10 ans de SauteRhin : de Fukushima à la pandémie Covid-19

Le 27 mars 2011, il y a dix ans et un jour paraissait le premier article du SauteRhin. 10 ans déjà. Encore ? Ou dix ans, ça suffit ? Je suis parfois tiraillé entre les deux. Mais jamais longtemps. Le jardin du SauteRhin, j‘en ai besoin pour prendre soin de ma santé mentale. 10 ans, combien d’articles ? Quelques 450 et plus. La plupart de moi et parfois des billets invités et des collaborations. Trop peu sans doute. Ces dix années ont été, en quelque sorte, bornées par deux catastrophes, celle de Fukushima d’une part et celle de la pandémie Covid-19. Elles sont comme des témoins de l’extrême fragilité de nos sociétés et de leur tendance à l’oubli.

La première image publiée se voulait un indicateur de direction.

Le dandy du Far West, Poor lonesome cow-boy, s’engage dans la traversée du désert avec pour horizon la Porte de Brandebourg de Berlin.  Ce n’est pas un dessin de Morris mais de Achdé qui l’a réalisé pour le quotidien Der Tagespiegel à l’occasion de la présentation à Berlin de l’édition allemande de Lucky Luke contre Pinkerton dont le scénario est dû à Daniel Pennac, Tonino Benacquista.

L’idée de départ du SauteRhin et son nom avait été celle d’une passerelle vers la culture des pays de langue allemande. Le nom avait été inspiré par un roman de Peter Schneider : der Mauerspringer / Le Sauteur de mur. Non que le Rhin soit un mur mais nous sommes loin d’une fluidité idéale. Cela est notamment dû à la faiblesse de l’apprentissage des langues. En Alsace d’où j’écris, en ce moment, on ne sait plus ce que signifie frontière ouverte ou fermée. Officiellement ouverte, elle est pratiquement fermée. En même temps ouverte et fermée. De même que nous sommes, en France, en même temps confinés et pas confinés. En attendant les laisser-passer sanitaires.

Remontons donc à 2011. Pendant la phase préparatoire où il fut question du choix d’un hébergeur, OVH, d’un modèle wordpress, d’une image du SauteRhin, de réflexions sur la mise en page, le contenu, etc …. survint « l’imprévisible » : la catastrophe de Fukushima.

Mars 2021. A propos d’hébergeur, petite frayeur, le 10 mars dernier. Vérification vite faite : le SauteRhin est toujours là, accessible. A Strasbourg, un centre de données d’OVH était parti en fumée. Le lendemain, ma mutuelle-santé m’annonce qu’elle est touchée. Son site est momentanément inaccessible. Frayeur aussi du côté du gouvernement puisque OVH centralise des données liées à la vaccination, y compris les commandes de doses. A l’heure où je termine d’écrire ces lignes, les causes de l’avarie ne sont toujours pas clairement établies. Serait en cause la défectuosité des onduleurs. Encore « un incident que l’on pensait impensable ». Cela ne sonne-t-il pas comme un avertissement ? Qui a dit que le numérique était « immatériel », que les sites web reposaient sur un nuage (cloud) ? Faut-il redonder le SauteRhin ?

Fukushima

Dès le second article, il sera donc question de Fukushima. Et comme il fallait tenir l’idée d’un principe franco-allemand, ce sera donc avec le sociologue Ulrich Beck.

Le tremblement de terre de Kanto de 1923 vu par le caricaturiste Rakuten Kitazawa, qui passe pour le précurseur du manga japonais. Le dessin suggère déjà que la catastrophe n’est plus si naturelle que cela.

« La notion de catastrophe naturelle est fausse. La nature ne connaît pas de catastrophe. Un tsunami ou un tremblement de terre ne deviennent catastrophes qu’à l’horizon de la civilisation humaine » (Ulrich Beck)

Je retiens de ce que j’avais publié à l’époque, quelques citations du sociologue de la Société du risque, Ulrich Beck :

« On ne pourra pas considérer ce qu’il s’est passé au Japon comme un malheur exclusivement et spécifiquement japonais. Certes, on identifiera comme cause le tremblement de terre et la tectonique des plaques. Mais les narrations sécuritaires devront être modifiées. Pour le moment, les questions de sécurité sont appréhendées de manière strictement technique. Les procédures d’agrément sont exclusivement techniques. Nous assistons à l’effondrement d’une telle conception (philosophie) de la sécurité […] ».(Frankfurter Rundschau. 13 mars 2011)

Dans un entretien avec la Süddeutsche Zeitung, il relevait que le point commun à toutes les crises qui semblent suivre le scénario de son livre (le tsunami en Indonésie, Katrina à la Nouvelle Orléans mais aussi la crise financière) est qu’elles passaient pour improbable et qu’à chaque fois « le cadre institutionnel et cognitif a été mis en défaut ». L’idée qu’une prévention des catastrophes à venir puisse reposer sur la perception de celles qui ont déjà eu lieu ne tient plus puisque nous savons désormais que l’impossible est possible. L’inimaginable est ce que la technique exclut comme possible. Or, il faut désormais « prendre en compte l’impensable » expliquait le sociologue. Il poursuivait :

« L’une des questions essentielles des débats à venir sera de savoir comment intégrer le non calculable, l’improbable dans les procédures d’agrément [de certification]».

Il posait aussi la question de la chaîne d’irresponsabilité mise en place à l’échelle globale.

« Quand on pose la question de savoir à qui la faute, on constate immédiatement l’existence d’une sorte d’irresponsabilité organisée. Tout le monde se renvoie la balle. Les techniciens disent n’avoir commis aucune erreur et de s’être tenus à un certain nombre de pronostics. Les hommes politiques disent s’être fiés aux techniciens. Et les responsables des pronostics rejettent la faute sur les techniciens et les hommes politiques. »

Ce système d’irresponsabilité généralisée complète la croyance fausse qu’il suffit d’examiner techniquement la sûreté de chaque élément pris séparément sans prendre en compte celle de l’ensemble des dispositifs qui pourtant ne s’en déduit pas.

Mécréance et discrédit

J’avais retrouvé Ulrich Beck et pu le saluer brièvement à la fin de l’année 2011 aux Entretiens du nouveau monde industriel auxquels nous avaient invités Bernard Stiegler sur le thème Confiance, croyance, crédit dans les mondes industriels. Je n’en avais pas parlé alors et le complète aujourd’hui. En introduction à ces journées, B. Stiegler avait, en en définissant les enjeux, notamment déclaré, en s’appuyant sur le sentiment de fêlure dans la confiance au progrès perçu par Freud dès 1929 :

« Il y a une crise de foi et de confiance qui a été engendré par le fait que le modèle industriel qui est apparu il y a un siècle a atteint ses limites. Il a épuisé les ressources naturelles et les grands équilibres de la biosphère tout en détruisant l’attention, l’économie libidinale, les processus d’idéalisation, de sublimation et d’investissement dans les objets de désir en général (amants, époux, familles, savoirs, entreprises, dieux), ce qui a installé une situation de non-croyance, ce que j’ai appelé une mécréance, dont il a résulté un discrédit.
Or, dans le même temps que le consumérisme s’écroule, un nouveau monde industriel est en train d’apparaître, qui nécessite de nouveaux types d’investissements qui n’ont pas de rentabilité à court terme et par rapport auxquels l’ancien monde résiste : cet ancien modèle est celui qui a produit Fukushima avec Tepco, c’est aussi le modèle de Servier, c’est le modèle de Goldman Sachs qui a tué la Grèce moderne, c’est le modèle de pseudo-systèmes de ’’crédit’’et d’ ’’investissement’’ qui sont devenus des systèmes de spéculation sur la dette, c’est à dire de destruction de l’investissement »

(Bernard Stiegler : Inquiétude, défiance, discrédit à l’aube d’un nouveau monde industriel in Croyance, confiance, crédit dans les mondes industriels. Sous la direction de Bernard Stiegler. FYP Editions 2012. P. 15)

Ulrich Beck était intervenu sur le thème de « la société du risque mondialisé » dont il définissait quatre critères : la dé-localisation, c’est à dire l’impossibilité de circonscrire localement les catastrophes, l’incalculabilité c’est à dire l’incertitude structurelle des risques engendrés par les connaissances scientifiques, l’incompensabilité, c’est à dire l’effondrement d’une logique qui rendait les accidents tolérables parce que compensables, l’inconnaissabilité : « nous ne savons pas ce qui dans notre savoir nous fait défaut ». Les savoirs sont aujourd’hui vermoulus en raison de leur perte de finalités supérieures. Par le devenir techno-sciences des sciences, les savoirs sont absorbés par les machines qui les prolétarisent. La technicisation de la science lui a fait perdre de vue ses finalités. Elles sont orientées sur les usages et leur calculabilité et non sur les savoirs qui relèvent de l’incalculable.

Aux mêmes Entretiens du nouveau monde industriel, en 2011, j’avais pu aussi entendre le philosophe japonais Hidetaka Ishida sur le thème Catastrophe et médias. Il avait noté la « coïncidence » entre la catastrophe, la fin de la télévision analogique et l’apparition des réseaux sociaux pour suppléer à la perte de crédibilité de la télévision et la perte de confiance dans le gouvernement pour ne rien dire de l’industrie nucléaire, comme si  tout cela scellait la fin d’une époque.

« Faire expérience d’une catastrophe, c’est peut-être cela. On ne se sent plus situé sur le même sol du monde. Tout d’un coup, on est déjà passé de l’autre côté d’un pli du monde. L’événement serait ce pli du temps. Personne en effet n’aurait imaginé que dans le monde d’aujourd’hui nous eussions en une journée quelque 20 milles morts et disparus tout d’un coup ; personne n’aurait cru que les villes fussent si vulnérables et les habitants de la terre si démunis et désemparés devant les menaces nucléaires. Les images des maisons blanches et voitures également blanches emportées par les tsunamis ont scellé la fin d’une époque.
Le sol de confiance a été emporté par les tsunamis d’information, le Moi/Nous télévisuel profondément ébranlé. Est-ce une pure coïncidence que ce désastre ait eu lieu en cet an 2011, année de la fin de la télévision analogique ? Tout se passe comme si cet événement scellait la fin de la TV et par là, bel et bien la fin de l’ère de l’Après-Guerre ».

(Hidetaka Ishida : Catastrophe et media in Croyance, confiance, crédit dans les mondes industriels. Sous la direction de Bernard Stiegler. FYP Editions 2012. Pp. 127 à150)

Deux médias ont fait leur apparition, l’un, ancestral, le ihai, tablette religieuse liée au culte des ancêtres et le ketai, téléphone portable pour avoir ou donner des nouvelles de et à ses proches. Hidetaka Ishida ajoutait :

« Telles sont les deux couches de communication et de mémoire qui sont intervenues en ce temps de détresse. Ceci témoigne de la socialité des réseaux et des liens sociaux que nouent en profondeur une population et des communautés dans une situation d’urgence. On a découvert bien après coup que l’emplacement des jinja (sanctuaires shinto) et les toponymes témoignaient du souvenir millénaire des tsunamis et des inondations.
Les sanctuaires shinto se placent souvent sur les lignes de démarcation qui ont séparé les eaux et la terre lors des inondations. Ainsi l’étymologie de leurs noms, tel le Namiwake (étymologiquement « sanctuaire séparant  eaux et terre ») ou le Tsunomitu (étymologiquement « vagues envahissantes ») portent et véhiculent les mémoires orales des tsunamis passés. Ce sont ces mémoires inscrites à même le sol comme noms de lieux qui resurgissent avec la catastrophe. La Terre, secondée par la tradition orale, s’avère être ainsi le premier medium d’inscription »

(Hidetaka Ishida :oc)

Failles

Faille est un mot issu de l’ancien français faillir qui signifie littéralement « manquer ». C’est un terme utilisé par les mineurs du Nord-Est de la France lorsqu’ils ne trouvaient plus le filon ou la couche qu’ils exploitaient. Ils disaient alors que cette couche avait « failli », c’est-à-dire qu’elle manquait car elle avait été décalée par une discontinuité. (Wikipedia). La faille est ce qui manque, qui fait défaut. Avec Fukushima nous avons eu affaire non seulement avec une faille tectonique à l’origine du tsunami qui a produit la catastrophe nucléaire mais aussi à une faille de mémoire et une faille des savoirs, du calculable.

La catastrophe de Fukushima n’est pas terminée. En matière de nucléaire, il n’y a jamais de fin. La preuve dans mon jardin.

Du césium-137 dans mon jardin

En février dernier (2021), j’ai découvert dans mon jardin et sur ma voiture des traces de sable du Sahara. Il arrive que les conditions météorologiques nous en amène. Rien d’inhabituel à cela, n’était une fréquence et une amplitude accrues. A cela s’ajoute que cette fois des mesures de radioactivité ont été faites par l’Acro (Association pour le contrôle de la radioactivité de l’ouest). Qui a procédé, dans le Jura, à un prélèvement sur toute la surface d’une voiture à l’aide de multiples frottis. Ces frottis ont été transférés au laboratoire de l’ACRO (un laboratoire accrédité par l’Autorité de sûreté nucléaire) pour une analyse de radioactivité artificielle par spectrométrie gamma (sur un détecteur GeHP).

« Le résultat de l’analyse est sans appel. Du césium-137 est clairement identifié. Il s’agit d’un radioélément artificiel qui n’est donc pas présent naturellement dans le sable et qui est un produit issu de la fission nucléaire mise en jeu lors d’une explosion nucléaire.
Considérant des dépôts homogènes sur une large zone, sur la base de ce résultat d’analyse, l’ACRO estime qu’il est retombé 80 000 Bq au km2 de césium-137.
L’épisode du 6 février constitue une pollution certes très faible mais qui s’ajoutera aux dépôts précédents (essais nucléaires des années 60 et Tchernobyl). Cette pollution radioactive – encore observable à de longues distances 60 ans après les tirs nucléaires – nous rappelle cette situation de contamination radioactive pérenne dans le Sahara dont la France porte la responsabilité »,

précise l’association dans son communiqué.

Selon le journal Le Monde, l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) a confirmé jeudi 4 mars « que l’épisode de sable saharien qui a touché la France en février s’était traduit par des niveaux de césium jusqu’à 11 fois supérieurs aux moyennes de février 2019 et 2020 sur certaines de ses stations de mesures ». Je reviendrai plus loin sur les pollutions aux particules fines, les effets sur la santé et les liens possibles avec la pandémie.

10 ans pour fermer la Centrale nucléaire de Fessenheim

Alors que l’Allemagne avait rapidement pris la décision de sortie du nucléaire qui devrait être effective l’année prochaine, certes au prix des centrales à charbon, il aura fallu dix ans d’atermoiements et de foutage de gueule pour que la vieille centrale de Fessenheim, bâtie sur une faille sismique en contrebas du niveau du Rhin et ayant atteint la limite d’âge, soit enfin fermée. La vie des autres installations est prolongée par des mesures de renforcement de la sécurité de leurs réacteurs. Elles devraient être effectives d’ici 2035. Enfin peut-être : on sait ce qu’il en est des promesses d’EDF dans ce domaine.

En « feuilletant », si l’on peut dire avec une souris, cette première année du SauteRhin, j’ai parlé du Rhin, rédigé une série sur le Mur de Berlin, fait la découverte d’Anselm Kiefer au musée Würth d’Erstein, parlé du fétichisme automobile (Musée Tinguely + Car Culture à Karlsruhe). Etc. Je ne vais pas en faire le tour. A l’époque, je traitais encore un peu et pour quelque temps encore l’actualité allemande avec notamment le mouvement Occupy.

Au fil des différentes chroniques – tiens, voilà un mot qui me revient pour l’occasion – publiées, je me suis inspiré de différentes formes. Dans celle consacrée à L’essai comme forme de Theodor Adorno, j’avais noté que l’essai est la forme critique par excellence. Et critiquer, c’est expérimenter. L’essai est la forme de cette expérimentation, de cette pensée. L’essai est une façon de penser librement un objet librement choisi. Une pensée imaginative, de désobéissance aux catégorisations, voilà qui me convient assez bien pour mon blog. Il y a aussi la tradition des histoires d’almanach, celle de la collecte d’histoires préexistantes retravaillées pour être transmises. Ces histoires n’imposent pas une lecture continue. On y puise au gré de son envie ou de ce qui accroche le lecteur. En ce sens on n’a jamais fini de les lire. N’est-ce pas aussi un peu ce qui se passe avec nos blogs ? J’aime beaucoup aussi l’idée de reportage dans les livres. Je l’emprunte à Mona Cholet qui se qualifie d’enquêteuse dans les livres.

Je ne vais pas faire l’article de toutes les chroniques. Je laisse le soin à ceux qui le souhaitent d’aller y faire un tour. J’y reviendrai peut-être. J’ai la vague idée de procéder à des regroupements de textes si je trouve une forme éditoriale adéquate. Je saute à l’année 2020 et je passe de Fukushima à la pandémie Covid-19.

En novembre dernier 2020, ayant été « cas contact », j’avais été testé « positif ». Mais j’ignore ce que cela veut dire exactement. Ayant été radicalement asymptomatique, autant dire en pleine forme, compte tenu des circonstances, bien entendu, j’avais demandé une confirmation du test, ce que le laboratoire avait refusé. Après une semaine d’isolement, le nouvel examen avait été … négatif.

Le sens des mots

Je me suis rapidement, après le déclenchement de la pandémie Covid-19 intéressé aux sens de certains mots. Commençons par l’un de ceux que je n’ai pas traité et qui continue à prêter à confusion, notamment entre un virus et la maladie qu’il provoque chez un certain nombre de personnes parmi lesquelles il faut déplorer un trop grand nombre de décès.

Pandémie

Selon l’OMS, on parle de pandémie en cas de propagation mondiale d’une nouvelle maladie. On le fait dès lors qu’elle touche plusieurs pays et continents. On parle donc de LA pandémie Covid 19 comme d’une maladie émergente à coronavirus. Le virus en question se nomme LE SARS-CoV-2. Selon la bien nommée Banque de dépannage linguistique du Québec, il existe une règle linguistique selon laquelle, « sauf exception, le déterminant qui précède un sigle prend le genre et le nombre du premier mot qui compose ce sigle ». En vertu de cette règle, COVID-19 est de genre féminin, car dans la forme longue du terme français, maladie à coronavirus 2019, le mot de base est maladie. De même le virus se nomme LE SARS-COV-2 puisqu’il s’agit de l’ acronyme anglais de severe acute respiratory syndrome coronavirus. LE coronavirus du syndrome respiratoire aigu sévère. Que le langage courant se soit affranchi de cette règle ne justifie pas que l’on s’en affranchisse de même.

J’ai appris récemment qu’il faudrait plutôt parler de syndémie que de pandémie. Une syndémie caractérise un entrelacement de maladies, de facteurs biologiques et environnementaux qui, par leur synergie, aggravent les conséquences de ces maladies sur une population. Le terme a été développé par l’anthropologue Merrill Singer dans les années 1990. Il est souvent utilisé dans la littérature médicale autour des affections liées au VIH ou à la toxicomanie.

« La Covid-19 n’est pas une pandémie », affirmait, il y a peu, Richard Horton, rédacteur en chef de la revue médicale, The Lancet. Certes, sa propagation est devenue un problème mondial (du grec pan-, « tout »). Mais le virus a également profité de la corrélation avec de nombreux autres facteurs pathologiques minant la santé humaine de manière structurelle : obésité, diabète, tabagisme, cancer, etc. La Covid-19 ne peut être pensée indépendamment de ces problèmes de fond : « c’est une syndémie » – du grec syn-, « avec » (Source). On peut ajouter comme co-facteurs, le lien entre la pandémie et la perte de biodivesité, l’état de nos hôpitaux, l’état de la recherche scientifique, etc.

Guerre, confinement, distanciation sociale

J’avais commencé par évoquer les

« Alliés de guerre » en mode préservatif

(Publié le 22 mars 2020)

« Portrait eines cholera präservativ Mannes aus Saphirs Zeitschrift: der deutsche Horizont » (koloriert) Staatsarchiv Freiburg A 66/1. Portrait d’un homme qui se préserve du choléra. (Source).

