondit Zeus, et que tous en aient leur part ! Il n’y aurait pas en effet de cités, si un petit nombre d’hommes [aligoi], comme c’est par ailleurs le cas avec les autres techniques, en avaient leur part. De plus, institue même, en mon nom, une loi, au terme de laquelle il faut mettre à mort, comme s’il constituait pour la cité une maladie, celui qui n’est pas capable de participer à l’aidôs ni à la justice“ ».

(Platon : Protagoras, 322a-322e. Cité par B.S. La technique et le temps Pp 231-232)

Les services d’Hermès sont à nouveau requis aujourd’hui. Les qualités de respect, de honte et de justice qu’il distribue ne sont pas affaire d’experts mais de tout le monde.

Extrait 10 : Le tragique

Lien entre mortalité et technique. Le mythe de Prométhée et d’Epiméthée appartient à l’époque tragique où les Grecs ne croient pas à l’immortalité de l’âme. Elle erre parmi les morts. Le mortel est mortel. Il est voué à anticiper sa propre fin. Angoisse. Articulation du Geschick (destin), du temps et de la technique

Ces questions ouvrent à celle de la politique traitée par Jean-Luc Nancy lors de la traversée de la Hongrie. Le commencement de l’occident est aussi celui du la question de l’institution, de la fondation. La première est celle de la cité comme démocratie, la seconde celle de la monarchie absolue et la troisième : le contrat social de la démocratie moderne. Dans les trois cas, ce sont des auto-fondations sans mythe fondateur mais tyrannicides. Les mythologies disparaissent avec l’apparition des techniques de l’écriture alphabétiques et celles liées au commerce. L’écriture elle-même est d’abord comptable. Le propre des techniques sophistiques est de substituer le logos au mythos. Dans le monde du mythos il n’y a pas de différence entre physis [la nature] et tekhnè qui n’est pas donnée et qu’il faut produire sans fin. La Dichtung est le propre comme production à travers une étrangeté à lui-même.

Entracte

Cette discussion au long du Danube croise également les chemins de la Bataille de Vukovar en 1991, du Bombardement de la Serbie par l’OTAN en 1999, ou d’Agnès Bernauer (née vers 1410)

Agnès Bernauer, fille d’un barbier d’ Augsbourg, inspire une vive passion au futur duc Albert de Bavière qui l’épouse malgré le refus de son père Ernest de Bavièrre. Pour raison d’État et pour avoir défié les lois de la succession dynastique, ce dernier la fait alors noyer dans le Danube à Straubing, en 1435. Elle fut qualifiée d’Antigone allemande par le dramaturge Friedrich Hebbel.

La deuxième partie du film se fait en compagnie de Philippe Lacoue-Labarthe qui critique fortement l’assimilation faite par Heidegger entre l’organisation industrielle de la solution finale, l’industrialisation de l’agriculture et le Blocus de Berlin. Intervient aussi le réalisateur Hans-Jürgen Syberberg dont sont présentés deux courts extraits de son remarquable opus : Hitler un film d’Allemagne. Bernard Stiegler y revient. Il y est beaucoup question de Heidegger, d’abord avec Lacoue-Labarthue puis avec Stiegler sur la question du temps et le lien entre mortalité et technique, les rapports avec le philosophe et mathématicien Edmond Husserl dont Heidegger a été l’élève et l’assistant et dont il a édité les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps.

Une double faute conditionne le destin des mortels.

L’homme et l’outil (la technique) s’inventent l’un l’autre. Dans ce processus s’insinue un décalage, une différance, une épimétheia. Epiméthée est, certes, dans l’histoire l’idiot mais il est aussi celui qui réfléchit, certes après coup mais qui, à partir de ce défaut, peut agir pharmacologiquement. En somme, nous sommes issus d’un oubli par la faute d’Epiméthée, ce qui oblige Prométhée aussi à commettre lui aussi une faute en volant les ars industrialis. C’est une double faute qui conditionne le destin des mortels.