Devant des recommandations contradictoires, et à défaut de savoir les discerner, il y a deux options : soit les ignorer toutes, soit les adopter toutes. C’est cette dernière possibilité qui a inspiré l’auteur autrichien Moritz Gottlieb Saphir (1795-1858) pour son journal satirique paraissant à Munich „Der deutsche Horizont“. Ce qui frappe bien sûr dans cette caricature est qu’elles sont celles de préservatifs ambulants, il est question de corps en « déplacement » alors que nous vivons aujourd’hui une situation inverse de confinement. Drôle de mot d’ailleurs mais celui de guerre est pire encore.

Confinement évoque la cellule du même nom dans les prisons ou l’enceinte dans les centrales nucléaires. Et l’interdiction faite à un malade de quitter la chambre. On confine donc les prisonniers récalcitrants, les produits radioactifs, les malades contagieux. Aujourd’hui, le confinement concerne des personnes non malades, en bonne santé mais potentiellement et même a-symptomatiquement contaminantes. Ce renversement est inédit. Être en résidence surveillée était donc le sort de ceux qui avaient été désignés comme des « alliés de guerre » selon l’expression du Ministre de l’intérieur d’alors. En allemand, on se sert du mot anglais lockdown après avoir utilisé celui de Ausgangsperre qui signifie littéralement interdiction de sortie. Pour Pâques, le gouvernement et les Laenders allemands ont tenté de traduire, après quinze heures de discussion, confinement en Ruhepause, pause. Repos obligatoire pour tous du Jeudi saint au Lundi de Pâques. Le repos de Pâques aurait signifié instituer un jour chômé le jeudi et la fermeture des magasins le samedi. Une journée plus tard, la Chancelière opérait un rétropédalage radical, pour la raison principale que ce n’était pas faisable techniquement c’est à dire  juridiquement. Au moins, assumait-elle la responsabilité de cette « erreur ». Ce qui vu de France où l’on ne s’embarrasse pas de ces formalités apparaît remarquable. Dans les deux pays, cela révèle cependant l’absence de pensée un temps soit peu claire sur ce qu’il se passe réellement. En France, il aura fallu un an pour que pointe l’idée d’une réponse « régionale, adaptée et ciblée » à la crise sanitaire. Mais toutefois toujours selon une stricte verticalité et du haut en bas. Une transformation du fédéralisme allemand semble se profiler. Les deux systèmes ont atteint leurs limites.

Dans un discours à la nation, le président de la République avait utilisé sept fois le mot guerre. Nous serions en guerre ! Mais contre quel ennemi ? Il était temps de se demander : Qu’est -ce donc qu’un virus ? Un ennemi ? J’ai été frappé par le fait qu’il n’existe en français aucun ouvrage accessible décrivant les virus autrement qu’à travers les pathogènes, ce qu’ils sont très loin d’être tous. J’avais fort heureusement découvert un livre en allemand de la virologue Karin Mölling. Elle a été 20 ans chercheuse à l’Institut Max Planck de génétique moléculaire à Berlin avant de devenir professeure et directrice de l’Institut de médecine virologique à l’Hôpital universitaire de Zürich. Au centre de ses travaux : le virus HIV et le développement de nouvelles thérapies contre le sida et le cancer.

Au commencement était le virus

(Publié le 5 avril 2020)

Pour ce qui concerne les virus, le terme de guerre est particulièrement inapproprié. Un virus n’est pas en guerre contre les hôtes dont il a besoin. Il est opportuniste et saisit les occasions qui se présentent à lui quand il vient à manquer de ses hôtes naturels. On pourrait en déduire que cesser de détruire les écosystèmes de leurs hôtes naturels, serait une mesure de prévention des pandémies. Dans la nature, il n’y a ni Bien ni Mal, ni bons ni méchants, il y est question seulement de survie et de reproduction, explique Karin Möling. Elle a publié en 2015, en allemand, un livre étonnant : La suprématie de la vie / Voyage dans l’étonnant monde des virus. En anglais, le titre choisi est particulièrement évocateur de sa thèse : Viruses: More Friends Than Foes (Virus: plus d’amis que d’ennemis). Les virus sont pour le moins présents dès l’origine de la vie. Ils lui sont même tout à fait indispensables. Une infime minorité devient pathogène pour l’essentiel pour des raisons environnementales mais selon des modalités complexes dont l’hypothèse simple d’un saut d’espèce ne rend pas bien compte. On ne sait toujours pas quel est l’origine du virus qui nous soucie et par quels mécanismes de départ il s’est répandu.

Les virus « architectes » de paysages. Les mégavirus des algues marines Emiliania huxleyi, les Coccolitho-virus (du grec κοκκος «pépin», λίθος «pierre») transforment le calcium des algues en carbonate de calcium et forment ces falaises de craie que l’on peut voir sur l’île allemande de Rügen.

Ce qui m’a intéressé, c’est l’idée générale que l’on ne peut pas faire l’équation virus = maladie, voire mort. Or, c’est bien cette idée fausse qui se transmet. Et en termes guerriers.  J’ai entendu une « psychanalyste » dire, sans nuance à la radio où tout deviendrait plus clair, qu’aux enfants petits, « on peut expliquer que les virus sont des petites bêtes invisibles, et très malines mais que l’on peut être plus malins qu’elles, leur faire la guerre, et la gagner ». Il parait que c’est une façon ludique d’enseigner…Un phénomène biologique qui relève de la vie ne peut-être assimilé à ce que seuls les humains sont capables de faire : la guerre. Entre temps, mais, comme on le voit l’idée était déjà là, l’État nous a déclaré en guerre. Ce qui nous place en situation infantile. Et j’ai vu passer l’expression pédagogie de guerre. Pauvres enfants.

Depuis, nous sommes passés du en guerre contre au vivre avec le virus. A moins que ce ne soit les deux en même temps. Mais la structure binaire ami/ennemi n’a pas disparue. L’ennemi est toujours le virus et l’ami, le vaccin. Non que je conteste le vaccin mais cette démarche exclusive et binaire se fait au détriment du corps complet du patient. Pourtant, l’on parle bien de co-morbidité. Sans même évoquer ici tous les autres facteurs environnementaux et les effets collatéraux sur la santé physique et mentale de la population.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, il n’y a pas de consensus scientifique pour classer les virus dans le monde du vivant contrairement à la bactérie, ce qui peut surprendre au vu de ses capacités de mutations et de recombinaisons mais s’expliquerait par le fait qu’il est entièrement dépendant d’une cellule hôte.

Je ne reprends pas ici dans le détail du livre de Karin Mölling. On pourra se reporter à la chronique que j’y ai consacré. J’avais conclu qu’il s’agissait aussi d’un plaidoyer pour la recherche fondamentale. Et j’avais, pour finir, cité le témoignage de Bruno Canard, chercheur du CNRS spécialiste des Coronavirus, lu au moment du départ de la manifestation #facsetlabosenlutte.

« Je suis Bruno Canard, directeur de recherche CNRS à Aix-Marseille. Mon équipe travaille sur les virus à ARN (acide ribonucléique), dont font partie les coronavirus. En 2002, notre jeune équipe travaillait sur la dengue, ce qui m’a valu d’être invité à une conférence internationale où il a été question des coronavirus, une grande famille de virus que je ne connaissais pas. C’est à ce moment-là, en 2003, qu’a émergé l’épidémie de SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère) et que l’Union européenne a lancé des grands programmes de recherche pour essayer de ne pas être pris au dépourvu en cas d’émergence. La démarche est très simple : comment anticiper le comportement d’un virus que l’on ne connaît pas ? Eh bien, simplement en étudiant l’ensemble des virus connus pour disposer de connaissances transposables aux nouveaux virus, notamment sur leur mode de réplication. Cette recherche est incertaine, les résultats non planifiables, et elle prend beaucoup de temps, d’énergie, de patience.
C’est une recherche fondamentale patiemment validée, sur des programmes de long terme, qui peuvent éventuellement avoir des débouchés thérapeutiques. Elle est aussi indépendante : c’est le meilleur vaccin contre un scandale Mediator-bis.
[…] Mais, en recherche virale, en Europe comme en France, la tendance est plutôt à mettre le paquet en cas d’épidémie et, ensuite, on oublie. Dès 2006, l’intérêt des politiques pour le SARS-CoV avait disparu ; on ignorait s’il allait revenir. L’Europe s’est désengagée de ces grands projets d’anticipation au nom de la satisfaction du contribuable. Désormais, quand un virus émerge, on demande aux chercheur·ses de se mobiliser en urgence et de trouver une solution pour le lendemain.
[…] La science ne marche pas dans l’urgence et la réponse immédiate.
Avec mon équipe, nous avons continué à travailler sur les coronavirus, mais avec des financements maigres et dans des conditions de travail que l’on a vu peu à peu se dégrader. Quand il m’arrivait de me plaindre, on m’a souvent rétorqué : Oui, mais vous, les chercheur·ses, ce que vous faites est utile pour la société… Et vous êtes passionnés » […]
On peut lire ici l’intégralité du texte.

Passionnés donc pas besoin d’argent. Résultat : comme le notait récemment Le Monde,  Derrière l’Institut Pasteur et Sanofi, c’est tout l’appareil de la recherche française qui a décroché : « Les échecs à développer un vaccin ont mis en lumière une faiblesse en matière de recherche pharmaceutique. Ils ne sont que la face émergée d’un iceberg en perdition ».

Un autre résultat se trouve dans cette expression désemparée du président du Conseil scientifique :

Dans son livre Tempête parfaite, chronique d’une pandémie annoncée (Seuil), qui reprend ses chroniques pendant la pandémie Covid-19, le microbiologiste Philippe Sansonetti, titulaire de la chaire Microbiologie et maladies infectieuses au Collège de France, écrit (c’est moi B.U. qui souligne) :

« …R0, seuil épidémique, taux d’attaque, immunité collective, tous ces termes techniques […] ne sont en réalité que des paramètres descriptifs de la dynamique pandémique. Ils sont a posteriori. Ils permettent certes une modélisation mathématique offrant des capacités d’anticipation, mais ils nous informent peu sur les mécanismes sous-tendant cette dynamique, qui est multifactorielle : biologique, certes, mais aussi écologique, climatique, anthropologique, sociologique, éthologique, démographique, économique et sociale. C’est le grand défi qui émerge de cette pandémie : décrypter son génie. […] C’est une science multidisciplinaire qu’il faut refonder pour affronter les défis des pandémies et des désastres écologiques et climatiques qui sont un seul et même combat». (Pp. 152-153)

Une question m’avait taraudé : pourquoi n’ai-je pas le moindre éclat de souvenir de la grippe de Hong-Kong, qui a fait, en France plus de 31 000 morts après mai 1968 ? Avions-nous à ce point la tête ailleurs ? Ou est-ce le coup de massue (et de Massu) gaulliste ? Ou est-ce notre rapport à la mort qui a changé ? Les trois peut-être ? En tous les cas,  nous avons une mémoire diluée des épidémies

S’il y a des textes littéraires qui parlent d’épidémies, Sophocle (Oedipe-Roi), Daniel Defoe, Albert Camus, Edgar Poe, Jean Giono, Gabriel Garcia Márquez, Antonin Artaud, Goethe (Le Docteur Faust et la peste, on oublie que le célèbre docteur a d’abord guéri les habitants de la peste), je n’en connais pas qui parlent de virus proprement dit. Je me suis donc intéressé à un texte de théâtre, le tout dernier avant sa mort, de Heiner Müller, intitulé Guerre des virus. Je concluais l’article par la question suivante : N’est-ce pas parce que le virus tombe dans le désert nihiliste dans lequel nous sommes, dans une catastrophe déjà là (Walter Benjamin), qu’il pose de tels problèmes alors qu’en sous-main se préparent de grandes transformations ? J’avais également étudié un poème du même auteur inspiré du Journal de l‘année de la peste de Daniel Defoe et intitulé Cent pas. Il évoquait l’une des expressions émergentes, celle de distanciation sociale que Frédéric Neyrat a appelé un séparatisme de contrôle. J’avais accueilli un billet invité : Histoire, tourisme et épidémie, l’exemple de La Mort à Venise de Thomas Mann. En présentation , je citais :

« Ce n’est pas le virus, c’est l’homme qui fait l’épidémie. Le virus est sédentaire : il n’a aucun moyen de locomotion. Pour se déplacer, il lui faut passer de corps en corps. C’est ce qu’exprime l’étymologie du mot épidémie : le terme est emprunté au latin médical “epidemia”, lui-même issu de la racine grecque “epidemos” – “epi”, qui circule, “demos”, dans le peuple. » (Norbert Gualde, immunologue, cité dans Le Monde 21/05/2020)

La pensée globalisante masque l’hypothèse qu’indépendamment des facilités et vitesses de circulation des porteurs de virus, l’inégalité de répartition de la Covid 19, pourrait être liée à l’existence de territoires déjà malades ou du moins vulnérabilisés par d’autres facteurs par exemple le cocktail mortifère chimie-carbone.

« L’hypothèse d’un lien entre exposition à la pollution atmosphérique et risque Covid-19 a été analysée à partir des données européennes  de mortalité associée au Covid-19 – il a été montré combien l’exposition aux NO2 (dioxyde d’azote, polluant principalement lié au trafic routier) pourrait contribuer à expliquer la distribution géographique des décès. Cette étude a notamment révélé que plus de 90% des décès pour Covid survenaient dans des régions où les concentrations maximums en NO2 dépassaient les 50mmol/m2. Or ces territoires soumis à une pression environnementale forte peuvent également être ceux où se concentrent les populations ayant un état de santé moins bon que les territoires où la pression environnementale est moins importante », notait dans Libération (7 juin 2020) un groupe de chercheuses

Cette hypothèse a été relancée à propos de l’épisode saharien cité plus haut.

« Le rôle des concentrations élevées en particules fines dans l’air pourrait être l’un des facteurs déterminants majeurs tant de la transmission que de la gravité du Covid-19. Qu’elles soient d’origine naturelle comme le sable du désert ou anthropiques, les particules fines sont associées à des rebonds épidémiques de maladies respiratoires transmissibles, et notamment de Covid-19. » (Antoine Flahaut cité par Le Monde)

Des zoonoses aux zoomoses

Il est à peu près établi que la pandémie Covid-19 est d’origine zoonotique même si l’on ne sait toujours pas exactement comment les choses se sont passées, la piste pangolin ayant été abandonnée. Encore trop d’auteurs légitiment préoccupés par les questions d’écologie font l’impasse sur les technologies numériques qui pourtant conditionnent les savoirs en les faisant dans un premier temps régresser. Au risque de mal atterrir, victimes de zoomoses.

Naomi Klein écrivait dans son texte qui a été traduit sous le titre : La stratégie [en fait une doctrine] du choc du capitalisme numérique :

« Ce futur qu’on nous vend est un avenir dans lequel nos maisons ne seront plus jamais exclusivement des espaces personnels, mais aussi, grâce à la connectivité numérique à haut débit, nos écoles, nos cabinets médicaux, nos gymnases et… nos prisons. Bien sûr, pour beaucoup d’entre nous, ces mêmes maisons étaient déjà devenues nos lieux de travail et de divertissement avant la pandémie, et la surveillance des détenus « dans la communauté » était déjà en plein essor. Mais dans ce futur qui se construit à la hâte, toutes ces tendances sont prêtes à se radicaliser ».

Et elles se sont radicalisées. Les Gafam ont leur petite idée de l’après-Covid. Lisons ce qu’en disait l’ancien PDG de Google :

«  Comment les technologies émergentes déployées dans le cadre de la crise actuelle pourraient-elles nous propulser vers un avenir meilleur ? Des entreprises comme Amazon savent rendre efficaces l’approvisionnement et la distribution. Elles devront à l’avenir fournir des services et des conseils aux responsables gouvernementaux qui ne disposent pas des systèmes informatiques et des compétences nécessaires. Nous devrions développer l’enseignement à distance, qui est expérimenté aujourd’hui comme jamais auparavant. En ligne, il n’y a pas d’exigence de proximité, ce qui permet aux étudiants de recevoir l’enseignement des meilleurs professeurs, quel que soit le secteur géographique où ils résident… L’impératif d’une expérimentation rapide et à grande échelle accélérera également la révolution biotechnologique… Enfin, le pays a besoin depuis longtemps d’une véritable infrastructure numérique… Si nous voulons construire une économie et un système éducatif d’avenir basés sur le “tout à distance”, nous avons besoin d’une population pleinement connectée et d’une infrastructure ultrarapide. Le gouvernement doit investir massivement, peut-être dans le cadre d’un plan de relance, pour convertir l’infrastructure numérique du pays en plateformes basées sur le cloud et relier celles-ci à un réseau 5G. »
(Eric Schmidt, ancien PDG de Google cité par Naomi Klein)

Les nouvelles installations industrielles en Alsace-Moselle, Huawei, le démarrage de la 5G alors que Strasbourg doit devenir le « cœur numérique » de l’Espace Schengen font faire un bond vers la société automatique et d’hypercontrôle. On devrait peut-être y réfléchir à deux fois avant d’affirmer tout de go que toute l’économie a été suspendue non seulement pour les raisons citées mais aussi parce que l’artificialisation des terres agricoles, pour ne parler que de cela, se poursuit à un rythme soutenu.

Quid de nos données de santé ?

C’est une question que je rajoute aujourd’hui. Le gouvernement a profité de l’état d’urgence sanitaire pour accélérer le développement du Health Data Hub (HDH). Il s’agit d’un projet visant à centraliser l’ensemble des données de santé de la population française. Il est prévu qu’il regroupe, entre autres, les données de la médecine de ville, des pharmacies, du système hospitalier, des laboratoires de biologie médicale, du dossier médical partagé, de la médecine du travail, des EHPAD ou encore les données des programmes de séquençage de l’ADN, transformant les lieux de soin en plateformes de données misant sur des capacités fantasmées de l’Intelligence artificielle (Cf), alors que l’ubérisation de la pratique médicale est en cours. Les « conditions juridiques nécessaires ne semblent pas réunies » pour confier le mégafichier des données de santé françaises « à une entreprise non soumise exclusivement au droit européen », a estimé l’Assurance maladie, désignant ainsi Microsoft, choisi par le gouvernement, sans appel d’offres, comme prestataire. La Cnil avait émis à deux reprises de sévères critiques sur le flou et la porosité du dispositif.

« Placé sous la tutelle du ministère de la santé, le HDH est chargé de centraliser les données pseudo-anonymisées de santé. Premier point contesté : le choix d’en confier l’hébergement à Microsoft. La Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) a souligné de potentiels conflits de législation, en rappelant que Microsoft disposerait des clefs de chiffrement des données. Si cette prestation d’hébergement est soumise au règlement européen sur la protection des données, Microsoft – un acteur mondial dont le siège social est aux Etats-Unis – serait soumis à la législation américaine, avec des risques de transfert des données aux Etats-Unis. Des acteurs de ce domaine critiquent aussi que ce choix ait été opéré en invoquant l’urgence, qu’il paraisse contradictoire avec l’objectif d’une relance de la politique industrielle française et européenne et qu’il s’accompagne d’opacité, les dispositions du contrat n’étant pas publiques ».( Christian Babusiaux, ancien président de l’Institut des données de santé :  La politique publique des données de santé est à réinventer)

Autre sujet de controverse : l’entreprise franco-allemande Doctolib par lequel s’organisent les rendez-vous de vaccination et qui a profité du confinement pour augmenter ses prélèvements auprès des médecins utilisant ses services. En juillet dernier, elle s’est fait volé les données de rendez-vous de milliers de patients. Il lui est reproché par un collectif d’associations de patients et de syndicats de médecins de faire appel au géant américain Amazon Web Services pour héberger les données de santé.

Qui parle d’État protecteur ?

Bernard Stiegler

Le 5 août 2020 mourait Bernard Stiegler. Une grosse perte pour moi comme pour beaucoup d’autres. En hommage, je suis remonté virtuellement le Danube en sa compagnie. Il s’est exprimé sur la pandémie :

« La pandémie qui a paralysé le monde en quelques semaines révèle désormais comme une évidence l’extraordinaire et effroyable vulnérabilité de l’actuel “modèle de développement”, et la potentielle multiplication des risques systémiques combinés qui s’y accumulent. Elle prouve que ce modèle est condamné à mort et qu’il nous condamnera à mort avec lui, où que nous soyons dans le monde, si nous ne le changeons pas. » (Bernard Stiegler : Bifurquer L’avertissement p.15)

Copie d’écran d’une scène de l’opéra finlandais Covid fan tutte que je vous présenterai plus loin. Ici, la conférence de presse des experts et de membres du gouvernement

Avec la crise de la pandémie, nous avons là encore, comme pour Fukushima, et d’autres bien entendu, affaire avec une cascade de failles : failles anthropiques dans les écosystèmes, failles dans la mémoire des épidémies, failles dans l’édition scientifique qu’a révélé le Lancegate, failles dans les systèmes de santé, failles dans les savoirs et les processus calculatoires :

« […] l’organisation des sciences contemporaines est problématique, car elle est régie par des processus calculatoires détachés du contenu scientifique.[…]. La science régie par le calcul est donc en difficulté pour prendre soin de ses connaissances, de la société et du monde. Cette difficulté est redoublée par la rapidité des changements technologiques actuels, produisant ce que Stiegler a appelé la disruption : une situation où la société ne parvient plus à domestiquer ses propres productions techniques dont la toxicité devient alors dominante. Dans le cas des sciences, la disruption signifie adopter tour à tour chaque nouvelle technologie en se préoccupant somme toute fort peu de la contribution de son utilisation à la connaissance et à la compréhension des phénomènes, au-delà du simple développement et déploiement de ces technologies.

(Mael Montevil : Science et entropocène Autour de « Qu’appelle-t-on panser? 2 » de Bernard Stiegler)

Je ferme ce tour d’horizon succinct qui met entre parenthèses bien des choses que j’ai publiées dans l’intervalle mais il me semblait intéressant de remettre en mémoire cet encadrement.

Les dimanches du SauteRhin

Le rendez-vous dominical a une histoire. Il n’en a en effet pas toujours été ainsi. Je l’ai d’abord introduit pour ralentir le rythme de publication qui me semblait trop précipité. Il est né de la nécessité de ne pas réagir à l’impulsion et de prendre du temps. A l’époque, j’annonçais les nouveautés de la façon suivante : Bon dimanche avec du nouveau dans le jardin du Sauterhin. Cette idée de jardin m’était venue d’Alexander Kluge. Devant le déluge d’images, de mots, qui nous submergent, nous oppressent, nous ôtent les mots de la bouche, devant les tsunamis de données numériques, A. Kluge avait proposé de construire des jardins qu’il appelle parfois aussi des ports ou des stations relais. Le jardin, à la fois horizontal et vertical (on peut creuser), convient mieux aussi parce qu’après tout on est dès l’origine dans la culture.

Cultiver son jardin c’est prendre un peu de temps et c’est cultiver l’estime de soi. Disons simplement pour faire court que c’est un moyen pour faire face aux chocs qui nous assaillent. L’existence de nouvelles technologies éditoriales a été un vrai bonheur pour moi. Il tient dans la nécessité de finaliser un travail pour le partager, l’adresser à quelqu’un même si je ne sais pas qui le recevra. Je m’efforce de partager de l’ouvert au sens où je tente de permettre au lecteur, qui veut bien en prendre le temps, d’écrire finalement lui-même le SauteRhin. C’est aussi, outre que je n’aime pas paraphraser les auteur.e.s surtout quand ils ou elles s’expriment mieux que moi et de manière plus concise, la fonction des citations comme façon d’ouvrir et comme accès direct aux sources. Et aux sources allemandes, bilingues, autant que faire se peut.

Le SauteRhin continuera. Peut-être à nouveau en changeant un peu de rythme. J’ai de plus en plus envie de prendre encore plus de temps pour approfondir mes sujets. Je remercie celles et ceux qui ont participé en apportant leurs contributions et souhaiterais non seulement qu’elles et ils continuent mais soient plus nombreux encore.

Covid fan tutte

Pour les dix ans du SauteRhin, je vous invite à l’opéra

Sur scène, les chanteurs répètent la Walkyrie de Wagner lorsqu’ils sont soudainement interrompus. La direction ayant été licenciée et la nouvelle d’un virus mondial se répandant rapidement, les Wagnériens sont soudainement invités à interpréter une satire moderne de la situation. Covid fan tutte revisite de manière satirique l’opéra classique de Mozart en adaptant son scénario pour refléter l’expérience de la Finlande pendant la crise du coronavirus. Avec la soprano Karita Mattila et dirigée par Esa-Pekka Salonen, la production suit avec légèreté la vie quotidienne des Finlandais, ponctuée par les conférences de presse du gouvernement et des experts. Le livret est de Minna Lindgren; la musique est (presque) à 100 % de Mozart.

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Le « gallo-germanisme » de Ludwig Feuerbach et René Schickele

Ludwig Feuerbach. Graphisme : August Weger

 

Le contexte de répression à l’Université et au-delà, dans l’Allemagne des années 1830, frappait ce que l’on pourrait appeler, au vu d’aujourd’hui, l’hegeliano-gauchisme. Elle visait en effet surtout les jeunes hégéliens mécréants en rupture avec le maître. Renversement « de la tête sur les pieds », comme l’on a pu dire, auquel le philosophe Ludwig Feuerbach a fortement contribué. Ce contexte invitait au rapprochement « spirituel » entre la France et l’Allemagne. Il a conduit Karl Marx et Arnold Ruge à créer, à Paris, en 1934, les éphémères Annales franco-allemandes. En 1832, Ludwig Feuerbach publiait à Zürich ses Thèses pour une réforme de la philosophie. L’une d’entre elles n’est pas passée inaperçue de René Schickele. La voici :

„ Wie die Philosophie, so der Philosoph, und umgekehrt: die Eigenschaften des Philosophen, die subjektiven Bedingungen und Elemente der Philosophie sind auch ihre objektiven. Der wahre, der mit dem Leben, dem Menschen identische Philosoph muß gallo-germanischen Geblütes sein. Erschreckt nicht, ihr keuschen Deutschen, über diese Vermischung! Schon Anno 1716 haben diesen Gedanken die Acta Philosophorum ausgesprochen. »Wenn wir die Deutschen und Franzosen gegeneinanderhalten, so haben zwar dieser ihre ingenia mehr Hurtigkeit, jene aber mehr Solidität, und man könnte füglich sagen, das temperamentum Gallico-germanicum schicke sich am besten zur Philosophie, oder ein Kind, welches einen Franzosen zum Vater und eine Deutsche zur Mutter hat, müßte (caeteris paribus) ein gut ingenium philosophicum bekommen.« Ganz richtig; nur müssen wir die Mutter zur Französin, den Vater zum Deutschen machen. Das Herz – das weibliche Prinzip, der Sinn für das Endliche, der Sitz des Materialismus – ist französisch gesinnt; der Kopf – das männliche Prinzip, der Sitz des Idealismus – deutsch. Das Herz revolutioniert, der Kopf reformiert; der Kopf bringt die Dinge zustande, das Herz in Bewegung. Aber nur wo Bewegung, Wallung, Leidenschaft, Blut, Sinnlichkeit, da ist auch Geist. Nur der Esprit Leibniz, sein sanguinisches, materialistisch-idealistisches Prinzip war es, was zuerst die Deutschen aus ihrem philosophischen Pedantismus und Scholastizismus herausriß“.

(Ludwig Feuerbach : Vorläufige Thesen zur Reform der Philosophie )

« La philosophie est à l’image du philosophe, et inversement : les qualités du philosophe, les conditions et éléments subjectifs de la philosophie sont aussi ses conditions et éléments objectifs. Pour être vrai, ne faire qu’un avec la vie et l’homme, le philosophe doit être de sang gallo-germanique. Que l’idée d’un tel métissage ne vous effraie pas, chastes Allemands! Les Acta Philosophorum de 1716 l’évoquent déjà : ’’À comparer Allemands et Français, les uns ont l’esprit plus vif, les autres plus solide, et l’on pourrait dire à propos que le tempérament gallo-germanique se prête le mieux à la philosophie ou bien qu’un enfant ayant pour père un Français et une Allemande pour mère devrait, cæleris paribus1, jouir d’heureuses dispositions philosophiques’’. Tout juste ; il suffit de faire de la mère une Française, et du père un Allemand. Le cœur — le principe féminin, le sens du fini, le siège du matérialisme — est français; la tête — le principe masculin, siège de l’idéalisme -, allemande. Le cœur révolutionne, la tête réforme ; la tête met les choses en ordre, le cœur les met en mouvement. Or, sans le mouvement, l’excitation, la passion, le sang, la sensibilité, point d’esprit. Il fallut attendre L’esprit* de Leibniz et son principe sanguin, à la fois matérialiste et idéaliste, pour que les Allemands fussent arrachés à leur pédanterie philosophique et à leur scolastique. »

1. « Toutes choses étant égales. »
* En français dans le texte

(Ludwig Feuerbach : Thèses provisoires pour une réforme de la philosophie (1842) in Ludwig Feuerbach Pour une réforme de la philosophie Ed. Mille.et.une.nuits 2004. Trad. Yannis Constantinidès pp 54-55)

Ludwig Feuerbach a joué un rôle important dans l’histoire de la philosophie. Il produira un effet « libérateur » sur ses jeunes contemporains, dira Friedrich Engels. Il a posé les bases d’une philosophie matérialiste. Son projet de réforme de la philosophie visait à sortir du fatras spéculatif des abstractions qui étaient pour lui autant de variations de la théologie au profit d’une philosophie de la vie, qui part de la vie telle qu’elle est. Il soulignait le rôle de l’empirie qui permettait à la philosophie de toujours rester jeune. Il fallait « admettre, écrivait-il, que voir est aussi penser et que les instruments des sens sont également les organes de la philosophie ». Pour lui, « le philosophe doit se laisser guider par les sens » et la philosophie commencer par la non-philosophie et les savoirs empiriques.

Le passage cité plus haut est extrait des Thèses provisoire en vue d’une réforme de la philosophie. Il y en a 69. Dans la thèse qui précède celle citée, il souligne la relation entre la tête domaine de la pensée et le cœur qui est celui de l’intuition elle même principe de la vie.

« C’est donc seulement là où l’existence s’unit à l’essence, l’intuition à la pensée, la passivité à l’activité, le principe antiscolastique et sanguin du sensualisme et du matérialisme français au flegme scolastique de la métaphysique allemande que se trouve la vie et la vérité »

René Schickele sur le pont du Rhin

J’ai découvert l’existence de ce texte alors que je travaillais sur René Schickele. Dans son Journal, il avait noté :

„Ich erinnerte ihn daran, daß der Philosoph Feuerbach der Ansicht war, der wahre, der mit dem Leben, dem Menschen einige Philosoph müsse gallo-germanischen Geblüts sein. Das Herz französisch, der Kopf deutsch. (Nebenbei: das gleiche Lied haben alle elsässischen Dichter, große wie kleine, von jeher gesungen.) Der Kopf reformiere, aber das Herz revolutioniere. Nur wo Bewegung, Leidenschaft, Blut, Sinnlichkeit sei, da sei auch Geist. Dem Esprit Leibnizens allein sei es zu danken, daß er als erster versucht habe, die Deutschen aus ihrem Pedantismus und Scholastizismus herauszuführen … Und derselben Ansicht war — Karl Marx… Als Marx daran dachte, eine neue Zeitschrift ins Leben zu rufen, wollte er sie Deutsch-französische Jahrbücher nennen und sie in Straßburg oder der Schweiz erscheinen lassen. …“.

René Schickele : Tagebücher in Werke in drei Bänden Dritter Band p. 1038.

« Je lui ai rappelé que le philosophe Feuerbach était d’avis que le vrai philosophe, celui qui ne faisait qu’un avec l’homme et la vie devait être de sang gallo-germanique. Le cœur français, la tête allemande. (Soit dit en passant : c’est aussi ce qu’ont chanté tous les poètes alsaciens grands et petits). La tête réforme, le cœur révolutionne. Ce n’est que là où il y a du mouvement, de la passion, du sang, de la sensualité, qu’il y a aussi de l’esprit. Nous sommes redevable à l’esprit leibnitzien qui le premier a tenté de sortir les Allemands de leur pédantisme et de leur scolastique… C’était aussi le point de vue de Marx … Lorsque Marx avait envisagé de créer une nouvelle publication, il voulu l’appeler Annales franco-allemandes et la faire paraître à Strasbourg ou en Suisse…. »

René Schickele (1883-1940), citoyen français und deutscher Dichter (poète allemand). Gallischer Geist (esprit français) et poète allemand est né à Obernai, d’une mère « authentiquement française » et d’un père authentiquement « alaman » Il a incarné l’idéal d’un geistiges Elsässertum, d’une alsacianité de l’esprit. Romancier, essayiste et journaliste, européen et pacifiste angoissé, sein Herz trug die Liebe und Weisheit zweier Völker (Son cœur portait l’amour et la sagesse de deux peuples).
L’extrait cité de son Journal porte la date du 15 juin 1932. L’homme dont il parle n’est pas nommé. Il est dit de lui que cet « encore social-démocrate » avait vanté le nationalisme de stricte observance et affirmé avec assurance que la France et l’Allemagne étaient « par nature » étrangères l’une à l’autre et ennemies pour l’éternité. Le rêve de Schickele avait été de faire de l’Alsace le lieu de rencontre du « coeur français » et de « la tête allemande », comme il disait. Peine perdue. Sans doute, pour toujours.

René Schickele fait référence au projet de Marx qui, avec Arnold Ruge, avait créé les éphémères Annales franco-allemandes. Le 8 mars 1843, Arnold Ruge écrit de Dresden à Karl Marx à Cologne :

« Notre projet est encore très protéiforme. Strasbourg, les Français et les Allemands; quelle bonne chose ! »

L’idée d’installer les Annales franco-allemandes à Strasbourg a bel et bien existé mais on peut déduire de la lettre que c’était encore qu’un projet parmi d’autres. Et en même temps une bonne idée. Elle avait été évoquée par Marx lui-même. Plus loin, dans sa lettre, Ruge écrit :

« Je partage tout à fait votre idée sur Strasbourg et les Français, je suis fortement séduit de participer personnellement à cette entremise d’amitié spirituelle entre les deux nations par un organe commun. Le cas échéant, il devrait pouvoir s’y trouver une firme pour cette entreprise. Mon vieux sang vagabond qui toujours me pousse vers le Sud se met en mouvement dès que j’y pense. »

Bruxelles avait été envisagé également comme lieu de la publication ainsi que la Suisse où vivaient en exil Bakounine et le poète Georg Herwegh. Mais ce dernier y fut déclaré persona non grata à Zürich qu’il dut quitter pour Bâle avant de rejoindre lui-aussi Paris en 1845. Strasbourg, Zürich, on pense à l’exil de Georg Büchner. La quête d‘un lieu avait surtout pour fonction d’échapper à la censure. Le texte cité de Feuerbach paraîtra d’ailleurs à Zürich et non dans les Annales allemandes à Dresde. Eugen Ruge a été un grand organisateur de revues. Il avait fondé les Annales de Halle, puis les Annales allemandes dans lesquelles publiait son ami Ludwig Feuerbach. Ces revues avaient eu maille à partir avec la police non seulement de la pensée mais de la police tout court. Le besoin de revues et de réseau était principalement dû au fait que ces protestanto-gauchistes et autres hegeliano-gauchistes aux yeux du pouvoir prussien étaient privés d’accès à l’université.

Dans les années 1830,

« l’absolutisme tardif traite les professeurs d’université de la même façon que les fonctionnaires ou les valets insubordonnés. Ce qui prenait autrefois la forme d’un lien d’affiliation au sein d’une république scientifique autonome, se transforme en une relation juridique de subordination propre au statut des fonctionnaires ». (Cf Bernd Schlüter : Science et raison d’État. Les universités allemandes durant le Vormärz)

En octobre de la même année 1843, après l’interdiction de la Gazette rhénane, Marx, peu avant de partir pour Paris et s’être marié avec Jenny von Westphalen à Kreuznach, écrit à Feuerbach pour appuyer la demande déjà faite par Arnold Ruge d’une collaboration du philosophe aux Annales franco-allemandes. Marx écrit à Feuerbach :

« Vous êtes l’un des premiers écrivains à vous être exprimé sur la nécessité d’une alliance scientifique franco-allemande. Pour cette raison vous serez sans doute l’un des premiers aussi à soutenir une entreprise qui veut réaliser cette alliance. Il est en effet prévu d’y publier alternativement [promiscue] des travaux allemands et français. Les meilleurs auteurs parisiens ont donné leur accord. N’importe quelle contribution de votre part sera la bienvenue et vous avez sans doute quelque chose de disponible. »

Dans la suite de la lettre, Marx insiste tout particulièrement pour obtenir de Feuerbach quelque chose sur Schelling, le philosophe de la politique prussienne. Feuerbach est aux yeux de Marx un Schelling renversé.

Il n’y aura pas de contribution de Feuerbach dans les deux premiers – et uniques – numéros des Annales franco-allemandes. En fait deux numéros en un. Ils paraîtront à Paris en février 1844. Seule une courte lettre de Feuerbach à Arnold Ruge y sera publiée dans une sélection de lettres établie par Ruge conçue comme une sorte de forum. D’auteur non allemand, il n’y aura qu‘une lettre de Bakounine. A la suite de l’échec des Annales, Marx publiera plus tard, en 1844, de Feuerbach, dans l’hebdomadaire des exilés allemands Vorwärts! , L’Essence de la foi dans l’esprit de Luther.

Cœur et tête font partie tout comme la main, le foie, les organes génitaux d’un même corps, par lequel passe aussi bien le sensible que la pensée. Ils ne sont pas déconnectés l’un de l’autre mais forment entre eux un circuit. Sentir c’est aussi penser du moins en puissance sinon en acte. Et, « toujours, à l’origine d’un concept se tient un affect » (Bernard Stiegler : De la misère symbolique 1 p. 165). Les technologies actuelles reposent la question du corps sensible et font dans un premier temps régresser le sentir et la pensée et sont de ce fait l’objet d’une lutte permanente, individuelle et sociale, car perpétuellement transformés par les techniques et technologies.

Édition française des Annales franco-allemandes parue en 2020 aux Éditions sociales

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Joseph Beuys, Heiner Müller et le coyote

1. Joseph Beuys :
« I like America and America likes me » (1974)

Pour l’ouverture à Manhattan d’une dépendance de la Galerie René Block de Berlin, Jospeh Beuys s’était rendu à New-York pour s’enfermer pendant trois jours dans une salle de la galerie, transformée en cage, avec un coyote nommé „Little John“. Il s’y est rendu les mains sur les yeux, puis enveloppé dans une cape de feutre et transporté en ambulance pour ne pas fouler le sol des Etats-Unis. L’ensemble de l’action s’est déroulée du 23 au 25 mai 1974. La vidéo ci-dessous, extraite d’un journal télévisé, donne une petite idée de ce qu’il s’est passé. Pour une vue plus ample on peut voir le film de Herbert Wietz tourné pour la galerie.

Comme Beuys l’a expliqué plus tard: «Je voulais m’isoler, m’isoler, ne rien voir de l’Amérique d’autre que le coyote.» La galerie a ainsi été transformée en une sorte d’ îlot extraterritorial construisant la localité où l’action a eu lieu. Les deux acteurs sont déterritorialisés. Tant le coyote capturé, extrait de son territoire naturel, que l’artiste qui joue cette déterritorialisation. Le titre de la performance, I like America and America likes me, est ironique et constitue une protestation contre l’hégémonie américaine sur le marché de l’art. Coiffé de son doulos et équipé d’une canne, Beuys s’est muni de couvertures en feutre, de gants, d’un idiophone, un triangle, d’une lampe torche. Les objets avaient été peints de couleurs « neutres », grises et brunes. Chaque jour, cinquante exemplaires du Wall Street Journal ont été déposés dans la cage. Le coyote les a préférés à la paille qui lui était destinée. Régulièrement Beuys sculptait une sorte de figure, peut-être de berger, muni de son bâton. Le comportement du coyote a été tantôt passif, détaché, tantôt actif, plus mordant. Le retour, à la fin de l’action, s’est déroulé à l’identique de l’arrivée. Je n’ai pas réussi à trouver d’informations sur le mode de transport de l’animal. Pour Beuys, l’ambulance évoque l’une de ses thématiques récurrentes : le couple blessure / soin. Il y a dans la blessure une source d’énergie dont il faut prendre soin.