« La découverte, la trouvaille, l’invention, l’imagination est dans le récit du mythe le fait d’un défaut. Les animaux sont déjà marqués d’un défaut (par rapport à l’être en tant qu’il est et perdure à travers le devenir et par rapport aux dieux) : ils sont périssables. Il faut entendre défaut à partir de ce qui est, défaut d’être. Mais là où les animaux sont positivement dotés de qualités, c’est la tekhnè qui est le lot des hommes, et elle est prothétique, c’est à dire qu’elle est tout artifice. Les qualités des animaux sont une sorte de nature, en tout cas un don positif des dieux : une prédestination. Le don de l’homme n’est pas positif ; il est une suppléance. L’homme est sans qualités, non prédestiné : il doit inventer, réaliser, produire des qualités dont rien n’indique qu’une fois produites elle se réalisent, qu’elles deviennent les siennes plutôt que celles de la technique. »

(B.S. : La technique et le temps.Fayard. p. 224)

Le mythe de Prométhée et d’Epiméthée est une manière de raconter ce qui par ailleurs s’exprime en termes d’exosomatisation c’est à dire d’une production à l’extérieur du corps qui se dote ainsi d’organes techniques (outils, prothèses). La mise en commun forme des exorganismes qui vont du simple que sont les mortels aux complexes, inférieurs – mettons une entreprise – et supérieurs, une institution, par exemple, l’État, l’ONU. Les civilisations aussi sont mortelles.

« Le mythe de Prométhée et d’Épiméthée, narré par Protagoras, et tel qu’il fait apparaître la nécessité des lois à travers Hermès, dieu de l’écriture à qui Zeus ordonne d’apporter aux mortels les sentiments de l’aidôs et de la diké est la formulation narrative de cette condition de l’exosomatisation où les exorganismes simples et les exorganismes complexes doivent parvenir à se former – et à durer autant qu’il leur sera possible –, les exorganismes simples devant eux-mêmes per-durer à travers leur kléos (gloire, réputation, souvenir laissé aux descendants, pouvoir de transindividuer). La question de la durée s’impose ici en fonction des accidents du devenir, lequel est d’abord et avant tout le devenir du milieu exosomatique lui-même. C’est cette appartenance de la tekhnè au devenir qui est soulignée dans la mise en évidence de sa contingence.

(B. Stiegler : Qu‘appelle-t-on panser 1 p 349)

Epiphylogénèse

L’épiphylogénèse est un terme forgé par Bernard Stiegler. Dans le film, il parle d’une troisième mémoire. Il distingue en effet trois mémoires :
– la mémoire germinale ou génétique (notre génome) ;
– la mémoire somatique ou épigénétique, mémoire nerveuse ou neurologique (les traces de notre vécu dans notre organisme) ;
– la mémoire épiphylogénétique, qui n’est ni génétique, ni somatique, mais qui est constituée par l’ensemble des techniques et mnémotechniques nous permettant d’hériter d’un passé qui n’a pourtant pas été vécu.
Cette troisième mémoire constitue le propre de l’humanité. Le fait anthropologique (l’origine de l’hominisation) est la constitution d’un milieu épiphylogénétique, c’est-à-dire d’un milieu constitué d’artefacts qui deviennent les supports techniques d’une mémoire s’ajoutant aux deux autres mémoires – qui sont biologiques. (Cf Le vocabulaire d’Ars Industrialis)

Au commencement était le silex, « première mémoire réfléchissante, le premier miroir ». Et le premier choc technologique comme nous le rappelait, dans l’un des derniers séminaires, Bernard Stiegler en commentant la Doctrine du choc de Naomi Klein.

Galets éclatés. dessin d’André Leroi-Gourhan dans son livre Le geste et la parole 1. Technique et langage. Albin Michel. 1964. p 131

Pour terminer, je voudrais évoquer un passage du poème L’Ister de Hölderlin qui n’a pas été commenté directement même si l’on peut considérer que le déroulement même du film est une façon de le faire, à savoir ce que Kza Han et Herbert Holl nomme le « rebroussement de l’Ister ».

Man nennet aber diesen den Ister.
[…]
Vieles wäre
Zu sagen davon. Der scheinet aber fast
Rückwärts zu gehen und
Ich mein, er müsse kommen
Von Osten.
Und warum hängt er
An den Bergen gerad ? Der andre
Der Rhein ist seitwärts
Hinweggegangen.

Mais on nomme celui-ci l’Ister.
[…]
Il y aurait beaucoup
À en dire. Mais il semble lui presque
Aller à reculons et
M’est avis qu’il doive venir
De l’Est.
Et pourquoi est-il suspendu
Aux montagnes tout droit ? L’autre
Le Rhin, sur le côté
S’est en allé.