La meilleure description disponible de l’action a été rapportée par Caroline Tisdall dans son livre (couverture ci-dessus) essentiellement composé de photographies. Dans son texte liminaire, elle souligne que l’artiste avait présenté au coyote – et disposé dans la salle – les artefacts de son monde. « Celui-ci réagit à la mode coyote en les marquant d’un geste de possession ». L’homme, lui, « avait apporté un répertoire de mouvements et une notion du temps » :

« Ces deux éléments soumis aux réactions du coyote se trouvèrent par elles modulés et conditionnés. L’homme ne quittait jamais l’animal des yeux et, entre eux, la ligne de ce rayon visuel [de la lampe torche] devint comme les aiguilles d’un cadran d’horloge spirituel, qui minutait les mouvements et déterminait dans le temps le rythme du dialogue. L’homme exécutait sa séquence de mouvements, sorte de chorégraphie dirigée vers le coyote et réglée par ses réactions quant au tempo et au mode expressif. La séquence durait en général une heure et quart, parfois beaucoup plus longtemps. En tout elle se répéta plus de trente fois mais à chaque fois dans une tonalité et sur un mode différent. »

(Caroline Tysdall : Joseph Beuys / Coyote. Hazan. 2009)

Beuys n’efface pas le fait qu’il est là en tant qu’être humain exosomatisé, différent de l’animal. Des rugissements de turbines – machines industrielles à produire de l’énergie – été ont enregistrés sur – et diffusés de brefs instants par – un magnétophone.

Enveloppé dans sa couverture de feutre, Beuys se fait sculpture animée, tantôt verticale la canne sortant par le haut, tantôt pliée canne vers le sol ou accroupie canne en l’air puis canne vers le sol.

« Ces mouvements suivaient toujours le même schéma général, mais ceux du coyote variaient à chaque séquence. Tantôt il se conduisait comme si ce genre de chose était pour lui simple routine. Tantôt il gardait une certaine distance ou semblait se désintéresser de ce qui se passait, et l’atmosphère était alors digne et calme. Tantôt il rodait attentif, sur ses gardes, tournant prudemment autour de la forme de feutre, sursautant au moindre mouvement. Et, parfois follement surexcité, il devenait fripon et sournois. Poussant le jeu jusqu’à l’agression, il se jetait sur la canne, mordait et lacérait le feutre pour le réduire en lambeaux, dont les touffes ressemblaient à celles de sa propre fourrure, alors en période de émue. Ses réactions étaient particulièrement vives lorsque la forme de feutre gisait sans mouvement : il la flairait anxieusement, la poussait du museau ou de la patte avec sollicitude, ou bien il se renaît à l’écart, circonspect et soupçonneux. Il lui arriva aussi de se coucher auprès du corps ou d’essayer de se glisser sous le feutre. »

(Caroline Tysdall : o.c.)

Les expressions devenir « fripon et sournois » ou la référence au fait qu’il prenait parfois « l’expression fourbe qu’on était en droit d’attendre de lui » ne sont évidemment pas des expressions du langage coyote mais la projection d’un certain nombre d’interprétations des mythologies amérindiennes concernant le coyote. Mythologies dégradées en vil coyote dans le dessin animé bien connu, Bip bip et coyote.

La rue du mur (Wall Street)

Difficile de s’y retrouver dans ces différentes mythologies amérindiennes tant elles sont diverses et variées. Toujours est-il que le coyote, animal anthropomorphe, tient chez les Amérindiens une place importante. Il fait l’objet d’une vénération. Pour certains interprètes, il est une figure du trickser, de l’espiègle fripon. Pour d’autres, il participe pleinement des mythes sur l’origine du feu (James Frazer). Il est, comme Prométhée, voleur de feu. On peut plus simplement retenir la présence du Wall Street Journal et se rappeler l’origine du nom, La rue du Mur (Wall Street), c’est à dire un rapport avec la colonisation d’abord hollandaise puis anglaise de ce qui s’appellera d’abord New Amsterdam avant de s’appeler New York. Le mur fut construit pour protéger les colons des tribus amérindiennes. En ce sens on peut y voir ce qui aux yeux de Beuys constitue la blessure de l’Amérique.

La métaphore, que l’on peut qualifier de théâtrale, construite par Beuys à New York n’est pas passée inaperçue y compris dans d’autres champs artistiques. A l’exemple de Heiner Müller. Les deux artistes se connaissaient mais ne se sont jamais rencontrés. « Beuys disait que j’étais le seul à l’avoir compris » affirme Heiner Müller dans son autobiographie. Et il s’en dit flatté et ajoute :

« Son rapport au trivial, la relation entre pathos et trivialité m’a intéressée, il en résulte un frottement qui a quelque chose à voir avec la façon de faire du feu avec du bois ou des pierres. »

Müller évoque Beuys dans plusieurs entretiens. Je mets l’accent ici sur celui dans lequel il se sert de la métaphore du coyote.

2. Heiner Müller :
« Der Text ist der Coyote / Le texte est le coyote »

„[…] Die großen Publikumserfolge sind meistens Stücke, die schon leer sind, also Aufführungen, die nichts mehr transportieren als sich selbst. Das sind die großen Theatererfolge, so Cats und dieses ganzes Zeug auf der trivialen Ebene. Ich weiß nicht, vielleicht ist das eine archaische Position, aber mir scheint, […] dass wir im Theater noch gar nicht wirklich mit Texten gearbeitet haben, dass Texte da noch immer nicht als Material, noch immer nicht als Körper gebraucht worden sind. Mir ist jetzt eingefallen (nur weiß ich gar nicht, wie ich es den Schauspielern im Hamlet sagen soll, ich glaube, ich lasse es lieber), diese Performance von Beuys mit dem Kojoten in New York. Eigentlich ist das für mich eine ideale Metapher für den Umgang des Schauspielers mit dem Text, der Text ist der Kojote. Der Shakespeare-Text ist der Kojote. Und man weiß nicht, wie der sich verhält. Jeder Schauspieler müsste umgehen mit dem Text wie Beuys mit dem Kojoten. Aber wie sage ich das einem Schauspieler, der gewöhnt ist, als ein Beamter mit dem Text umzugehen, den Text bestenfalls zu verwalten. Oder sogar zu administrieren. Eben daran denke ich, wenn ich meine, dass die Zeit des Textes im Theater erst kommen wird.“

(Heiner Müller : Gleichzeitigkeit und Repräsentation / Ein Gespräch in Werke 11. Gespräche 2. Suhrkamp. Pp 466-467)

« […]les grands succès publics sont le plus souvent des pièces qui sont déjà vides, donc des représentations qui ne véhiculent rien d‘autres qu’elles-mêmes. Ce sont les grands succès théâtraux comme Cats et tous ces trucs plus triviaux les uns que les autres. Je ne sais pas, peut-être est-ce une position archaïque, mais il me semble […] qu’au théâtre on n’a pas encore véritablement travaillé avec des textes, que les textes n’y ont toujours pas été traités comme matériaux, toujours pas comme corps. Je me suis souvenu (simplement je ne sais pas comment le dire aux acteurs d’Hamlet, je crois que je ferais mieux de laisser tomber) de cette performance de Beuys avec un coyote à New York. En fait, c’est pour moi une métaphore idéale de l’attitude de l’acteur à l’égard du texte, le texte est le coyote. Le texte de Shakespeare est le coyote. Et on ne sait pas comment il se comporte. Chaque comédien devrait avoir à l’égard du texte une attitude comparable à celle de Beuys à l’égard du coyote. Mais comment dire cela à un acteur habitué à se comporter à l’égard du texte comme un employé, à être dans le meilleur des cas une sorte d’administrateur du texte. Ou même de gestionnaire. C’est à cela que je pense quand je dis que le temps du texte au théâtre est à venir. »

(Heiner Müller : Simultanéité et représentation/ Conversation avec Robert Weimann in Heiner Müller / Conversations 1975-1995. Éditions de Minuit. Trad. Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil)

Heiner Müller déplore que le texte au théâtre ne soit toujours pas traité comme un corps. Il utilise la métaphore du théâtre beuysien qui lui paraît « idéale » pour préciser ce qu’il entend par là. Il s’agit de la relation du comédien au texte. Le texte doit comme le coyote dans la performance, rester imprévisible, changeant, ouvert sans qu’il soit question d’une appropriation. D’ailleurs, de l’auteur lui-même on ne peut pas dire qu’il s’approprie la langue. Il lui cède bien plus qu’il ne la domine, affirme Müller. Les significations doivent rester inachevées, les métaphores libres de circuler, détachables et ré-interprétables. Cela s’oppose aux produits finis et emballés des industries culturelles qui mettent un couvercle sur les processus de travail, de production et sur l’expérience. Cela d’autant plus que les métaphores, selon Müller, dépassent l’intentionnalité de leurs auteur.e.s. Elles sont plus intelligentes qu’eux.

Réintroduire de la diachronie dans notre absence d’époque hypersynchronisée qui met en crise la représentation : même si ce n’est pas exprimé en ces termes, l’on pourrait ainsi définir la teneur de cet entretien intitulé Simultanéité et représentation. La conversation avec le spécialiste de Shakespeare, Robert Weimann, dont est extrait le texte cité, avait eu lieu en juillet 1989 alors que Heiner Müller se préparait à « l’expédition » collective de la mise en scène de Hamlet (Shakespeare) /Hamlet-Machine (Müller), au Deutsches Theater, à Berlin. Les répétition commencèrent en août de la même année. La première avait eu lieu en mars 1990. Entre temps, le Mur de Berlin était tombé. Et le temps était sorti de ses gonds. Le dialogue était destiné à paraître – et est paru – dans un ouvrage collectif sous la direction de Hans Ulrich Gumbrecht et Robert Weimann avec pour titre Postmoderne – Globale Differenz (Postmodernité et différence globale). Ce sont autant de notions qui ne sont pas la tasse de thé de Müller. Ses interrogations vont plutôt vers la disparition de la transmission de l’expérience et de la processualité au profit d’images figées qui ne véhiculent rien d’autres qu’elles-mêmes. Des images qui ne sont pas ouvertes, ne disent pas les expériences, ne décrivent pas les processus. Et cela dans un temps qui presse et qui « est aussi du délai ». Müller introduit d’emblée, dans la conversation, la proposition de Nietzsche, qu’il qualifie de « la plus importante dans le tumulte de ce débat » :

« L’humanité a besoin d’un nouveau dessein »

La référence à Beuys est précédée par l’évocation d’une représentation au cours de laquelle on voit sur une scène une femme peler un oignon peut-être une heure durant. A ce propos et de la tendance à mettre en scène un animal, Müller note un « déplacement de la fonction sociale du théâtre » vers une fonction anthropologique. C’est là une autre correspondance possible avec Beuys pour qui l’art est anthropologique. La femme et l’oignon n’est pas sans évoquer un texte de Franz Kafka. Il est cité par Jean-Philippe Antoine en guise d’introduction à l’œuvre de Beuys en épitaphe de son livre « La traversée du XXème siècle / Joseph Beuys, l’image et le souvenir ». Il y est question de casser des noix sur scène :

„Eine Nuß aufknacken ist wahrhaftig keine Kunst, deshalb wird es auch niemand wagen, ein Publikum zusammenzurufen und vor ihm, um es zu unterhalten, Nüsse knacken. Tut er es dennoch und gelingt seine Absicht, dann kann es sich eben doch nicht nur um bloßes Nüsseknacken handeln. Oder es handelt sich um Nüsseknacken, aber es stellt sich heraus, daß wir über diese Kunst hinweggesehen haben, weil wir sie glatt beherrschten und daß uns dieser neue Nußknacker erst ihr eigentliches Wesen zeigt, wobei es dann für die Wirkung sogar nützlich sein könnte, wenn er etwas weniger tüchtig im Nüsseknacken ist als die Mehrzahl von uns.“

(Franz Kafka : Josefine, die Sängerin oder Das Volk der Mäuse)

« Casser une noix n’a vraiment rien d’un art, aussi personne n’osera rameuter un public pour casser des noix sous ses yeux afin de le distraire. Mais si quelqu’un le fait néanmoins, et qu’il parvienne à ses fins, alors c’est qu’il ne s’agit pas simplement de casser des noix. Ou bien il s’agit en effet de cela, mais nous nous apercevons que nous n’avions pas su voir qu’il s’agissait d’un art, à force de le posséder trop bien, et qu’il fallait que ce nouveau casseur de noix survienne pour nous en révéler la vraie nature — l’effet produit étant peut-être même alors plus grand si l’artiste casse un peu moins bien les noix que la majorité d’entre nous. »

Franz Kafka : Joséphine la cantatrice et le peuple des souris in Franz Kafka, Un jeûneur et autres nouvelles.Trad. B. Lortholary. GF

On comprend par là l’idée de Beuys que chaque homme est un artiste. Dans l’entretien cité, Müller rappelle comme souvent la phrase de Kafka : « La littérature est l’affaire du peuple ». Dans le commentaire qui suit, je retiens ceci :

« je fais des choses dont je ne sais pas ce qu’elles sont, le public reçoit ces choses et ne sait pas non plus ce qu’elles sont mais il éprouve peut-être au moins partiellement ce qu’elles sont dès lors qu’elles entrent en collision avec une expérience quelconque de la réalité. Expérience qu’il fait en dehors du théâtre »

C’est peut-être dans cette résonance que se constituent des savoirs et ce que Beuys appelle sculpture sociale. On peut aussi, à propos de l’oignon et des noix, noter qu’il y a une différence entre faire machinalement les choses et décider de le faire devant un public, ce qui en retour nous rappelle que nous faisons les choses mécaniquement. Par automatismes, tellement les gestes sont intériorisés.

Il y aurait bien d’autres correspondances possibles à mettre en évidence entre les deux hommes de l’art sans que leurs approches soient assimilables les unes aux autres. Deux aspects, par exemple, pour lesquels les points de vue de Beuys et de Müller ne me semblent pas très étrangers l’un à l’autre. Ils concernent la domination du visible et la nécessité d’une localité. L’oeil est un organe impérialiste dit Müller, ce qui rejoint l’idée beuysienne de la nécessité d’activer d’autre sens que la vue dans et par l’action artistique. Cela dans un lieu déterminé, en constituant une localité.

« Dans cette discussion sur la postmodernité, les différences sont aplanies ou évacuées. Il y a a priori la prétention au global et à l’international. Mais je crois que l’art a constamment besoin de la dimension locale. Ce qu’il en advient dans la diffusion internationale, c’est autre chose. Mais le point de départ est là ; s’il se perd ça devient vide »
(Heiner Müller : conversation citée.)

L’absence de localité vide l’art de sa consistance.

 

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Joseph Beuys : transmettre la flamme de la « sculpture sociale »

Avec cet article, je veux poser le premier jalon d’un travail qui aura des suites sur l’artiste performeur, dessinateur et sculpteur Joseph Beuys. En Allemagne, de nombreuse initiatives fêtent cette année, las dans un contexte de fermeture des musées, le centenaire de sa naissance, le 12 mai 1921, à Krefeld. J’ai déjà évoqué Beuys avec une vidéo dans laquelle il disait en substance que tout travail humain doit fondamentalement tendre à oeuvrer. Avec ce que l’on découvrira ci-dessous, je propose d’aller à la source de l’idée de «  soziale Plastik », de « sculpture sociale », qui selon le récit construit par Beuys prend naissance dans le contexte de deux années zéro, deux après, ceux de la Première et la Seconde guerre mondiale, dans la découverte de l’œuvre de Wilhelm Lehmbruck et dans L’appel au peuple allemand et aux peuples civilisés initié par Rudolf Steiner au lendemain de l’effondrement de l’Empire allemand et de l’échec de la Révolution de 1918.

Le discours que l’on pourra entendre, en allemand, et lire en traduction française, est le dernier tenu par Joseph Beuys peu avant sa mort. Il n’en existe pas de version écrite, juste quelques notes manuscrites.

J’en ai repris la transcription dans un petit livre-dossier consacré à cet hommage de Beuys à son maître en sculpture, Wilhelm Lehmbruck. La forme tente d’en conserver le caractère oral.

La couverture reprend un dessin au pinceau de J. Beuys intitulé « flamme dans un coin » que l’on pourrait aussi bien voir comme une flamme dans le désert.

Les interventions de Beuys doivent me semble-t-il se lire comme des formes de sculptures de soi qui rendent vaine toute tentative de l’assimiler à une biographie .

« Je voudrais remercier mon maître
Wilhelm Lehmbruck

Pourquoi un homme a-t-il pu,
alors que je n’avais eu entre les mains qu’un tout petit fragment de son œuvre
– et encore cela uniquement sous le forme d’une photographie –
comment a-t-il pu générer en moi la décision définitive
de me lancer dans les arts plastiques, dans la sculpture ?
Pourquoi, pourquoi, un homme décédé a-t-il pu m’apprendre, consolider quelque chose d’aussi déterminant, crucial pour ma vie ?
Alors que moi-même, dans ma recherche d’une orientation,
j’avais déjà choisi une autre voie
car je me trouvais déjà engagé dans un cursus en sciences naturelles.

J’ai eu tout à fait par hasard entre les mains ce petit livre
qui était posé sur une table parmi d’autres opuscules plutôt déchirés ;
je l’ai feuilleté et vu une sculpture de Wilhelm Lehmbruck.
Et aussitôt l’idée m’est venue, une intuition : la sculpture –
quelque chose peut être fait avec la sculpture !
Tout est sculpture !
Je fus interpellé par cette image.
Et dans cette image, j’ai vu un flambeau. J’ai vu une flamme
et j’ai entendu : « Protèges la flamme ! »
Cette expérience,
qui m’a accompagnée tout au long de la guerre,
a conduit après la guerre
à que je me sois confronté à la sculpture, à la plastique.

Donc, j’ai –
je ne savais même pas ce que cela voulait dire –
j’ai commencé des études dans les Beaux Arts.
Je me suis renseigné autour de moi : comment fait-on cela ?
Parce qu’il faut savoir : –
et cela fait également partie du contexte de cette expérience fondamentale –
je suis né sur dans la région du Rhin inférieur,
dans laquelle, à l’époque du Troisième Reich, on était quotidiennement
entouré d’une forêt de sculptures,
de cette sorte de sculptures qui avait été fabriquée à l’époque
et qui n’éveillait rien du tout en moi.

Puis, lorsque j’eus pris la décision, plus tard,
de me confronter avec les choses plus intensément,
pendant mes études,
je me suis demandé:
y aurait-il eu un autre sculpteur
n’importe quel autre sculpteur –
Hans Arp ou Picasso ou Giacometti ou
un Rodin –
cela n’eut-il été qu’une photographie de Rodin –
qui, si elle était tombée entre mes mains à ce moment-là,
eut pu produire en moi une telle décision ?
Je dois, aujourd’hui encore, répondre : Non
Parce que l’extraordinaire dans l’œuvre de Wilhelm Lehmbruck
touche à une situation seuil du concept plastique.
Il pousse la tradition
de l’expérience de spatialisation du corps humain,
à un point culminant,
qui surpasse un Rodin.
C’est-à-dire que chez lui la plastique
n’est plus seulement le purement spatial.
Elle va au-delà de la spatialisation.
Elle est l’organisme du « mesure contre mesure »
comme Lehmbruck disait toujours, – et à qui la phrase,
la sculpture est tout
la plastique est la loi du monde,
n’était pas étrangère – .
Il pouvait rendre cela par l’expression mesure contre mesure
comme une tradition de la sculpture de Rodin à son époque
poussée à un point culminant,
qui veut exprimer quelque chose d’intérieur.

Autrement dit, ses sculptures
ne peuvent pas être saisies visuellement. On ne peut que les appréhender
avec une intuition
qui ouvre votre portail intuitif à des organes sensoriels complètement différents,
et surtout c’est l’audition – l’écoute,
le méditatif,
le vouloir,
c’est-à-dire qu’il y a, dans sa sculpture, des catégories qui n’avaient jamais été là auparavant.

Donc, nous voici face à cette expérience. Je n’ai moi-même pu me décider
de m’engager dans la voie plastique qu’à cause de Wilhelm Lehmbruck.

Comme je l’ai déjà suggéré,
Wilhelm Lehmbruck a vécu à un tournant tragique,
à un tournant tragique où il a posé un point culminant,
qui apparemment, à cette hauteur,
selon ce type de « mesure contre mesure » dans l’espace,
semblait indépassable.
Peut être.
Je laisse la question en suspens.

J’ai remarqué aussi, quand j’ai vu ce petit livret,
son époque,
sa double jeunesse,
car il a vécu 19 ans au cours du siècle passé
et 19 ans au cours de ce siècle.
J’ai vu tout cela comme un concentré
comme une double image d’un adolescent
ou d’une adolescente
ou d’un jeune homme et d’une jeune femme.

Pendant mes études
alors que je cheminais déjà vers
ce qui poussait plus loin tout en
se connectant à ce qui faisait écoute dans les sculptures de Lehmbruck
à ce qui faisait pensée,
au sens qui les habite
un cheminement qui me conduisit
vers une toute nouvelle théorie
du futur de la sculpture – une forme plastique
qui ne saisisse pas seulement le matériau physique mais aussi le matériau spirituel
Je fus littéralement entraîné par l’idée de sculpture sociale

Je considère cela également comme un message de Wilhelm Lehmbruck.
Parce qu’un jour, j’ai trouvé dans une bibliothèque poussiéreuse,
l’appel très souvent refoulé de Rudolf Steiner,
l’Appel au peuple allemand et aux peuples civilisés.
De 1919.
Une tentative y avait été faite de refonder sur de toutes nouvelles bases
l’organisme social.

Après les expériences de la guerre,
dont Lehmbruck avait tant souffert,
un homme se lève et voit les raisons de cette guerre
dans l’impuissance de la vie spirituelle.
J’ai vu dans ce livret
cet appel,
qui devrait constituer une organisation, pour créer efficacement
un nouvel organisme social.
J’ai vu parmi premiers membres du comité
le nom de Wilhelm Lehmbruck.
C’était la première édition d’un tel appel,
des réimpressions ont été faites plus tard,
mais les noms de ses fondateurs sont toujours manquants.

La dimension tragique de cette histoire tient au fait
que parmi le petit nombre de personnes
qui s’étaient agrégées pour créer ce comité,
ces comités en Allemagne, en Autriche, en Suisse,
j’ai vu une croix derrière le nom de Wilhelm Lehmbruck.
Cela veut dire qu’il avait forgé cette volonté,
voulu transmettre cette flamme
aux derniers instants de sa vie,
lors du passage par la porte de la mort
de sa propre sculpture.
Puisque vous savez
comment cela se passe pour de tels appels :
on rassemble des noms pour le futur comité
et l’on essaye le plus vite possible
de mettre cela en circulation.
Il y a dû y avoir un court laps de temps
entre la collecte de la signature
et l’impression du texte,
temps de la survenue de sa mort.
Second symbole.

J’ai trouvé qu’il y avait là une correspondance.
J’ai trouvé là la transmission d’une flamme
dans un mouvement encore nécessaire aujourd’hui
dont beaucoup de gens devraient se saisir
comme idée de base pour le renouvellement d’un tout social,
qui mène à la «sculpture sociale».

Je veux rassembler ces éléments ainsi :
je veux dire qu’après les principes que Wilhelm Lehmbruck
a poussé au plus haut sommet
du développement de la plastique à l’époque moderne,
vient une époque où le concept de temps et de chaleur élargit le concept d’espace.
Cette transmission du principe plastique
à une impulsion,
qui saisisse le caractère de chaleur, et de temps
comme principe plastique pour tout le reste
pour transformer le tout social –
c’est à dire nous tous –
nous pouvons dire que Lehmbruck nous en a transmis la flamme.

Je l’ai vue,
mais j’ai vu aussi
qu’elle est retournée à tout le monde
parce que dans la liste de personnes signataires de cet appel
on trouve des mineurs, des maîtres charpentiers, des infirmières,
également des professeurs d’université,
occasionnellement un artiste,
et l’on ressent cette liste comme l’expression de l’humanité tout court
à qui cette flamme a été transmise par lui.

Voilà en fait
ce que j’ai à dire
sur un aspect et sur l’autre.
Je veux dire qu’avec l’un comme avec l’autre
je pense à la poursuite du développement du principe plastique
comme principe du temps.
En d’autres termes, la sculpture est un concept pour l’avenir,
et malheur à ces conceptions qui ne s’approprient pas ce concept.

Hier, j’ai lu dans la « Frankfurter » le compte rendu d’un symposium
d’une société scientifique
dans laquelle les sociologues, de manière très frivole,
ont jeté dans un pot commun les concepts théoriques de la sociologie ou de l’épistémologique
qui sont ceux de Rudolf Steiner, [Ludwig] Klages, Jürgen Habermas et ainsi de suite et bien d’autres noms.
Où tout est regroupé, pour ainsi dire, et
où le concept de catastrophe tient lieu de verdict
sur ces, disons, conceptions plastiques

Je veux me tenir du côté sur lequel Wilhelm Lehmbruck
a vécu et est mort
et où il a transmis à chaque individu ce message :

« Protège la flamme.
Parce que si l’on ne protège pas la flamme,
bien plus vite que tu ne crois,
le vent éteindra facilement la lumière,
qu’elle fait rayonner.
Et brisera ton pauvre cœur
dans une silencieuse douleur ».

Je ne voudrais pas ôter à Wilhelm Lehmbruck sa dimension tragique ».

Joseph Beuys : Mein Dank an Wilhelm Lehmbruck. Edition citée.
Traduction Bernard Umbrecht

Ce que l’on pourrait appeler une sculpture oratoire a été réalisée par Joseph Beuys, le 12 janvier 1986 soit onze jours avant sa mort. Il recevait, au Musée Lehmbruck, le prix Lehmbruck décerné par la ville de Duisburg. Son discours de remerciement met en relation trois objets, trois documents : un livret – un petit catalogue d’exposition -, un manifeste et une partition. Il y décrit sa bifurcation des sciences naturelles aux arts plastiques après la découverte – en 1938 – de la reproduction d’une sculpture de Wilhelm Lehmbruck. L’œuvre du sculpteur y est considérée comme marquant un tournant dans la modernité en ce qu’elle va au-delà du visuel. Elle éveille et fait appel à d’autres sens. Il s’ensuit l’idée que tout est sculpture, la sculpture est tout, elle est la loi du monde Elle est sculpture d’un monde, y compris dans sa dimension cosmique, tel qu’il s’oppose à l’immonde de la consommation. Il introduit la question du temps. La dimension sociale, telle qu’elle est renvoyée « à tout le monde », Beuys l’inscrit dans la liste des signataires du manifeste initié par Rudolf Steiner après la catastrophe de la Première guerre mondiale et la destruction du faire corps social nécessitant sa reconstruction. Cette liste englobe mineurs, artisans, professionnels de santé. Il n’est pas indifférant de remarquer qu’il souligne la dimension tragique du destin de W. Lembruck et le contexte des effondrements des deux guerres mondiales, la première pour W. Lehmbruck et la seconde pour Beuys lui-même. L’artiste performeur allemand termine son discours par le texte d’un poème du librettiste italien Pietro Antonio Metastasio qui invite à protéger la flamme qui est pour Beuys celle de la « sculpture sociale », et à la transmettre.

Quelques précisions sur Wilhelm Lehmbruck, l’Appel de Steiner et Metastasio.

Wilhelm Lehmbruck (1881 – 1919)

Wilhelm Lehmbruck en 1918

Fils de mineur, le sculpteur et graveur Wilhelm Lehmbruck est né le 4 janvier 1881 à Meiderich près de Duisburg. De 1910 au début de le Première guerre mondiale, il vit à Monparnasse et y rencontre Rodin, Maillol, Brancusi, Matisse, Modigliani… . Il est l’auteur d’une œuvre qui s’étend sur seulement huit années et qui suit, comme l’écrit Geneviève Breerette, « une trajectoire qui va d’un idéal plastique plutôt méditerranéen, d’une sérénité un peu triste, à l’expression décantée d’une humanité déchirée, et s’achève avec la guerre, avec la fin de tous les rêves d’une internationale de l’art, et le suicide de l’artiste qui n’avait pas quarante ans ». Exempté de service actif en raison de sa surdité, il sera quelque temps à Strasbourg comme « peintre de guerre ». Il s’est donné la mort le 25 mars 1919 à Berlin. Son œuvre relèvera pour les nazis de la catégorie « art dégénéré ».

Wilhelm Lehmbruck : Der Gestürzte / L’efffondré (1915-16) en opposition radicale avec « l’idéal » du corps militarisé.

Wilhelm Lembruck : Kopf eines Denkenden /Tête d’un penseur 1918. Photo-Dejan-Saric

Je suis impressionné par la découverte de cette sculpture, certes pour moi aussi sous la forme d’une image qui est loin d’en traduire toutes les dimensions. Elle est en rupture avec le caractère massif du « penseur » de Rodin. On notera sur le buste de Lehmbruck, la présence de la main et de deux doigts de cette main, le pouce et l’index, organes de la saisie, en relation avec la tête qui surmonte un long cou. Elle nous dit quelque chose de l’origine de la pensée, sur le lien entre la main et la tête, sur ce que le latin nommait ars et le grec technè. En cela, elle contient une idée de temps. Elle permet aussi d‘approcher ce que W. Lehbruck entendait pas l’expression « Mesure contre mesure » dont parle J. Beuys, ici, celle de la main, des moignons, du cou et de la tête.

„Ein jedes Kunstwerk muß etwas von der ersten Schöpfungstagen haben, von Erdgeruch, man könnte sagen : etwas Animalisches. Alle Kunst ist Maß. Maß gegen Maß, das ist alles. Die Maße, oder bei Figuren die Proportionen, bestimmen den Eindruck, bestimmen die Wirkung, bestimmen den körperlichen Ausdruck, bestimmen die Linie, die Silhouette und alles. Daher muß eine gute Skulptur wie eine gute Komposition gehandhabt werden, wie ein Gebäude, wo Maß gegen Maß spricht, daher kann man auch nicht das Detail negieren, sondern das Détail ist das kleien Maß für das große“

(Wilhelm Lehmbruck : Aus dem Schriftlichen Nachlass. Opus cité p.53)

« Chaque œuvre d’art doit avoir quelque chose des premiers jours de la création, de l’odeur de la terre, on pourrait dire : quelque chose d’animal. Tout art est mesure. Mesure contre mesure, c’est tout. Les dimensions, ou dans le cas des figures, les proportions, déterminent l’impression, déterminent l’effet, déterminent l’expression corporelle, déterminent la ligne, la silhouette et tout. Par conséquent, une bonne sculpture doit être traitée comme une bonne composition, comme un bâtiment, où parle la mesure contre la mesure, vous ne pouvez donc pas nier le détail, car le détail est la petite mesure pour la grande »

(Traduction Bernard Umbrecht)

L’appel initié par Rudolf Steiner

L’appel de Rudolf Steiner co-signé par Wilhelm Lehmbruck invite chacun  à l’introspection devant les ruines de la Première guerre mondiale. Qu’elle a été l’erreur commise qui a conduit à cette issue tragique ? S’il se pose cette question, il lui apparaîtra que la constitution du Reich par l’industrialisation, le développement des forces matérielles a laissé de côté la définition de grandes finalités. Et a contribué à l’affaissement de la valeur esprit parallèlement à l’accroissement des valeurs marchandes. On peut extraire de l’appel le passage suivant :

« Il faudrait maintenant en lieu et place de la petite pensée sur les toutes prochaines exigences du présent de grands traits d’une grande conception de la vie qui visent à reconnaître avec de fortes pensées les forces de développement de la nouvelle humanité et à y consacrer une courageuse volonté ».

Il est daté du 2 février 1919, peu de temps après l’écrasement de la Révolution de Novembre 1918. Le 15 janvier 1919, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht étaient sauvagement assassinés par les troupes contre-révolutionnaires du gouvernement social-démocrate allemand.

Cet appel n’est pas sans évoquer ce que Paul Valéry appelait la baisse de la valeur esprit tel qu’analysé par Bernard Stiegler dans le SauteRhin. Question toujours d’actualité. Beuys en relève parmi les signataires la composition sociale élargie alors que dans ces année-là circulaient plutôt des appels d’ « intellectuels » tel celui initié par Romain Rolland.

« Protège la flamme »

Le poème cité par Beuys appelant à protéger la flamme est un texte du librettiste italien Pietro Antonio Metastasio. Dans les archives de l’artiste, se trouvait la partition de Nichola Vaccai qui met en musique le poème avec quatre langues très différentes qui dans la partition ne se traduisent pas. C’est une méthode pratique d’apprentissage du chant, encore utilisée aujourd’hui. Je n’ai bien sûr pas repris le texte français de la méthode mais transposé la version allemande utilisée par Beuys.

Je m’en suis tenu dans ce premier temps à ces dernières paroles publiques qui remontent au point de départ du « tout est sculpture » et à la « sculpture sociale » dont il faudra encore préciser le sens. Joseph Beuys y appelle à en transmettre la flamme qu’il dit avoir lui-même reçue de Wilhelm Lehmbruck.

Je reviendrai plus tard sur ceux qui l’ont reprise après lui, notamment Bernard Stiegler et le groupe Internation.

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Friedrich Hölderlin / Kza Han :
« In lieblicher Bläue / En bleuité suave »

Dans un courriel accompagnant ce que vous découvrirez ci-dessous, Kza Han et Herbert Holl m’écrivaient ce qui nous servira de présentation :

voici, cher Bernard, le poème « apocryphe » de Hölderlin, sans titre : « In lieblicher Bläue… ». En prose, il parachève Phaëthon, roman philosophique épistolaire de Wilhelm Waiblinger (1804-1830), admirateur éperdu de Friedrich Hölderlin, qu’il visita assidûment dans sa tour de Tübingen chez le menuisier Zimmer en 1822/1823. Écrit en 1827, publié en 1831, il relate la catastrophe de Phaéton, sculpteur et poète, perdant la raison au chevet d’Atalante, sa bien-aimée à l’agonie.
 « In lieblicher Bläue », testament poétique de Phaéton, est annoncé dans l’ultime lettre  du roman : « Tout le papier qu’il pouvait se procurer, il le remplissait en ce temps-là.  Voici quelques feuillets prélevés sur ses papiers, qui permettent en même temps de plonger le regard dans l’état effroyable de son esprit en désarroi. Dans l’original, Urschrift, ils sont partagés en vers sur le mode pindarique . » Transcription d’un grand poème habité par le destin d’Œdipe, l’un de ces textes que Hölderlin conservait précieusement en des rouleaux, antérieur dès lors à 1816, sans doute écrit en 1807/1808 et remis à Waiblinger le 3 juillet 1822 ? Chant pindarique triadique au change des tons développé, comme le pense Dieter E. Sattler  ? Collage de fragments hölderliniens épars ? Accès de « caméléonisme » chez Waiblinger, auteur de La vie, la poésie et la folie de Hölderlin  ? Ou alors inquiétance d’une osmose Waiblinger/Hölderlin  ?. Hölderlin « parle toujours de souffrances, quand il est intelligible, d’Œdipe, de Grèce », écrivit Waiblinger dans son Journal.
Notre ensemble résulte de notre expérience partagée à Nantes, de février 2009 à février 2011, avec Ekkehart Rautenstrauch, tout au long  de la genèse de ses comètes visuelles suivant la trajectoire de notre traduction : « Regards doubles – 12 Images stéréoscopiques pour “En bleuité suave” de Friedrich Hölderlin ».  « Bläue », ce hapax hespérique chez Hölderlin, entre en résonance avec les chastes « bleuités » de Rimbaud dans « Premières communions », qui fermentent dans « Le bateau ivre » de toutes les « rousseurs amères de l’amour » , telles les  taches de son helléniques qui dans le poème parsemèrent le « pauvre fils de Laïos ». Pour Œdipe, le coupable innocent qui bifurqua de la vie à la mort sur une trifurcation, « Dreiweg », en Phocide, « à l’endroit où se rencontrent les deux routes qui viennent de Delphes et de Daulis (Jocaste au v. 753 sq), le sol de la terre, Gaïa, s’est enfin  entr’ouvert pour « l’accueillir et le mettre à l’abri de toute souffrance » (V. 1661 sq.), au  sein de cette « nécromasse noétique » d’où selon Bernard Stiegler « les morts nourrissent et protègent les vivants qui tentent de garder la mesure de leur place ». [voir ici sur Le kleos de la grand-mère Léonie]

NB. Le texte In lieblicher Bläue avait déjà été brièvement évoqué ici par Jean-Paul Sorg

Friedrich Hölderlin

In lieblicher Bläue

En bleuité suave

oOo

Kza Han / Ekkehart Rautenstrauch

Gesangsgesetz Ruinengesetz

Loi de chant loi de ruine

Brutalité en pierre

Violemment
s’avère
loi de chant
à travers
loi de ruine
à travers
livre de ruine  –
Ah ! bleui
carminé
pétrifié
visage de poète
dans l’aura !
C’est là que réside
Hölderlin Benjamin Kluge.
Ah ! bleui
carminé
pétrifié
écho
à travers
calciné
cendré
noirci
angle de site !

o
Brutalität in Stein

Gewaltig
offenbart sich
Gesangsgesetz
durch Ruinengesetz
über Ruinenbücher
hindurch –
Ach! blaubeleuchtetes
karminrotes
versteinertes
Gesicht des Dichters
in der Aura!
Dort wohnt Hölderlin,
Benjamin, Kluge.
Ach! blaubeleuchtetes
karminrotes
versteinertes
Echo
über verbranntem
aschenbeleuchtetem
geschwärztem
Höhenwinkel!

oOo

Friedrich Hölderlin / Wilhelm Waiblinger

In lieblicher Bläue blühet mit dem metallenen Dache der Kirchturm
En bleuité suave fleurit au toit métallique le clocher.

[table id=24 /]

Es ist die Wesenheit, die Gestalt ist’s.
C’est la quintessence, la figure, c’est.

[table id=25 /]


Wenn einer in den Spiegel siehet, ein Mann, und siehet darinn sein Bild,
wie abgemahlt: es gleichet dem Manne.
Si aucun regarde dans le miroir, un homme, qu’il y voie son image, comme
dépeinte : elle ressemble à l’homme.

[table id=26 /]

Leben ist Tod, und Tod ist auch ein Leben.
Vie est mort, et mort est aussi une vie.

oOo

Kza Han / Ekkehart Rautenstrauch
En croisées de souffle

 

Fugato

Dans ce bois
chargé de soufre
où son tronc fut marqué
par un signe de croix
le voici de retour
le violon aux quatre cordes
par sa cambrure oblongue
animant les fils de bois
de l’âme —

adirato-affetuoso
afflito-affretando
affretato-agitato
par des stridences de l’archet
invisible
en croisées de souffles
numériques :
“ Ist unbekannt
Gott ? Ist offenbar wie der Himmel ? ”

*
“ Inconnu que
Dieu ? ostensif comme le ciel ? ”
Hölderlin

o

Fugato

In diesem Holz
mit Schwefel gesättigt,
in diesem Stamm
mit Kreuz angelascht,
ist sie heimgekehrt
mit vier Saiten die Geige
durch ihre oblonge Wölbung
die Holzstriche belebend
der Seele –
adirato-affetuoso
afflito-affretando
affretato-agitato
durch Bogenschrillen
unsichtbar
in dieser Atemkreuzung

*
« Ist unbekannt
Gott ? Ist offenbar er wie der Himmel ? »
Hölderlin

Change de tons

Dans son halo
se contemple l’ovale
des yeux mi-clos ;
sur le front arqué,
sur la commissure
des lèvres closes,
sur le sombre bord
des paupières
se reflète l’orbe de lune ;
à l’écoute des cordes d’épinette
pincées,
à la recherche du grundton
kunstton
dans son hexaèdre
Hölderlin :
“ Augen hat des Menschen Bild,
Hingegen Licht der Mond. ”

*
“ De l’homme l’image a des yeux,
De la lumière la lune par contre. ”

o

Wechsel der Töne

In seinem Lichthof
betrachtet sich das Oval
von halb geschlossenen Augen ;
über gebogener Stirn,
über dem Mundwinkel
von geschlossenen Lippen,
über dem dunklen Saum
von Augenlidern
spiegelt sich der Mondkreis ;
gezupften
Spinettsaiten lauschend,
nach dem Grundton
Kunstton suchend,
in seinem Hexaeder
Hölderlin

*
« Augen hat des Menschen Bild,
Hingegen Licht der Mond. »

 

oOo

Sur les auteurs

Ekkehart Rautenstrauch est né en 1941, à Zwickau. Il fait ses études à la Kunsthochschule de Stuttgart. Il s’installe en France en 1968. Professeur à l’École des Beaux-Arts de Nantes entre 1972 et 1982, il enseigna jusqu’en 2006 à l’École d’Architecture de Nantes. En 1974, il explora LE TEMPS D’UNE JOURNÉE les possibilités du Landart. En 1976, il réalisa au Musée des Beaux-Arts de Nantes FOTOBAND, bande visuelle de 77 m de long, traduite en musique acoustique par Jean Schwarz… En janvier 2005, il fait voir «BALLADE à MELENCOLIA » à Rennes. Durant l’été 2007 fut présentée au 3D Center of Art and Photography de Portland la série cyclique d’images KUNSTFABRIK. En avril 2010, à la galerie nantaise Le Rayon Vert, Pixel/Pinsel, avec Jean-Luc Giraud, exalte la geste picturale des 3D, avec In lieblicher Bläue / En bleu suave et Chiron de Friedrich Hölderlin, et Six comètes, poèmes de Kza Han qu’il représente par anaglyphes. La dernière exposition qu’il mit en œuvre dans son pays natal, à la galerie Albstadt d’Ebingen, de novembre 2011 à février 2012, célébra « ZeichenRaumKlang », « Signe Espace Son », avec une salle consacrée aux Variations Goldberg de J.S. Bach, 32 peintures du thème avec ses variations. Ekkehart Rautenstrauch est décédé en janvier 2012. Une exposition lui a été consacrée à Nantes (Maison de l’Avocat, du 15 au 26 octobre 2019), ainsi qu’un ouvrage posthume bilingue, Ekkehart Rautenstrauch. Leben und Werk / Ekkehart Rautenstrauch, sa vie, son œuvre, édité par Hubertus et Thomas Rautenstrauch, 2017.