C’est comme si le poète nous décrivait une dés-orientation, une perte de repère, de cardinalité, de rapport à l’orient, du moins procède-t-il à son inversion alors que le Rhin fait, lui, comme le choix d’aller voir ailleurs. Le sentiment exprimé par Hölderlin est que le Danube qui naît dans l’ouest doive – et non devrait- venir de l’Est. Comme le fait d’ailleurs la culture danubienne, à commencer par l’agriculture. La « colonisation néolithique » de l’Europe s’est faite entre 6000 et 4000 avant J.-C. par deux voies  : la Méditerranée (on parle de culture cardiale car les poteries étaient décorées de coquillages) et les Balkans et le Danube (on parle de culture rubanée car les poteries portent des décorations en forme de rubans). Ce que confirme encore des fouilles en cours à Ensisheim en Alsace.

« Les Rubanés, aussi appelés Danubiens, sont arrivés d’Europe centrale et ont touché la France par l’Alsace, avant de diffuser vers l’ouest par la Champagne-Ardenne, le Bassin parisien jusqu’à la façade atlantique »,

précisait Rose-Marie Arbogast, chercheuse au CNRS (Strasbourg) et spécialiste du néolithique dans le journal L’Alsace.

Et,

« de même vint
La parole de l’Est chez nous,
Et sur les rochers du Parnasse et sur le Cithéron j’entends,
O Asie, l’écho de toi venu, »

(« À la source du Danube », in Hölderlin, Hymnes et autres poèmes, traduits et présentés par Bernard Pautrat Rivages poche/Petite Bibliothèque, Éditions Payot et Rivages, Paris, 2004)

Le Rhin « suspendu aux montagnes » s’écoule lui aussi d’abord d’ouest en est, comme le Danube, avant d’opérer un tournant suffisamment important pour être qualifié de péripétie au sens dramaturgique du terme : un changement subit de situation dans une action dramatique, « Il s’en va sur le côté » dit Hölderlin.

Il bifurque.

Je repartirai de là dans le prochain article où il sera question de ce que Bifurquer veut dire.
A suivre : Qu’appelle-t-on bifurquer ?

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Un proème de Kza Han : « umbrecht »

Veit Stoß : « Engelsgruß » (1518)

 

Umbrecht

révolution, retour d’un astre au point
d’où il est parti –
par-delà le mouvement rotatif
úmbrechen, bouleverser ses lignes de vie
renverser le cassetin
umbréchen, réaligner ses lignes
de caractères, jusqu’à Umbrecht, ce lieu-dit
au nord de Bad Wurzach, au sud de Rot an Rot –

Kza Han

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Bernard Stiegler (1952-2020)

Bernard Stiegler au cours d’un séminaire de la Clinique contributive (via Zoom)

Vendredi 7 août, peu avant de prendre le train à Bâle à destination de Berlin pour me rendre à l’enterrement de l’ami Jürgen Holtz, j’ai appris le décès d’un autre ami, Bernard Stiegler survenu le jeudi 6 août. Il était âge de 68 ans. L’annonce a été faite par le Collège international de philosophie dans un message Facebook :

« Le Collège international de philosophie a la tristesse de faire part de la disparition du philosophe Bernard Stiegler. Une voix singulière et forte, un penseur de la technique et du contemporain hors du commun, qui a cherché à inventer une nouvelle langue et de nouvelles subversions ».

L’annonce a été reprise par le Figaro.fr, puis par l’Observateur du Maroc, Libération, puis un texte en chinois – il enseignait en Chine -, etc. J’ai dû me rendre à l’évidence : c’était bien vrai. Après une hécatombe dans ma belle famille, l’année dernière, une nouvelle série, d’amis cette fois, me touche cette année. Bernard en est le troisième en quelques mois. Le premier avait mon âge, le second bien plus, le troisième était plus jeune que moi de quelques années. La faucheuse m’encercle, me rappelant que mon tour viendra inéluctablement. Va falloir que je m’y prépare. Qu’elle patiente encore, il me reste beaucoup à faire. Sept heures de train dans un état de tristesse épouvantable pendant lesquelles je m’attelle à ce texte alors que j’avais prévu de travailler sur le premier chapitre de Bifurquer, livre du Collectif Internation, publié sous la direction de Bernard Stiegler.