Kza Han est née en 1942 à Zung Up, en Corée. Elle entreprend des études supérieures au Département de Français à l’Université Hankuk des Etudes Etrangères (1960-64). Boursière du gouvernement français, elle arrive en France en 1964. Elle y prépare le professorat de français, dans une aile de cette Sorbonne dont le fronton porte « Liberté, égalité, fraternité ». A la suite de Maïakowski, Lautréamont, Artaud, elle côtoie l’IS, annonciatrice de la dérive, du dépassement de l’art (1965-67). Maîtrise de Lettres Modernes sur Samuel Beckett à l’Université de Nantes. Apprentissage de l’allemand en compagnie de F. Hölderlin, J. Roth, F. Nietzsche, A. Kluge…Rencontre Ekkehart Rautenstrauch en 1980, collabore intensivement avec lui de 2009 à 2011. Elle a publié Sprich und zerbrich / Parle et brise-toi / Malhèra g’ligo buschora, livre trilingue manuscrit (Nantes 1980), Traces erratiques / Irrfährten / Banghwanghan’n Butzakuk, poèmes trilingues ( Nantes 2007) … Elle anime de 1998 à 2001 la «Rubrique européenne» de la revue Moun Ye Han Kuk à Séoul (pour A. Artaud, Lautréamont, Ph. Beck…H. Müller, T. Bernhard, W. Benjamin… S’entretient sur France Culture avec O. Germain-Thomas (« Agora », « For intérieur »…) Participe en 2011 au Printemps des Poètes de Bordeaux, avec lecture et projection des « Six comètes » d’Ekkehart Rautenstrauch. Avait publié en 2002 Le Fardeau de la joie, de et sur Hölderlin, traductions et commentaires, avec Herbert Holl. Publie régulièrement dans TK-21 LaRevue, notamment sur Alexander Kluge. Poèmes de Kza Han retenus par le site internet « En poésie, la parole est libre ».

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A propos du code de justice pénale des mineurs,
qu’est-ce qu’être, selon Kant et B. Stiegler, mineur et majeur ?

L’effacement de la distinction entre majeur et mineur dans la responsabilité des actes délictueux a franchi un pas supplémentaire. Avec l’ordonnance du « code de la justice pénale des mineurs », déjà ratifié en procédure accélérée par l’Assemblée nationale. Il passe au Sénat en séance publique les 26, 27 et 28 janvier 2021. Ce Code de la justice pénale des mineurs (CJPM) est porté par le garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti, et a été initié par son prédécesseur. Il est censé entrer en vigueur le 31 mars 2021. Le renforcement de l’arsenal répressif au détriment de l’éducation de mineurs en formation, occulte les causes profondes de la situation de la jeunesse. C’est l’occasion pour moi de revenir sur ce qu’en écrivait Bernard Stiegler en 2008, lors d’un premier effacement de l’âge de la responsabilité pénale. En passant par Immanuel Kant.

Francisco Goya : « Le sommeil de la raison engendre des monstres » ( 1797-1798)

Immanuel Kant
Beantwortung der Frage: Was ist Aufklärung?

Aufklärung ist der Ausgang des Menschen aus seiner selbst verschuldeten Unmündigkeit. Unmündigkeit ist das Unvermögen, sich seines Verstandes ohne Leitung eines anderen zu bedienen. Selbstverschuldet ist diese Unmündigkeit, wenn die Ursache derselben nicht am Mangel des Verstandes, sondern der Entschließung und des Mutes liegt, sich seiner ohne Leitung eines anderen zu bedienen. Sapere aude! Habe Mut dich deines eigenen Verstandes zu bedienen! ist also der Wahlspruch der Aufklärung.
Faulheit und Feigheit sind die Ursachen, warum ein so großer Teil der Menschen, nachdem sie die Natur längst von fremder Leitung frei gesprochen (naturaliter maiorennes), dennoch gerne zeitlebens unmündig bleiben; und warum es Anderen so leicht wird, sich zu deren Vormündern aufzuwerfen. Es ist so bequem, unmündig zu sein. Habe ich ein Buch, das für mich Verstand hat, einen Seelsorger, der für mich Gewissen hat, einen Arzt, der für mich die Diät beurteilt, u.s.w., so brauche ich mich ja nicht selbst zu bemühen. Ich habe nicht nötig zu denken, wenn ich nur bezahlen kann; andere werden das verdrießliche Geschäft schon für mich übernehmen. Daß der bei weitem größte Teil der Menschen (darunter das ganze schöne Geschlecht) den Schritt zur Mündigkeit, außer dem daß er beschwerlich ist, auch für sehr gefährlich halte: dafür sorgen schon jene Vormünder, die die Oberaufsicht über sie gütigst auf sich genommen haben. Nachdem sie ihr Hausvieh zuerst dumm gemacht haben und sorgfältig verhüteten, daß diese ruhigen Geschöpfe ja keinen Schritt außer dem Gängelwagen, darin sie sie einsperrten, wagen durften, so zeigen sie ihnen nachher die Gefahr, die ihnen droht, wenn sie es versuchen allein zu gehen. Nun ist diese Gefahr zwar eben so groß nicht, denn sie würden durch einigemal Fallen wohl endlich gehen lernen; allein ein Beispiel von der Art macht doch schüchtern und schreckt gemeinhin von allen ferneren Versuchen ab.“

(Immanuel Kant : Beantwortung der Frage: Was ist Aufklärung ? Berlinische Monatsschrift 1784)

Immanuel Kant :
Réponse à la question : Qu’est-ce que “les Lumières” ?

« L’Aufklärung, les Lumières, c’est la sortie de l’homme de sa minorité, dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable, puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement, mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement?. Telle est la devise des Lumières.
La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les a affranchis depuis longtemps d’une direction étrangère (naturaliler maiorennes [naturellement majeurs]), restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu’il soit si facile à d’autres de se poser en tuteurs des premiers. Il est si aisé d’être mineur ! Si j’ai un livre, qui me tient lieu d’entendement, un directeur, qui me tient lieu de conscience, un médecin, qui décide pour moi de mon régime, etc., je n’ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. Je n’ai pas besoin de penser, pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux. Que la grande majorité des hommes (y compris le sexe faible tout entier) tienne aussi pour très dangereux ce pas en avant vers leur majorité, outre que c’est une chose pénible, c’est ce à quoi s’emploient fort bien les tuteurs qui, très aimablement, ont pris sur eux d’exercer une haute direction sur l’humanité. Après avoir rendu bien sot leur bétail, et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n’aient pas la permission d’oser faire le moindre pas hors de la voiture d’enfant où ils les tiennent enfermées, ils leur montrent le danger qui les menace, si elles essaient de s’aventurer seules au-dehors. Or, ce danger n’est vraiment pas si grand ; car elles apprendraient bien enfin, après quelques chutes, à marcher ; mais un accident de cette sorte rend néanmoins timide, et la frayeur qui en résulte détourne ordinairement de l’envie d’en refaire l’essai.
Il est donc difficile pour l’individu de s’arracher à la minorité, qui est presque devenue pour lui un état naturel. Il y a même pris goût, et il est pour le moment réellement incapable de se servir de son propre entendement, parce qu’on ne l’a jamais laissé en faire l’essai. Institutions et formules, ces instruments mécaniques d’un usage de la raison, ou plutôt d’un mauvais usage raisonnable des dons naturels, voilà les grelots que l’on a attachés aux pieds d’une minorité qui persiste. Quiconque même les rejetterait ne pourrait faire qu’un saut mal assuré par-dessus les fossés les plus étroits, parce qu’il n’est pas habitué à remuer ses jambes en liberté. Aussi sont-ils peu nombreux ceux qui sont arrivés, par le propre travail de leur esprit, à s’arracher à la minorité et à pouvoir marcher d’un pas assuré.
Mais qu’un public s’éclaire lui-même rentre davantage dans le domaine du possible, c’est même, pour peu qu’on lui en laisse la liberté, à peu près inévitable. Car on rencontrera toujours quelques hommes qui pensent par eux-mêmes, parmi les tuteurs patentés de la masse et qui, après avoir eux-mêmes secoué le joug de la minorité, répandront l’esprit d’une estimation raisonnable de sa valeur propre et de la vocation de chaque homme à penser par soi-même ».

(Immanuel Kant : Qu’est-ce que les Lumières in Emmanuel Kant / Moses Mendelssohn : Qu’est-ce que les Lumières ? Révision de la traduction – commentaires – postface de Cyril Morana. Editions Mille et une nuits)

Avant d’entrer dans le vif du sujet, qui motive la publication de ces extraits du philosophe de Prusse, Immanuel Kant, une remarque sur les mots Aufklären, Aufklärung. Ils font partie de ces mots allemands comme Heimat ou Bildung que l’on devrait éviter de traduire. Aufklärung est habituellement rendu par Lumières. The Age of Enlightenment, en anglais. L’expression française désigne plutôt un état là où la substantivation du verbe aufklären, clarifier, élucider, contient en elle-même une dynamique. Il rend mieux le fait que l’Aufklärung est un processus de propagation des Lumières et non un état donné. L’extrait ici mis en exergue de Kant montre bien qu’il s’agit d’un mouvement, d’un travail, pour sortir de la minorité et devenir majeur. Il ne suffit pas d’allumer la lumière pour être éclairé.

« Vers toujours plus de répression et toujours moins d’éducation ».

Le détricotage de l’Ordonnance du 2 février 1945 a déjà une longue histoire. Cette ordonnance adoptée au lendemain de la Seconde guerre mondiale se caractérisait par le fait que la justice pénale des mineurs méritait un traitement particulier. L’enfance délinquante nécessitait d’être protégée en même temps que punie, éduquée plutôt que réprimée et le particularisme de sa situation exigeait d’en confier le traitement à des magistrats spécialisés, tant au stade de l’instruction qu’à celui du jugement. Cette philosophie est en voie d’abandon.

« Bien loin de revenir aux fondamentaux de l’ordonnance du 2 février 1945, maintes fois dénaturés, ce projet ne fait que conforter un progressif abandon de la spécificité de la réponse devant être apportée aux enfants, par rapport aux adultes, vers toujours plus de répression et toujours moins d’éducation.
En effet, comme nous avons déjà pu l’indiquer à maintes reprises avant la crise sanitaire et depuis celle-ci, le réel problème de la justice des enfants, qu’elle soit pénale ou civile, est avant tout l’indigence de ses moyens, qui ne sera nullement résolue par les moyens alloués dans la loi de finances 2021 principalement concentrés sur le pénitentiaire et sur le recrutement de contractuels précaires, bénéficiant d’une formation de moindre qualité, voire aucune, ce qui n’est pas sans poser des difficultés majeures quand il s’agit de prendre en charge des enfants en souffrance».

C’est ce qu’affirme un collectif de plus de 200 personnalités, professionnels de l’enfance, membres d’organisations syndicales de magistrats, travailleurs sociaux et avocats dans une tribune publiée par Franceinfo, mardi 1er décembre 2020.

Dans une autre tribune publiée dans le journal Le Monde du 3 décembre 2020 et accompagnée d’une pétition, 120 associations et personnalités écrivaient :

« Si ce projet est adopté, le juge des enfants n’instruira plus, le rôle du parquet sera renforcé, la nouvelle procédure ouvrira grandes les vannes vers le flagrant délit pour les mineurs. Un nouveau pas sera franchi pour rapprocher cette justice des enfants de celle des adultes. […]
Ce projet a surtout comme objectif affiché de juger toujours plus vite, au détriment du travail éducatif pourtant essentiel pour un enfant en délicatesse avec la loi. Comme si l’enjeu n’était pas plutôt de réagir vite aux carences éducatives, y compris par des mesures fermes. Ce n’est pas d’être tenu pour coupable qui permettra au jeune de rompre avec une séquence de vie difficile, mais le fait de retrouver de l’espoir, des perspectives et déjà de l’estime de soi par la mobilisation d’adultes présents et équilibrés ».

Après cinq années de durcissement, un premier grand tournant dans le floutage de la différenciation entre majeur et mineur en matière de répression de la délinquance avait eu lieu en 2007 avec le projet de loi sur la récidive des majeurs et des mineurs.

« L’excuse de minorité est retirée en cas de deuxième récidive pour les 16-18 ans auteurs de crimes et de délits violents. Les lois Perben de 2002 et 2004, la loi sur la récidive de 2005, celle sur la prévention de la délinquance de mars 2007 avaient déjà accru la sévérité des lois pénales pour les mineurs. Depuis 2002, des sanctions sont prononcées dès l’âge de 10 ans ; des programmes de construction de centres éducatifs fermés et de prisons pour mineurs ont été lancés ; les procédures d’urgence ont augmenté ; enfin, le rôle du parquet a été considérablement accru ». (Le Monde 03 juillet 2007)

Parallèlement à l’effacement de « l’excuse de minorité », l’on assiste à un affaiblissement sinon un déclin des dispositifs de soins consacrés à la jeunesse.

Quand j’ai pris connaissance des deux tribunes évoquées, je me suis souvenu que j’avais, il y a bientôt 13 ans, en 2008, lu ceci :

Dès la première page de son livre Prendre soin de la jeunesse et des générations, Bernard Stiegler posait la question de l’effacement de l’excuse de minorité en termes de dilution de responsabilité. Celle des adultes. Et élargissait la question juridique à sa dimension philosophique. Il posait la nécessité d’examiner en même temps ce qui conduit à la destruction de l’appareil psychique juvénile et réclame donc un soin. Il le faisait dans la suite de ce qu’affirmait, en 1971, Adorno pour qui, si l’on a pu parler de siècle d’Aufklärung, on ne peut plus le faire aujourd’hui :

« Il serait très problématique de dire aujourd’hui de la même façon que nous vivons dans une époque d’Aukflärung étant donné la pression indescriptible qui est exercée sur les hommes, du simple fait de l’organisation du monde et déjà du contrôle planifié de toute notre sphère intime par l’industrie culturelle »

(Theodor W. Adorno : « L’éducation à la majorité » (Erziehung zur Mündigkeit). 1971. Cité par Alain-Patrick Olivier : L’éducation à la majorité selon Theodor W. Adorno

Et plus tard, Félix Guattari écrira, en 1989  :

« La planète Terre connaît une période d’intenses transformations technico-scientifiques en contrepartie desquelles se trouvent engendrés des phénomènes de déséquilibres écologiques menaçant, à terme, s’il n’y est porté remède, l’implantation de la vie sur sa surface. Parallèlement à ces bouleversements, les modes de vie humains, individuels et collectifs, évoluent dans le sens d’une progressive détérioration. Les réseaux de parenté tendent à être réduits au minimum, la vie domestique est gangrenée par la consommation mass-médiatique, la vie conjugale et familiale se trouve fréquemment « ossifiée » par une sorte de standardisation des comportements, les relations de voisinage sont généralement réduites à leur plus pauvre expression. C’est le rapport de la subjectivité avec son extériorité — qu’elle soit sociale, animale, végétale, cosmique — qui se trouve ainsi compromis dans une sorte de mouvement général d’implosion et d’infantilisation régressive. L’altérité tend à perdre toute aspérité. Le tourisme, par exemple, se résume le plus souvent à un voyage sur place au sein des mêmes redondances d’images et de comportement.
Les formations politiques et les instances exécutives paraissent totalement incapables d’appréhender cette problématique dans l’ensemble de ses implications ».

(Félix Guattari : Les trois écologies. Galilée 1989. pp11-12)

L’abandon, en 2007, de l’ordonnance de 1945 était pour Bernard Stiegler le « symptôme » d’un « autoritarisme des impuissances » qui ne faisait qu’aggraver ce qu’il prétendait traiter. On ne naît pas responsable, on le devient, notamment par la transmission intergénérationnelle de savoirs.

« Remettre en cause la minorité des enfants délinquants, c’est aussi remettre en cause la majorité de leurs ascendants adultes, et en fin de compte, décharger ceux-ci des responsabilités que leur confère leur majorité. C’est décharger la société majeure de sa responsabilité, et c’est l’en décharger sur les mineurs. Car en atténuant la différence entre la minorité et la majorité, cette modification de la loi, qui redéfinit la minorité, et qui redéfinit du même coup la majorité, tend à occulter que la responsabilité est une compétence socialement acquise, et que la société est en charge de la transmettre aux enfants et aux adolescents. Ceux-ci sont dits mineurs précisément en ce que la société majeure est d’une façon générale en obligation à leur endroit, mais tout d’abord et tout spécialement quant à leur éducation : l’éducation est précisément le nom de cette transmission de compétence sociale qui élève à la responsabilité, c’est-à-dire à la majorité. En occultant l’obligation de transmission en quoi consiste la majorité, la modification de la loi occulte le sentiment de cette responsabilité dans la conscience des adultes majeurs aussi bien que dans celle des enfants et des adolescents mineurs, et elle signe la faillite d’une société qui est devenue structurellement incapable d’éduquer les enfants, faute d’être encore capable de distinguer minorité et majorité. Car la différence entre minorité et majorité n’est pas effacée seulement par cette loi : comme je vais essayer de le montrer dans ce qui suit, cette indifférenciation entre mineurs et majeurs est à la base même de notre société de consommation, qui tend systématiquement à installer les consommateurs, mineurs comme majeurs, dans un sentiment structurel d’irresponsabilité »

(Bernard Stiegler : Prendre soin de la jeunesse et des générations. Flammarion. 2008. pp 12 et 13)

Lors de la rédaction de ce texte, Canal J, chaîne de télévision qui s’était spécialisée dans la captation de temps de cerveau disponible des enfants et qui se mettait à émettre 24h/24, avait lancé une campagne publicitaire sur le thème  : les enfants méritent mieux que ça. Sans vergogne, ce ça désignait les parents et les grands-parents. On y voit notamment un grand-père tentant de faire rire son petit fils en exhibant son dentier.

Mais plus profondément que veut dire ce ça ? s’interrogeait B. Stiegler. Il est une dénégation de la responsabilité éducative des adultes à laquelle la chaîne de télévision prétend se substituer. Elle fait des enfants, en une « inversion générationnelle », les prescripteurs des adultes infantilisés de la société de consommation, et signe la « ruine de l’éducation ». Ce ça qui est ridiculisé est ce qui se transmet de générations en générations tant sous forme de savoirs (faire, vivre et penser), que de symbolique (langue, matériaux et supports de mémoire en tous genres).