La première fois que j’ai rencontré Bernard, c’était à une soirée anniversaire d’amis communs, Paulette et Michel Pastor. J’ignorais alors tout de lui. Je n’avais pas la moindre idée de quel philosophe, il était. C’était il y a 20 ans, en juin 2000 précisément. A Sarcelles, ville dans laquelle il avait grandi et où il fut un temps employé à la mairie. Nous étions attablé face à face avec nos épouses respectives. Ma femme se souvient avoir dansé avec lui. Il était professeur de philosophie à l’Université de Compiègne. Je n’en savais pas plus. Je n’ai appris que plus tard son importance. Et que notre ami commun l’avait soutenu pendant sa période d’emprisonnement à la suite de plusieurs hold-up qu’il avait commis parce que les banques lui avaient refusé un crédit pour son bar à jazz. J’avais croisé son frère dans les couloirs de l’hebdomadaire Révolution pour lequel je travaillais. Il y apportait ses chroniques de jazz. Nous avions d’emblée un point commun : Georges Marchais nous était devenu insupportable. Il en avait tiré les conséquences plus vite que moi. A la suite d’un article retentissant dans Le Monde, que je n’ai pas retrouvé, je lui avais fait parvenir, en guise de commentaire, un poème de Heiner Müller qui l’avait ému. Puis ce sera coup sur coup, la publication de deux petits livres remarquables et que je recommande pour s’introduire à la pensée de Bernard Stiegler. Le premier : Aimer, s’aimer, nous aimer : du 11 septembre au 21 avril (Galilée 2003). Deux dates encadrent ce texte : l’attentat du 11 septembre aux États-Unis et la qualification de Jean-Marie Le Pen au deuxième tour de l’élection présidentielle française le 21 avril 2002, auxquelles il ajoute le massacre au conseil municipal de Nanterre par Richard Durn le 27 mars 2002. La même année, paraît chez le même éditeur : Passer à l’acte qu’il écrit alors qu’il allait être nommé à la direction de l’IRCAM.

« Mon devenir-philosophe en acte, si cela eut lieu, et je crois bien sûr que cela eut lieu, fut l’effet d’une anamnèse produite par une situation objective dans le cours accidentel de mon existence. L’accident consista en cinq années d’incarcération que je passai à la prison Saint-Michel de Toulouse puis au centre de détention de Muret, entre 1978 et 1983 – années évidemment précédées par un passage à l’acte, c’est-à-dire par une transgression ».
(Bernard Stiegler : Passer à l’acte)

Depuis, je n’ai cessé de suivre ses travaux et ceux des collectifs qu’il avait créés, en premier lieu Ars Industrialis auquel j’avais adhéré, le collectif Internation auquel il m’avait convié. La dernière création en date est l’Association des amis de la génération Greta Thunberg à laquelle il a consacré son dernier livre : Qu’appelle-t-on panser 2. Pour moi, il n’a pas été toujours facile de le suivre. Son haut niveau d’exigence théorique et de précision du vocabulaire m’avait un peu heurté au début car je pensais qu’elle faisait obstacle à la diffusion de sa pensée. Je mis un temps à comprendre qu’il avait raison. La bifurcation doit d’abord avoir lieu dans la théorie, au niveau des concepts. Inventer de nouveaux concepts est au fond le travail d’un philosophe véritable. Il ne cessait de creuser, creuser profond en particulier dans le point aveugle de la philosophie : la technique. En ce sens, je trouve réducteur de le qualifier de philosophe de la technique, comme si ceux qui ignorent les technologies pouvaient, eux, être qualifiés de philosophes tout court. S’il savait pourtant populariser lui-même – et il excellait dans cet exercice – certains aspects de sa pensée, le cœur de celle-ci réside dans ses livres et dans ses séminaires. Notre seule friction a eu lieu sur une question de vocabulaire. Il n’avait pas été tendre. J’avais manié avec légèreté la notion d’idéologie. Je pensais à l’idée gramscienne de ce qui peut faire lien entre la théorie et des intéressés potentiels. S’élever à une tête de plus, soit, à deux passe encore, mais trois voire plus ? Je me suis fait vertement reprendre. Que l’idéologie soit bourgeoise ou sa pseudo-négativité « prolétarienne », elle reste fausse, étant une inversion de causalité. C’est prendre l’effet pour la cause. La leçon m’a servi. Je me suis juré que plus jamais il ne m’y reprendrait. Si j’en juge par les mots qu’il m’envoyait pour me féliciter de la précision du vocabulaire du SauteRhin, il me semble que j’y ai réussi. Il est vrai que la question est importante dans cette période où les mots partent dans tous les sens et surtout perdent leurs sens. Bernard Stiegler appréciait le SauteRhin et le faisait savoir, ce dont je le remercie. Il m’a beaucoup encouragé à le poursuivre en m’invitant, la dernière des trop rares fois où nous avons déjeuné ensemble en tête à tête, à accorder plus de place aux sciences. Le SauteRhin lui doit beaucoup. J’ai appris de Bernard la nécessité d’affirmer un point de vue non que je n’y étais pas porté de moi-même mais je n’avais pas conscience que c’est la singularité qui apporte quelque chose aux autres et non son absence.