« En court-circuitant les générations, en effaçant ce qui les distingue comme enfants, pères et grands-pères, en effaçant les parents et avec eux la mémoire, la conscience, et l’attention à ce qui est légué par l’expérience humaine, accumulées sous forme de rétentions secondaires et tertiaires de toutes sortes qui supportent des savoirs, en court-circuitant l’expérience, présente et passée, et en obérant par avance la possibilité d’une expérience, c’est à dire aussi une projection du futur comme expérience, il s’agit, avec les systèmes de captation des audiences découpées en tranches [d’âge], de remplacer l’appareil psychique que constituent le moi et le ça, et les circuits qui s’y forment comme circuits de transindividuation [ie qui transforment les je et leurs histoires singulières en nous au présent] en tant qu’objets et fruits du désir, par les appareils des psycho-technologies qui permettent le contrôle attentionnel et qui ne s’adressent plus au désir, mais aux pulsions » (oc p 31)

Après avoir rappelé que les actuelles psycho-technologies renversent, avec des objectifs autres que d’en prendre soin, les psychotechniques de l’esprit que sont entre autres l’écriture, le livre qui eux-aussi captent et forment l’attention, Bernard Stiegler en vient dans l’ouvrage cité à sa lecture du texte de Kant dont est cité ci-dessus un extrait.

« La bataille de l’intelligence pour la majorité »(Stiegler)<

A partir de Kant, il appelle bataille de l’intelligence, expression reprise au discours de politique générale du Premier ministre d’alors, François Fillon,

« cette bataille de l’esprit qui pose en principe que la majorité démocratique et en cela collective est fondée sur la majorité entendue comme courage et volonté de savoir individuels ». (oc p 42)

Cette bataille se mène, selon Kant, contre la tendance à la paresse et la lâcheté. Elle ne peut, selon Stiegler, se comprendre et se mener sans qu’il soit fait référence aux techniques et technologies qui sont à double tranchant et qui la conditionnent. Platon dans Phèdre soulignait déjà les dangers de l’écriture. Elle peut aussi rendre bête. Pour Jacques Derrida dans sa lecture de la Pharmacie de Platon, l’écriture est un pharmakon, c’est-à-dire à la fois un poison et un remède.

« Or, nous dit aussi Kant, en tant qu’adulte mineur, incité en cela par ma paresse et par ma lâcheté, je peux toujours me décharger de cette responsabilité dialectique de penser et de savoir sur ceux qui me rendront le ‘service’ – des sophistes de la Grèce antique aux sociétés de service de notre XXIème siècle, en passant par ceux que Kant appelle les tuteurs à la fin du XVIIIème siècle [aujourd’hui appelés coaches]– de satisfaire ma paresse et ma lâcheté, aux dépens de mon courage et de ma volonté de savoir et de penser, c’est à dire de ma responsabilité individuelle, et dans ce qui est donc une constante bataille pour l’intelligence.
[…]
Le contrôle de l’attention, à travers les technologies culturelles et cognitives, qu’il faut appréhender comme des technologies de l’esprit, y compris des esprits malins qui hantent l’esprit adulte mineur, c’est à dire comme des appareils de captation et de formation aussi bien que de déformation de l’attention, est aujourd’hui devenu le cœur de la société hyperindustrielle » (oc pp 45-46)

La responsabilité est définie comme « usage libre et public de sa propre raison ». La bataille pour l’intelligence doit commencer par prendre en compte le fait qu’il y a des instruments de l’intelligence qui sont aussi ceux de la bêtise. « Se battre de nos jours pour l’intelligence, c’est se battre pour conduire une politique industrielle [des technologies dites cognitives ] qui soit aussi une politique de formation de l’attention et donc de l’intelligence ». Et donc développer d’abord une intelligence des technologies qui sont devenues computationnelles, constituer un savoir sur les instruments (organon), une organologie, de la bêtise et de l’intelligence.

Il ne s’agit pas seulement d’une raison en puissance mais en acte c’est à dire capable de décider.

Reconstruire une Bildung de l’ère numérique.

Moses Mendelssohn qui, au même moment, dans la même revue, répondait à la même question que Kant, sous le titre Ueber die Frage: was heißt aufklären ? définissait la Bildung ainsi :

„Bildung zerfällt in Kultur und Aufklärung“
« La Bildung se compose de culture-civilisation et d‘Aufklärung »

La culture inclut les mystères autant que l’Aufklärung en favorise la critique dans un processus de devenir adulte en responsabilité de chacun. Il passe aussi toujours par un devenir adulte collectif condition par ailleurs sine qua non d’une communauté politique souveraine. Bernard Stiegler traduit Bildung par « formation de l’attention, qui est ici une attente, et une attente critique ». Il soutient qu’une telle attente ne peut se passer d’artifices pharmacologiques. Dans le livre Bifurquer du collectif Internation, dont il a déjà été beaucoup question (ici, et ), est proposé comme quasi synonyme de Bildung, l’expression sculpture sociale de soi, comme processus d’individuation psychique et collective.

Dialectique du savoir et de la bêtise

„Denn wenn die Dummheit nicht von innen dem Talent zum Verwechseln ähnlich sähe, wenn sie außen nicht als Fortschritt, Genie, Hoffnung, Verbesserung erscheinen könnte, würde wohl niemand dumm sein wollen, und es würde keine Dummheit geben. Zumindest wäre es sehr leicht, sie zu bekämpfen“.
(Robert Musil : Der Mann ohne Eigenschaften I, 16)

« Si la bêtise ne ressemblait pas à s’y méprendre, de l’intérieur au talent, vers l’extérieur au progrès, au génie, à l’espoir ou au perfectionnement, personne ne voudrait être bête, et il n’y aurait pas de bêtise. Du moins serait-elle facile à vaincre»
(Robert Musil, L’Homme sans qualités (1931)

Son masque de progrès et d’espoir lié à la paresse, nous empêche de percevoir notre bêtise et d’en avoir honte. On peut y ajouter la rhétorique et la manipulation du vocabulaire. Les technologies que l’on fait passer pour de l’intelligence artificielle et dont on se gargarise sont des artefacts de la bêtise, de la prolétarisation des savoirs. Elles sont conçues comme des processus d’automatisation, de mise sous tutelle au sens de Kant. Mais c’est aussi parce que la raison a tendance à devenir instrumentale. Cette dimension fonctionnelle tend aujourd’hui à devenir hégémonique étouffant la dimension noétique.

« Si la raison se forme (en passant par une Bildung), c’est tout aussi bien et avant tout parce qu’elle se déforme : elle est un état à la fois mental et social essentiellement précaire – et c’est peut-être là ce que nous, les tard venus du XXIème siècle, découvrons : cette conquête reste toujours radicalement à refaire et à défendre. A la définition kantienne de la conquête qu’est l’Aufklärung, Adorno et Horkheimer ajoutent qu’elle doit toujours être défendue contre elle-même, telle qu’elle tend toujours, en devenant rationalisation c’est à dire réification à se retourner contre elle-même comme savoir devenu bêtise – cette dialectisation de l’Aufklärung survenant après que Max Weber a mis en évidence le fait de la rationalisation comme caractéristique du devenir capitaliste »

(Bernard Siegler : États de choc / Bêtise et savoir au XXIème siècle. Mille et une Nuits. 2012. p.36)

Par le devenir techno-sciences des sciences, les savoirs sont absorbés par la machine qui les prolétarise . Cette prolétarisation  n’épargne personne.

Au moment où Bernard Stiegler évoquait la question de la destruction du ça, court-circuitant sa composante intergénérationnelle, en l’occurrence la place des pères et grand-pères, les smartphones ne s’étaient pas encore généralisés. Les premiers i-phones datent de 2007. Les instruments de captation de l’attention étaient ceux du capitalisme consumériste et des mass-medias analogiques incluant la publicité de masse. Entre-temps, le smartphone s’est insinué dans la relation de la mère et de l’enfant détruisant ce que Winnicott appelait la relation et l’espace transitionnels  :

« A travers l’espace transitionnel comme à travers le ça, l’inconscient, le moi et la conscience en formation négocient en quelque sorte leur héritage de la nécromasse noétique sur un mode transitionnel élargi (cet élargissement constituant la noèse même, comme art, comme science, et comme tous autres aspects de la vie noétique et spirituelle – dont ceux que Bergson appelait la fonction fabulatrice). C’est cette négociation qui permet d’inscrire les processus d’identification et d’idéalisation dans un ‘principe de réalité’ qui ne persécute pas tout ‘principe de plaisir’, mais le transforme, et comme différance en sublimation ».

(Bernard Stiegler : Qu’appelle-t-on panser ? 2. La leçon de Greta Thunberg. LLL 2020. p 39)

 

Smartphone porte-biberon

«Ce que l’on disait de la télévision dans Prendre soin est incommensurablement aggravé par le smartphone, apparu avec les réseaux sociaux. Lorsque le smartphone vient entre les mains du bébé, les dégâts noético-psychiques sont encore bien plus graves ; c’est l’accès au langage et plus généralement à la relation qui se trouve barré. » (o.c. ibidem)

Par ailleurs, peut-on imaginer les effets sur les jeunes générations du spectacle du discrédit et de l’irresponsabilité que leur offrent ceux qui se présentent comme des adultes et dont un sommet a été atteint à Washington, le 6 janvier dernier ? On y a vu un chef d’État (des États-Unis) se comporter comme un éléphant dans un magasin de porcelaine selon l’expression d’Alexander Kluge et casser ce qu’il considérait comme son jouet avec lequel il s’est amusé pendant quatre années pour ne pas le transmettre à d’autres. Dans cette infantile bouffonnerie est engagée aussi la responsabilité de ceux qui n’ont pas voulu critiquer la démocratie faisant comme s’il elle était une donnée immuable. Sans même parler de ceux qui quittent le navire à la dernière heure tels les réseaux sociaux dominants qui cherchent à se dédouaner après la catastrophe dont ils ont été complices. Même si l’on peut se réjouir de l’effet boomerang qui frappe celui qui s’en est servi, le fait marquant à relever est que des plateformes digitales s’arrogent l’exorbitant pouvoir se s’ériger en justiciers. Ce pouvoir est par ailleurs inscrit dans leur logique de « souveraineté fonctionnelle ». Et la scène de l’occupation du Capitole, le 6 janvier dernier, initiée par le roi Ubu de la défiance, est «  une scène de carnaval endiablé, burlesque mené par des clowns aux déguisements d’animaux »(Christian Salmon). Elle est l’équivalent d’un coup d’état symbolique – réussi sur ce plan au point que la transition peut se faire et le carnaval des bouffons continuer – ruinant, cette fois aux yeux de tous, tout crédit sur lequel reposait la démocratie américaine. Et « occidentale ».

Dès lors que la déséconomie pulsionnelle – en cela anthropique- a privé les adultes de toute responsabilité et de toute autorité, est apparue, comme émergeant de la souffrance qu’elle engendre auprès de très jeunes gens, la figure de Greta Thunberg, symbole d’une génération incarnant «  en diverses manières et circonstance, la responsabilité, c’est à dire aussi l’expression d’un nouveau principe de réalité »(B. Stiegler).

« Quel est ce nouveau principe de réalité ? Il est que l’on ne peut pas continuer ainsi, et qu’il faut négocier un tournant radical. Comment Greta Thunberg l’incarne-t-elle ? A la fois en posant par principe qu’elle refuse par exemple de prendre l’avion, et en exigeant que les adultes exerçant des responsabilités écoutent les scientifiques. Que faut-il en penser ? D’une part, que rien n’est plus raisonnable, et, d’autre part, qu’il faut pour cela élaborer une responsabilité de la transition qui appelle à mettre en œuvre, et dans l’urgence, des travaux scientifiques nouveaux, tout en engageant des démarches de terrain exemplifiant le nouveau principe de réalité » (o.c. p 40)

Le Comment osez-vous ? [vous qui vous dites « responsables » politiques, ne pas savoir et agir, ne pas sortir de votre état de minorité] de Greta Thunberg résonne comme en écho renversant au Osez savoir ! d’Immanuel Kant définissant l’Aufklärung.

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Heiner Müller :
NEUJAHRSBRIEF 1963 / LETTRE DE NOUVEL AN 1963

 

 

Claude Monet : Les peupliers

NEUJAHRSBRIEF 1963

Ein Jahr ist zu Ende gegangen mit Lärm
Von Glocken und Feuerwerkskörpern Die Zeitung
Die gebracht werden wird in einer Stunde
In deiner Stadt dir mir in meiner Stadt
Von einer alten Frau mit älteren Füßen
Drei Söhne verloren aber noch keine Zeitung
DAS REICH NEUES DEUTSCHLAND RHEINISCHER MERKUR
Wird ein besseres Jahr anzeigen wie üblich
Und das Schwarze in deiner Zeitung du weißt es
Ist das Weiße in meiner Zeitung wir wissen es
Immer neu wächst Gras über die Grenze
Und das Gras muß ausgerissen werden
Immer neu das über die Grenze wächst
Und der Stacheldraht muß gepflanzt werden
Immer neu mit dem genagelten Stiefel
ICH BIN DER STIEFEL DER DEN STACHELDRAHT PFLANZT
Vor meinem Fenster auf einem Parkbaum
Allein wie ein Betrunkener gegen Morgen
Lärmt flügelschlagend eine ältere Krähe
Die Straßenreiniger ALL OUR YESTERDAYS
Haben ihre Arbeit aufgenommen
Manche Dinge kommen wieder und manche nicht
Das Herz ist ein geräumiger Friedhof
IM PARK DIE PAPPELN SCHWIRRN
WER HAUST IN MEINER STIRN

Heiner Müller :  Neujahrsbrief 1963 in Warten auf der Gegenschräge /Gesammelte Gedichte. Suhrkamp.P.57

LETTRE DE NOUVEL AN 1963

Une année s‘est achevée dans le bruit
Des cloches et des feux d‘artifice Le journal
Qui sera apporté dans une heure
A toi dans ta ville à moi dans ma ville
Par une vieille femme sur ses vieilles jambes
Trois fils morts à la guerre mais aucun journal
LE REICH LE NEUES DEUTSCHLAND LE RHEINISCHER MERKUR
N’annoncera une meilleure année comme d‘habitude
Et ce qui est noir dans ton journal tu le sais
Est blanc dans le mien nous le savons
Sans cesse l’herbe pousse sur la frontière
Et l’herbe doit être arrachée
Sans cesse qui pousse sur la frontière
Et les barbelés doivent être plantés
Sans cesse par la botte cloutée
JE SUIS LA BOTTE QUI PLANTE LES BARBELÉS
Devant ma fenêtre sur un arbre du parc
Seule comme un ivrogne au petit matin
Une vieille corneille bat bruyamment des ailes
Les balayeurs municipaux ALL YOUR YESTERDAYS
Ont commencé leur travail
Bien des choses reviennent bien d’autres non
Le cœur est un grand cimetière
DANS LE PARC LES PEUPLIERS BRUISSENT
QUI LOGE DANS MA TÊTE

Heiner Müller : Lettre de Nouvel an  1963 in Heiner Müller Poèmes 1949-1945. Christian Bourgois. P 61. Trad. Jean Jourdheuil et Jean-François Peyret

Les lettres s’écrivent à quelqu’un.e d’éloigné.e, situé.e à distance. Il y a, séparés l’un de l’autre, un moi ici dans ma ville et un toi là-bas dans ta ville. Entre les deux qui partagent un même moment de festivités du nouvel an, une ligne de démarcation masquée par des rituels analogues. Qu’est-ce qui sépare un lieu d’un autre, une année d’une autre ? Quel sens a encore cette calendarité délocalisée ? Rien ne s’annonce de différent entre l’année qui s’achève et celle qui s’annonce.

Le mot frontière est répété en deux vers qui l’un en efface la réalité, l’autre la rétablit par un geste brutal d’arrachement de l’herbe qui tend sans cesse à la recouvrir.

« Sans cesse l’herbe pousse sur la frontière
Et l’herbe doit être arrachée
Sans cesse qui pousse sur la frontière »

Le mot frontière coupe également le poème en deux parties entre un lointain et une proximité, une envie de partage et son absence souhaitée, la réalité d’une solitude. Les journaux quels qu’ils soient écrivent en noir et blanc. C’est de plus en plus vrai aujourd’hui.

Je laisse ouvert cet énigmatique point d’effroi si caractéristique de l’auteur : « JE SUIS LA BOTTE QUI PLANTE LES BARBELÉS ». Le vers marque la fin du dialogue. Le je y est réduit à un accessoire industriel utilitaire qui n’est pas celui d’un jardinier. Clouté, il serait plutôt policier ou militaire. Cela peut se lire comme une affirmation martiale de co-responsabilité et/ou un sentiment de culpabilité. La botte qui « plante » des barbelés est en forte opposition avec le temps long et plus doux, plus discret, de l’herbe qui, elle, « pousse » et d’une nature toujours renaissante. Et semble se substituer au geste brutal de l’arrachage qu’il faut sans cesse réitérer, soit parce que la séparation n’est finalement pas assez nette ou qu’il faut démasquer l’illusion de son absence.

Qu’importe finalement que l’on se prive ou que l’on soit privé de passage, géographique et/ou temporel, s’il n’y a pas de lieu et/ou un temps qui soient autres.

Au petit matin, reste ce qu’il se passe sous la fenêtre de celui qui écrit à son destinataire. Et le travail des éboueurs en charge de tous nos hiers. « ALL YOUR YESTERDAYS ». La citation de Shakespeare est en anglais dans le texte.

« And all our yesterdays have lighted fools
The way to dusty death. »

« Et tous nos hiers n’ont fait qu’éclairer pour des fous le chemin de la mort poudreuse »
(Shakespeare : Macbeth V,5)

Les balayeurs de rue ont entrepris leur travail de déblaiement. Mais tout le passé ne passe pas. Il y a ce qui part et ce qui revient formant une volumineuse nécromasse.

« Das Herz ist ein geräumiger Friedhof » / « Le cœur est un grand cimetière »

Geräumig = vaste, spacieux, d’une grande contenance.

Le poème se termine par deux vers puissamment ar-rimés :

« IM PARK DIE PAPPELN SCHWIRRN
WER HAUST IN MEINER STIRN»

où le verbe schwirren semble faire le lien non seulement entre ce qui agite les peupliers et ce qui habite – hante ? – la tête mais également entre le cœur-cimetière et ce qui tourne dans la tête. En allemand on dit : mir schwirrt der Kopf, la tête me tourne. Ce n‘est plus la question de Büchner : « Qu‘est-ce qui en nous ment, vole et tue » mais qui ai-je dans ma tête ? Qui l‘habite ? Dans haust je n‘entends pas seulement hausen loger habiter dans un sens souvent péjoratif – qui crèche là ? – mais aussi hauen, cogner voire hanter. Qui ravage ma tête ?

Je n’ignore pas les éléments biographiques présents dans le poème et sa date, 1963. Qui peut en faire une lettre non écrite au père et faire partie d’une thématique récurrente chez Heiner Müller. Enfant, il avait rendu visite à son père interné par les nazis. Celui-ci a quitté sa famille et délaissé la RDA pour l’Allemagne de l’Ouest. 1961 : la construction du mur de Berlin. J’ai délibérément ignoré cette dimension pour tenter d’en esquisser une lecture recontextualisée. Assimiler un texte à la biographie de son auteur est une lecture bien pauvre pour ne pas dire une mauvaise lecture en ce qu’elle ignore ce qu’il se passe entre le texte et son lecteur.

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Vœux 2021 : Oser avancer au milieu des dangers

A.R. Penck : Der Übergang / Le passage (1963)

Sapere aude!  Habe Mut, dich deines eigenen Verstandes zu bedienen! ist also der Wahlspruch der Aufklärung.

(Immanuel Kant : Beantwortung der Frage : Was ist Aufklärung ?

Sapere aude ! [Ose savoir] Aie le courage de te servir de ton propre entendement! Telle est la devise des Lumières.

(Immanuel Kant : Réponse à la question: «Qu’est-ce que les Lumières?»

 

« Les trusts du monde s’évertuent frénétiquement à couper les lignes de contact…
La Planète erre à l’aveuglette  vers un destin de fourmilière…
La thermodynamique a gagné par abandon…  »

 William Burroughs, Le Festin nu, 1959, trad. Eric Kahane

 

« Pour le dire simplement, l’état de notre planète est brisé. L’humanité fait la guerre à la nature. C’est suicidaire. La nature riposte toujours – et elle le fait déjà avec une force et une fureur croissantes.