Avec Heiner Müller, Bernard Stiegler fait partie pour moi de ces rencontres qui vous font changer d’optique. Le premier a beaucoup contribué à secouer la pesanteur de la dogmatique « marxiste », le second a rempli le vide en assemblant sur ce champ de ruines le socle de nouvelles perspectives. J’ai souvent tenté de croiser les deux auteurs. Notamment autour de la question de l’effroi. Il avait répondu à mon appel à contributions pour des lectures à propos du centenaire de la Guerre 14-18 avec un texte sur Paul Valéry : 1914/1939/2014 Ce que nous apprend Paul Valéry. J’ai évoqué quelques notions comme celle de prolétarisation, de la grammatisation, de l’automatisation, etc. Je ne vais pas les citer toutes. J’avais également commenté un extrait de son avant-dernier livre Qu’appelle-t-on panser 1 consacré à Qu’est-ce qui accable Zarathoustra. Bien d’autres choses sont à venir…

Bernard n’avait de cesse de nous inviter à penser par nous-mêmes sachant que penser est aussi panser et qu’il n’y a pas de je sans un nous.

Attentif à la nécessité de prendre soin des générations futures afin de leur offrir un avenir, Bernard alliait théorie et pratique. Les deux en collectifs. D’où l’image que j’ai choisie évoquant la Clinique contributive où chercheurs, professionnels de santé et parents s’efforcent de soigner les bébés déjà addicts aux smartphones.

Voilà ce que j’ai écrit rapidement entre Bâle et Berlin entre le 7 et le 9 août 2020, dans le train et au Habana Club de Berlin. Mille fleurs et Lagavulin. J’ai pour règle de ne jamais publier à chaud. Parmi les multiples façons de faire, j’ai opté pour la plus personnelle, celle où il me manquera le plus.

Salut et fraternité, Bernard ! Avec beaucoup d’autres, j’en suis sûr, je m’efforcerai de prendre soin de ce que tu nous a légué et que nous ne connaissons pas encore en totalité tant tu avais encore de projets. Mes plus sincères condoléances à sa famille et à ses proches.

Pour finir, j’invite à découvrir le philosophe en dialogue avec un romancier :

Table ronde du 17 octobre 2019 à Ground Control dans le cadre de l’événement « Bernard Stiegler et Alain Damasio : révolution ou bifurcation ? », animée par Hugues Robert de la librairie Charybde.
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Ermold le Noir : dialogue économique et écologique entre Vosges et Rhin

Ermoldus Nigellus, Ermold le Noir, est un poète carolingien, né vers 790 et mort aux alentours de l’année 838. Il est contemporain d’Otfrid de Wissembourg avec lequel je le relie suivant en cela Jean Dentinger dans son anthologie des poètes et penseurs d’Alsace. Les deux sont nés approximativement dans les mêmes années.

Ermold, aussi conseiller à la Cour de Pépin 1er d’Aquitaine, aurait incité ce dernier à se dresser contre la volonté de son père Louis le pieux, fils de Charlemagne, roi d’Aquitaine jusqu’en 814, puis empereur d’Occident de 814 à sa mort en 840. Sur ordre de Louis, Ermold fut exilé à Strasbourg. C’est là, à la fin des années 820, qu’il composa son poème le plus connu, De Gestis Ludovici Caesaris, Faits et Gestes de Louis le Pieux, et qu’il adressa deux épîtres à Pépin qu’on a coutume de regrouper sous le titre plus générique d’Ad Pippinum Regem. Le texte qui nous intéresse ici est extrait des épîtres au Roi Pépin.

CARMEN NIGELLI ERMOLDI EXULIS IN HONOREM GLORIOSISSIMI PIPPINI REGIS

[…]
« Rex : Verba, Thalia, placent ex ordine dictaque cuncta,
Sed mihi de nostro exule certa refer.
Est quibus in terris, urbs quae dic, quique coloni,
Quis sacer aut populi aut pietatis opus,
Ordine quo poteris nobis narrare memento,
Quod valeam dictis noscere cuncta tuis. »

Thalia : Terra antiqua, potens, Franco possessa colono,
Cui nomen Helisaz Francus habere dedit ;
Wasacus est istinc, Rhenus quoque perluit illinc,
Inter utrumque sedet plebs animosa nimis.
Bacchus habet colles, pubescunt montibus uvae,
Vallibus in mediis pinguia culta satis ;
Pinguia culta nimis putrique simillima fimo,
Qui solet agricolis horrea laeta dare.
Arva ferunt Cererem, colles dant copia vini;
Wasace, das silvas, Rhenus opimat humum.
Experiere, libet, jam nunc quid possit uterque,
Quis populo tribuat fertiliora suo.

Rhenus : Nota nimis Francis, Saxonibus atque Suebis,
Munera larga quibus nostra carina vehit,
Mercibus innumeris opifex nec pisce secunda
Fluminibus magnis sum quia Rhenus ego.
Wasacus infelix vento quassatus et imbri
Munere pro vario* ligna dat apta foco;
Wasacus, ecce meum latum percurrit in orbem
Nomen, et officio regibus apta veho.

Wasacus : Robore de nostro fabricata palatia constant,
Ecclesiaeque domus transtraque lecta fero ;
Saltibus in nostris soliti discurrere reges,
Venatu varias exagitare feras. «

POÈME DE L’EXILÉ ERMOLD LE NOIR EN L’HONNEUR DU TRÈS GLORIEUX ROI PÉPIN
[…]
Le Roi : Tes paroles me plaisent, Thalie, et tout ce que tu me dis ; mais donne-moi des nouvelles de notre exilé. En quelles terres se trouve-t-il, en quelle ville ? Quels en sont les habitants ? Quel y est le chef de la religion ? De quels sentiments le peuple est-il animé ? Raconte-le moi du mieux que tu pourras, afin que par ta bouche je sois complètement informé.

Thalie : C’est une terre antique et riche, occupée par les Francs, qui lui ont donné le nom d’Alsace. D’un côté les Vosges, de l’autre le cours du Rhin, au milieu une population ardente. La vigne couvre les coteaux, sur le penchant desquels mûrit le raisin ; et des terres fécondes occupent le fond des vallées, pareilles à l’engrais longuement décomposé, grâce auquel s’emplissent les greniers du cultivateur. Les champs portent des moissons, les coteaux donnent du vin ; les Vosges sont couvertes de forêts, le Rhin fertilise le sol et l’on peut se demander, des ressources de la montagne ou du fleuve, lesquelles enrichissent le plus les habitants.

Le Rhin : Je suis bien connu des Francs, des Saxons et des Souabes, auxquels mes vaisseaux apportent de riches cargaisons ; je suis le Rhin, créateur de richesses innombrables et plus peuplé de poissons qu’aucun grand fleuve. Les malheureuses Vosges, battues par le vent et la pluie, n’offrent pour tout trésor que du bois à brûler. Vosges, mon nom, à moi, a fait le tour de l’univers, et mon cours fournit diligemment aux rois tout ce qu’ils peuvent souhaiter.

Les Vosges : C’est de mon bois que l’on construit les palais, les églises ; c’est moi qui fournis les poutres de choix. C’est dans mes forêts que courent les rois pour y chasser un abondant gibier. Ici fuit vers les fontaines la biche frappée d’une flèche ; là un sanglier écumant gagne les torrents familiers. Le poisson ? J’en abonde, car je suis riche en petits cours d’eau. Les profits que tu attribues à ton mérite et à tes services, crois-moi, Rhin, c’est à moi qu’on les doit. Si tu n’existais pas, Rhin, mes greniers seraient intacts, remplis par nos campagnes fécondes d’un grain que tu transportes, pour le vendre, au-delà des mers, tandis que mes malheureux paysans, hélas ! souffrent de la faim. Si tu n’existais pas, Rhin, mon falerne resterait, mon vin généreux répandrait ici la joie, mon vin que tu transportes, pour le vendre, au-delà des mers, tandis que mes vignerons souffrent de la soif au pied de leurs vignes.

Le Rhin : Si ta population, Alsace, conservait pour son propre usage tout ce que produit la terre féconde, on verrait cette race vaillante étendue dans les champs, noyée dans l’ivresse et c’est à peine si d’une grande ville il resterait un seul homme. C’est un bien de vendre aux Frisons et aux nations maritimes, et d’importer des produits meilleurs. Ainsi notre peuple se pare : nos marchands et ceux de l’étranger transportent pour lui des marchandises brillantes. Car des manteaux le vêtent, teints de couleurs diverses, qui ne t’étaient pas connus, Vosges. Tu possèdes des demeures de bois, moi je possède de la poudre d’or ; et à la place de tes arbres abattus viennent les gemmes transparentes. De même que le Nil recouvre de ses eaux la noire Égypte et fertilise le sol de son humidité, de même les prières instantes du peuple appellent mon retour, qui vivifie les prés et les champs.

Les Vosges : Arrière, Rhin ; arrête tes débordements funestes ! Dans ta sottise, tu prétends que tu arroses hélas ! tu es la ruine des belles moissons. Si je n’avais pas installé mon séjour sur le haut des montagnes, il serait bloqué par tes eaux farouches !

Thalie : Rhin, les propos que je t’ai prêtés, je les prêterais peut-être à la Loire, s’il m’était permis de revoir ma patrie. Vosges, gardez pour vous tout ce que vous possédez et donnez-moi seulement, à travers vos terres, un libre chemin vers mon pays.
Trêve de propos ! Gardez vos dons [cadeaux] ! la ville bruyante me rappelle à elle, une ville aux habitants nombreux, que les Romains nommaient Argentorata, d’un nom qui lui sied bien. Florissante d’une prospérité nouvelle, elle se nomme maintenant Strasbourg, parce qu’elle est la route [Strasse] par où tout le monde passe. C’est là que réside Bernold, le pieux évêque, offrant à Dieu les vœux du peuple qui lui est confié, jadis formé aux études et à la religion par les soins du sage Charles, maître du monde. Issu de la subtile race des Saxons, d’esprit ouvert et cultivé, plein de modestie, brillant de bonté, étincelant de piété, il porte en lui la parure des connaissances libérales. Mais la nation farouche à la tête de laquelle est placé ce noble prélat, comblée de richesses, ignore l’amour de Dieu. Elle parle une langue barbare et ne connaîtrait rien des livres sacrés, si elle ne possédait son industrieux évêque. Celui-ci s’ingénie à lui traduire les Ecritures en langage connu et s’applique assidûment à défricher son cœur ; il est pour elle à la fois un interprète et un guide sacré, acheminant ses ouailles vers le ciel. La mère du Christ l’assiste de son aide bienveillante, en considération de l’église qui lui est dédiée en cet endroit. Telle est la ville où m’a conduit l’ordre de l’empereur, m’enjoignant de demeurer auprès du pieux évêque.

(Ermold le Noir, extrait de POÈME DE L’EXILÉ ERMOLD LE NOIR EN L’HONNEUR DU TRÈS GLORIEUX ROI PÉPIN in Poème sur Louis le Pieux et Epitres au roi Pépin, édités et traduits par E. Faral ( «Les classiques de l’histoire de France au Moyen-âge», t.14), Paris 1932, p. 207-215)

Dans le début de l’épître, le poète exilé envoie une messagère, Thalie, à la cour du Roi d’Aquitaine prendre des nouvelles du pays (« patria ») dont il a la nostalgie. Il imagine que le Roi finira par demander, en échange des informations qu’elle apporte, des nouvelles sur la région dans laquelle ce dernier a banni le poète, l’Alsace. Exil doit être compris ici au sens d’éloignement conséquent de la cour du roi d’Aquitaine tout en restant dans l’empire de Louis le Pieux. Je passe rapidement sur l’origine controversée du mot Alsace, et sur l’étymologie de Strasbourg. Le plus intéressant me semble-t-il se trouve dans la mise en scène d’un dialogue économique et écologique entre un territoire, les Vosges – du moins son versant oriental- lié à l’Alsace et un fleuve, le Rhin, voie d’échange avec d’autres territoires riverains du cours d’eau. Presque les prémisses d’une négociation. Ermold nous présente ces relations comme n’allant pas de soi contrairement à ce que l’on pourrait penser. Il associe la montagne et la plaine dans une « une intimité » à laquelle le Rhin ne participerait pas d’emblée. Comme si « la plaine [était] plus vosgienne que rhénane», selon l’expression de J.-M.Tourneur-Aumont (L’Alsace et l’Alémanie, Paris, 1919) cité par Lucien Febvre (La terre et l’évolution humaine. Albin Michel, Paris, 1949). Une question d’échelle. Le Rhin contrairement à l’argument avancé n’est pas le seul à irriguer la plaine d’Alsace, les Vosges y participent tout autant, étant le bassin versant de l’Ill principale rivière traversant l’Alsace du sud au nord. Elle se jette dans le Rhin à Strasbourg.

Nous sommes à l’époque carolingienne. Avant le Serment de Strasbourg et le partage de l’empire franc entre les petits fils de Charlemagne. Époque où les langues ne faisaient pas les royaumes.

« Les Épîtres en vers adressées à Pépin avancent […] à plusieurs reprises les notions de terroir, terre, région, contrée, souvent regroupées sous l’appellation arua nostra, et unissent très étroitement la célébration épique de la Charente qui traverse la région natale du poète et les terres du vaste royaume d’Aquitaine, pays des eaux sur lequel règne Pépin » (cf Christiane Veyrard-Cosme : Ermold le Noir (ixe s.) et l’Ad Pippinum Regem).

Dans son texte, Ermold évoque un territoire borné d’un côté par les Vosges de l’autre par le Rhin. Un antique humus accumulé depuis la nuit des temps, « l’engrais longuement décomposé » rend la terre féconde. Le Rhin, déjà célèbre dans le monde, se présente non seulement comme créateur de richesses par le transport de cargaisons mais par sa production de poissons et traite avec mépris les Vosges qui ne produiraient que du bois de chauffage. Or, répliquent ces dernières, ses forêts ont d’autres dimensions. Elles produisent le matériau de construction d’exorganismes complexes qui remplacent les lieux de culte en pierre. Ils sont tout aussi utiles aux hommes qui ont besoin d’institutions : les palais et les églises. L’argument est bon mais en même temps, le poète fait dire aux Vosges-Alsace une grosse bêtise sous forme d’une prétention à l’autarcie qui n’est pas à confondre avec l’autosuffisance.

« Si tu n’existais pas, Rhin, mon falerne resterait, mon vin généreux répandrait ici la joie, mon vin que tu transportes, pour le vendre, au-delà des mers, tandis que mes vignerons souffrent de la soif au pied de leurs vignes. »

La réplique du Rhin est ici fort intéressante.

«  Si ta population, Alsace, conservait pour son propre usage tout ce que produit la terre féconde, on verrait cette race vaillante étendue dans les champs, noyée dans l’ivresse et c’est à peine si d’une grande ville il resterait un seul homme. »

Trop d’abondance nuit. A ne consommer que ce qu’elle produit, la région tomberait dans l’ivrognerie et déclinerait. Pour prendre soin d’une population capable de produire plus qu’elle n’est en mesure de consommer sans excès, il est utile de procéder à des échanges avec d’autres territoires.

« C’est un bien de vendre aux Frisons et aux nations maritimes, et d’importer des produits meilleurs ».

Entre temps, nous sommes passés de l’autosuffisance au tout à l’export. Et aujourd’hui les esprits s’échauffent autour de la question de savoir s’il faut baisser ou non, et de combien, les rendements des vignobles.

De son côté, le fleuve lui aussi connaît des débordements, des sautes d’humeur qui ruinent l’agriculture. Le débat est à la fois économique et écologique. Et, en effet retour, le développement du commerce a des conséquences sur l’économie régionale en pesant sur le développement de la productivité et en éloignant de l‘idée d’autosuffisance. Ce qui est signalé par la référence aux Frisons qui prirent le relais du commerce romain, Ces derniers

« paraissent avoir été, à l’époque carolingienne, les principaux exploitants de la voie navigable du Rhin, […]. Contre draps de luxe qu’ils tiraient des Pays-Bas et qu’ils transportaient sur de très petits bateaux […] ils se procuraient du vin, et d’autres produits d’origine méridionale qu’ils cédaient ensuite avec avantage aux habitants du Nord. Il semble bien que ce soient eux qui aient ouvert au trafic fluvial le cours difficile du Rhin alsacien, qu’avait délaissé la batellerie gallo-romaine, moins bien armée ou moins audacieuse. On les voit en effet pousser la collecte du vin jusque sur les basses pentes des Vosges, où nul indice connu n’autorise à admettre qu’une viticulture commerciale ait existé dès l’époque romaine ».
(Roger Dion : Histoire de la vigne et du vin en France des origines au XIXème siècle. Flammarion. 1991. p.211)

Le dialogue se termine rapidement. Tout ce qui est demandé aux Vosges, à la fin, c’est de rapprocher le Rhin de la Loire et d’être une voie de passage permettant le retour au pays. La messagère de l’auteur évoque encore la ville de Strasbourg qualifiée de bruyante. Elle comptait à l’époque environ 3000 habitants. Et l’évêque Bernold qui avait accueilli l’exilé en son Église. Ce dernier a fort à faire pour christianiser la région et s’efforce pour cela de produire des textes religieux en langue vernaculaire. Ce que réalisa également Otfrid de Wissembourg. La langue qualifiée de barbare n’est pas précisée, c’est la lingua theudisca (langue thudesque) qui sera l’une des deux langues, à côté de la romana lingua, des Serments de Strasbourg entre les fils de Louis le pieux : Charles le chauve et Louis le germanique.

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