(Antonio Guterres, Secrétaire général de l’ONU, à l’Université Columbia de New York, le 2 décembre 2020 . Source)

 

« Quand une civilisation arrive à relever des défis, elle croît. Sinon elle décline. Les civilisations meurent par suicide, non par meurtre »

( Arnold Joseph Toynbee)

« La pandémie qui a paralysé le monde en quelques semaines révèle désormais comme une évidence l’extraordinaire et effroyable vulnérabilité de l’actuel modèle de développement, et la potentielle multiplication des risques systémiques combinés qui s’y accumulent. Elle prouve que ce modèle est condamné à mort et qu’il nous condamnera à mort avec lui, où que nous soyons dans le monde, si nous ne le changeons pas. »

(Bernard Stiegler : Bifurquer. L’avertissement p.15)

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Waltharii poesis / La chanson de Walther

Je continue de revisiter l’anthologie des poètes et penseurs d’Alsace de Jean Dentinger. Après Otfried de Wissembourg associé à Ermold le noir, c’est au tour de la Chanson de Walther dans laquelle on peut trouver des éléments précurseurs du Chant des Nibelungs

Waltharii poesis

Manuscrit du Waltharii poesis

Tertia pars orbis, fratres, Europa vocatur,
Moribus ac linguis varias et nomine gentes
Distinguens cultu, tum relligione sequestrans.
Inter quas gens Pannoniae residere probatur,
Quam tamen et Hunos plerumque vocare solemus.
Hic populus fortis virtute vigebat et armis,
Non circumpositas solum domitans regiones,
Litoris oceani sed pertransiverat oras,
Foedera supplicibus donans sternensque rebelles.
Ultra millenos fertur dominarier annos.

Attila rex quodam tulit illud tempore regnum,
Impiger antiquos sibimet renovare triumphos.
Qui sua castra movens mandavit visere Francos,
Quorum rex Gibicho solio pollebat in alto,
Prole recens ofta gaudens, quam postea narro :
Namque marem genuit, quem Guntharium vocitavit.

[…]

La chanson de Walther

« L’une des trois parties du monde, frères, a pour nom l’Europe ; elle présente des peuples divers qui se distinguent les uns des autres par les coutumes, la langue, le nom et la culture, et pratiquent différentes religions. Parmi eux réside, comme vous le savez, le peuple de Pannonie, que nous avons plutôt pour habitude d’appeler les Huns. Ce peuple énergique brillait par le courage et la valeur guerrière ; non content de soumettre les contrées voisines, il avait parcouru les lointains rivages de l’Océan, accordant des alliances à ceux qui l’imploraient et terrassant ceux qui se rebellaient. On raconte qu’il régna pendant plus de mille ans.

Il fut un temps où le roi Attila gouverna ce royaume, brûlant de renouer avec les triomphes d’antan. À cet effet, il fit lever le camp et ordonna à son armée de se rendre chez les Francs. Là, le puissant roi Gibicon, qui était alors sur le trône, se réjouissait d’avoir récemment vu naître une descendance, dont je parlerai plus loin : il avait en effet engendré un fils, qu’il avait nommé Gunther.

Fendant les airs, un bruit frappe l’oreille du roi et l’épouvante : une armée ennemie traverse le Danube, surpassant en nombre les étoiles et les grains de sable du fleuve. Le roi, qui se défie de ses troupes et de la force de son peuple, réunit une assemblée et l’interroge sur la conduite à adopter. Tous s’accordèrent à demander une alliance et, si cette requête était exaucée, à unir leurs mains droites aux mains droites des Huns ; on leur remettrait des otages, puis on s’acquitterait du tribut exigé. Cela vaudrait mieux que de perdre, en plus de la vie et du pays, leurs enfants et leurs épouses. »

(Anonyme : La chanson de Walther. Texte présenté et traduit par Sophie Albert, Silvère Menagaldo et Francine Mora. Ellug. Université Stendhal. Grenoble 2008)

Le roi des Francs, ceux du Rhin, d’un territoire allant de Metz à Trêves, Gibicon, avait un fils trop jeune pour servir d’otage. A sa place fut envoyé un «  jeune et noble guerrier » du nom de Hagen présenté comme étant d’origine troyenne. Il part muni d’un « somptueux » trésor conclure la paix avec les Huns. Précisons que le terme d’otage  n’a pas à l’époque de connotation de maltraitance. Le mot latin est obses, garant. Il signifiait néanmoins l’exil. Les Huns traversent la Saône et le Rhône vers le royaume des Burgondes dont le roi est Herrich résidant à Chalon sur Saône. Ce dernier imitant les Francs offre son unique fille, Hildegonde (Hilgunt) en garante de paix. Cette dernière était promise à Walther, le fils d’Alpher, roi des Aquitains. Celui-ci agit comme les Francs et les Burgondes. Ainsi Hagen, Hildegonde et Walther se retrouvent en Pannonie (en gros l’actuelle Hongrie) à la cour d’Attila qui les traite « comme ses propres enfants », assurant leur formation. De guerriers pour les jeunes gens qui finiront à la tête des armées hunniques. Hildegonde est confiée aux soins de la reine, Ospirine. Elle finira nommée « gardienne de tous les trésors ». Hagen et Walther, «frères de sang » volent de victoire en victoire pour le compte d’Attila. Le roi des Francs meure. Gunther lui succède et rompt l’alliance avec les Huns. Apprenant cela, Hagen fuit la cour d’Attila et le rejoint. Inquiète du précédent, la Reine conseille à Attila d’inviter Walther à prendre femme. Celui-ci refuse arguant que les soucis de l’hymen entraveraient sa vaillance guerrière.

Peu de temps après, une guerre se déclara. Avec Walther à la manœuvre en général en chef.

« Le voilà observant le champ de bataille, après quoi il recense ses troupes et les répartit à travers la vaste étendue des champs et des plaines. Déjà les deux formations, après s’être avancées à portée de javelot, s’étaient arrêtées. Alors, de toutes parts, une clameur s’élève dans les airs, les trompettes guerrières entremêlent leurs voix terrifiantes ; aussitôt une grêle de javelots s’abat de tous côtés. Le frêne et le cornouiller se confondaient en une même danse, et les pointes qui s’agitaient étincelaient comme la foudre. Et de même qu’une masse de flocons se disperse sous le souffle de l’aquilon, de même on décochait des flèches meurtrières. Enfin, quand les réserves de javelots sont de part et d’autre épuisées, chacun met la main à l’épée : on tire les glaives flamboyants et on relève les boucliers ; alors les troupes s’entrechoquent et reprennent le combat. Ici, des chevaux face à face se rompent le poitrail ; et là, une grande partie des soldats succombe sous la dure bosse des boucliers. Cependant, Walther, au milieu de ses troupes, plein de fureur guerrière, fauche tout ce qui tombe sous ses armes et se fraye un chemin. Quand les ennemis le voient faire tant de ravages, ils font comme s’ils tremblaient d’apercevoir la mort en face : partout où Walther dirige ses pas, à droite comme à gauche, tous à l’instant tournent le dos, rejettent leur bouclier sur l’épaule et se sauvent à bride abattue.
Alors, imitant son général, le peuple puissant de Pannonie se dresse et, redoublant de fureur et d’audace, accroît le carnage, abat ceux qui s’interposent, foule aux pieds les fugitifs, jusqu’à sortir pleinement victorieux des hasards de la guerre. Puis il se rue sur les cadavres et les dépouille jusqu’au dernier. Enfin, le chef appelle ses troupes au son de la corne creuse ; le premier, il couronne solennellement son front de feuillages, ceignant ses tempes du laurier victorieux en présence de tous ses hommes. Les porte-enseignes suivent son exemple, imités par le reste de la troupe. Et déjà ils s’en retournaient, parés de la couronne triomphale ; une fois de retour dans sa patrie, chacun retrouva sa demeure, tandis que Walther se hâtait de rejoindre le palais royal.»

A son retour au Palais royal, il se fait servir à boire par Hildegonde qu’il trouve seule. Ils se rappellent « qu’ils avaient été fiancés ». Ils échafaudent un plan de sortie de leur exil. Il lui demande de dérober pour cela le casque et la cotte de maille d’Attila, de remplir à ras bord deux coffrets de bracelets, de faire forger des hameçons car, pour les nourrir, il se fera pêcheur et oiseleur. Elle devra aussi leur fabriquer pour chacun quatre paires de chaussures. Quant à lui, il organisera un grand festin, une fête bachique, avec l’intention de saouler tout ce monde afin de favoriser leur fuite.

En évitant les villages, ils ont cheminé à la lisière des forêts dans lesquelles ils se cachaient le jour, lui à cheval avec sa lourde armure et elle à pied tirant le sien chargé des trésors. Après quarante jours, ils arrivent au Rhin près de Worms où siégeait le roi des Francs, Gunther et où se trouvait également le frère de sang de Walter, Hagen. Le récit du passeur qui, payé de poissons inconnus, les avait remis au cuisinier du roi, révèle à Gunther et Hagen qu’il s’agit de Walther en fuite avec un trésor. Voulant en récupérer la part que son père Gibicon avait jadis livrée aux Huns, Gunther se met à la poursuite de Walther et Hildegonde, ordonnant à Hagen réticent de l’accompagner. Walther et Hildegonde seront donc pourchassés non pas les Huns mais par les Francs du Rhin.

Entre-temps,

Interea vir magnanimus de flumine pergens
Venerat in saltum iam tum Vosagum vocitatum.
Nam nemus est ingens, spatiosum, lustra ferarum
Plurima habens, suetum canibus resonare tubisque.
Sunt in secessu bini montesque propinqui,

« Entre-temps le noble héros, s’éloignant de plus en plus du fleuve, avait atteint une région boisée qui était déjà à cette époque appelée les Vosges. C’est une immense forêt, très étendue, renfermant de nombreuses tanières de bêtes sauvages, qui résonne souvent des aboiements des chiens et du son des cors. Non loin de là s’élèvent, à l’écart, deux montagnes, entre lesquelles on peut voir une grotte qui, bien qu’étroite, est pleine d’agréments ; elle n’est pas creusée dans la terre, mais en haut du rocher : c’est un repaire approprié pour des brigands sanguinaires. Dans ce lieu retiré avaient poussé de frêles herbes verdoyantes. Ici , dit le jeune homme lorsqu’il vit la caverne, arrêtons-nous ici. Je serai content de reposer dans ce campement mon corps épuisé. Car depuis qu’il s’était enfui du pays des Huns, il n’avait pas goûté à la tranquillité du sommeil autrement qu’appuyé sur son bouclier ; c’est à peine s’il avait fermé les yeux. Alors, après avoir enfin déposé ses lourdes armes, il dit, reposant sur les genoux de la jeune vierge : Surveille attentivement les alentours, Hildegonde, et si tu vois s’élever un nuage noir, touche-moi doucement pour m’avertir de me lever ; même si tu vois s’avancer une troupe nombreuse, prends garde, ma bien-aimée, à ne pas m’arracher trop brutalement au sommeil. D’ici, tu peux promener au loin tes yeux clairs. Observe sans relâche toute la région alentour. » Telles sont ses paroles ; puis il ferme ses yeux brillants et peut enfin jouir du repos si longtemps désiré ».

La description du lieu est importante. Concentré de temps et d’espace, il conditionne la suite du récit en ce qu’il permettra une succession de combats singuliers. Peut-être quelque chose comme ceci :

La question n’est pas tant de savoir s’il s’agit de ce lieu-ci – cet aspect sera examiné plus loin – l’important est la symbolique de l’image en ce qu’elle marque l’impossibilité du passage d’une troupe au profit de combats singuliers :

« l’étroitesse des lieux imposait de combattre à un contre un, sans que personne pût venir en aide au combattant ».

Apercevant un nuage de poussière, Hildegonde réveille Walther comme convenu. Effrayée, elle s’écrie : ce sont des Huns, et se voit répondre :

Non assunt Avares, sed Franci nebulones,
Cultores regionis….

La traduction française donne : «  ce ne sont pas des Huns mais ces vauriens de Francs qui habitent la région ». La traduction allemande chez Reclam est à peu près équivalente : verschlag’ne Gesellen, des malappris. Mais bien plus intéressante est le rendu de Jacob Grimm chez qui Franci nebulones devient Franken Nibelungen, des Nibelungs francs. Nebu, en latin, Nebel, Nibel, en allemand, désignent la brume, le brouillard. J. Grimm permet ainsi de faire le lien avec la légende des Nibelungs.

L’heure du combat approche. Le premier à s’avancer est Gamalon, présenté comme gouverneur de Metz (Mettensis metropolitanus). Il vient s’informer de qui  est Walther et de ce qu’il fait là. J’aime beaucoup la réplique : « J’ignore absolument quel besoin on peut avoir de chercher à pénétrer les projets d’un voyageur… ». Gamalon réclame la remise de la jeune femme et de l’ensemble du trésor. Walther en propose une partie, ce que Hagen suggère au roi d’accepter. Ce dernier refuse et envoie Gamalon au combat. Il succombera en même temps que son cheval. Puis ce sera le tour de son neveu Sacramond qui aura la tête tranchée. Suit Werinhard descendant de Pandare, lui aussi « la tête séparée du tronc ». Le quatrième , venu des « rivages saxons », se nomme Ekefried. Son échange avec Walther qui toujours précède les combats est amusant.

« Quand il vit Walther prêt à engager le duel, il lui déclara : dis-moi, ton corps à toi est-il animé d’une vie palpable, ou est-ce que tu n’es, maudit, qu’une forme gonflée d’air pour nous tromper ? A mon sens, c’est assurément à un faune que tu ressembles, accoutumé à bondir dans les bois .
Alors Walther dans un éclat de rire lui fit cette réponse : ta langue celtique [welche?] montre que tu es né de ce peuple à qui la nature a donné de surpasser tous les autres dans la plaisanterie. Mais à supposer que tu parviennes en t’approchant à me toucher le bras, tu pourras bien ensuite aller raconter aux Saxons qu’en ce moment tu vois dans les Vosges le spectre d’un faune.

Contrairement aux précédents à cheval, le cinquième Hadaward, « champion de Worms » s’approche à pied, le passage étant bouché de cadavres. De ce combat, il est dit : « Les deux hommes, nés de contrées différentes, se précipitent l’un vers l’autre, et les Vosges s’émerveillent de leurs coups foudroyants ».

Au suivant !

Voici Patafried, neveu de Hagen dont on peut relever la complainte :

« Ô abime du monde, soif insatiable de posséder, gouffre de la cupidité, racine de tous les maux ! Puisses-tu, Ô Furie, n’engloutir que l’or et les autres richesses, en laissant les hommes indemnes ! Mais toi, à présent, tu souffles en eux le feu de désirs pervers, si bien que personne ne se contente plus de ce qu’il possède, ni ne tremble d’encourir par amour du gain une mort honteuse. Et plus ils possèdent, plus ils brûlent de la soif de posséder. Le bien d’autrui, ils s’en emparent tantôt par la violence, tantôt furtivement et— ce qui arrache plus de gémissements encore, et fera couler plus de larmes — ils jettent dans la fournaise de l’Érèbe des âmes d’origine céleste. Et moi, je ne puis rappeler mon neveu bien-aimé, car c’est toi qui l’aiguillonnes, ô cruelle cupidité. Voici qu’il se hâte aveuglément vers une mort infâme et qu’en vue d’une méprisable gloire il ambitionne de descendre parmi les ombres. Hélas, mon cher neveu, que faudra-t-il dire, malheureux, à ta mère ? Qui consolera, mon cher, ta jeune épouse, à qui tu n’as pas laissé — espoir à présent enfui — le réconfort d’un enfant ? Quelle est cette folie ? D’où te vient cette démence ? Il se tut, des larmes montèrent qui mouillèrent sa poitrine ; longtemps il répéta Adieu, mon bel enfant, au milieu des sanglots ».

Bien entendu le héros de cette histoire triomphe de tous les combats qui se différencient par leurs approches, les échanges verbaux et les motivations qui les précédent ainsi que les armes utilisées : épée, lance, flèches, trident, hache… . Cela permet à l’auteur de varier et de dynamiser son récit épique.

La mort du septième, Gerwit, la tête tranchée, commence à faire vaciller le moral des assaillants. Nonobstant, les derniers duels opposent Walther à Randolf, Helmrod, Trogus venu de Strasbourg, Tanaste de Spire. L’auteur semble ici accélérer le déroulement. Ne restent plus que le roi Günther et Hagen. Il en va désormais de l’honneur de la Francie. Hagen propose au roi de partir chercher des renforts, espérant que Walther quitte sa position stratégique et qu’il puisse être vaincu en rase campagne. Walther, dans un premier temps, pour se sustenter et se reposer, campe sur sa position, la consolide non sans avoir, magnifique geste, remis les onze corps des morts en état, les avoir alignés vers l’orient et prié pour eux.

Au petit matin, il quitte son refuge. Le récit s’achève avec le chiffre trois. Restent trois combattants, deux contre un, qui s’affronte cette fois dans la plaine.

« Un triple tourment les poursuivaient tous trois : la peur de la mort, la fatigue du combat, et l’ardeur du soleil »

Hagen se voit en outre déchaussé de « deux fois trois molaires ». En route vers la trinité !

«  Le terme du combat était arrivé, et chacun était marqué d’un signe : là gisait le pied du roi Gunther, la main de Walther et l’œil palpitant de Hagen »

Les trois survivants estropiés se partagent les bracelets du trésor des Huns, se font panser leurs blessures par Hildegonde, et boivent une coupe de vin. La joute se fait oratoire :

« À la fin, l’épineux Hagen et l’Aquitain lui-même, deux esprits invincibles, en dépit de leurs corps tout épuisés, après le tumulte renouvelé du combat et les coups redoutables, mènent au milieu des coupes une joute facétieuse. Le Franc dit : À partir de maintenant, mon ami, tu vas pourchasser les cerfs pour te fabriquer de leur peau des gants sans nombre ; celui de droite, je te le conseille, bourre-le de laine tendre, afin de tromper avec cette imitation de main ceux qui ignorent ton accident. Ah ! mais que diras-tu quand on te verra violer la coutume de ton peuple et ceindre le glaive à la hanche droite, ou quand, si l’envie t’en prend, tu enlaceras ton épouse — quelle perversion, bravo !— de la main gauche ? Mais qu’ai-je à tergiverser ? Désormais tout ce que tu auras à faire, c’est de la main gauche que tu le feras. Alors Walther lui rétorqua : Que tu fasses tant de saillies, je m’en étonne, borgne Sicambre. Si je chasse le cerf, toi tu éviteras la viande de sanglier ; dorénavant tu donneras des ordres à tes serviteurs en clignant de l’œil et tu salueras la foule des héros en les regardant de travers. Mais en mémoire de l’ancienne foi jurée, je vais te donner un conseil : si tu reviens chez toi, dans ton foyer, prépare-toi de la bouillie avec du lard, du lait et de la farine ; elle te servira aussi bien de nourriture que de remède. »

Walther et Hildegonde quittent les Vosges et retournent en Aquitaine où ils se marieront.

L’on retrouvera la trace de Walther dans un monastère de Novalèse dans le Piémont en Italie. Dans la chronique de ce monastère construit par Louis le pieux, près du lac du Mont Cenis, le Chronikon novaliciense cite des extraits du poème évoqué ici.

« Que vient faire à la Novalese ce héros de l’épopée germanique ? Le chroniqueur le fait vivre sous Attila, comme dans le poème latin, et en même temps, par le plus singulier anachronisme, sous le roi des Lombards Desiderius, en sorte que les critiques doutent si la chronique de la Novalese raconte les actes d’un seul ou de deux Waltharius. Quoi qu’il en soit, nous trouvons ici, on ne sait par quelle fortune, annexé au monastère de la Novalese un personnage célèbre dans la poésie germanique, et je ne puis m’empêcher de penser que les clercs qui venaient en Italie, comme Albert de Stade, des parties d’Allemagne, devaient se réjouir, au passage du Mont Cenis, de retrouver à la Novalese ce personnage familier et de saluer sa tombe.
Or le chroniqueur raconte que son Waltharius, après une vie héroïque et belliqueuse, a cherché un monastère où se retirer : il raconte sa conversion, et, chose singulière, le moniage [chanson de geste] de ce héros d’origine germanique ressemble à s’y méprendre au Moniage Guillaume, au Moniage Ogier. Comment Waltharius éprouve les moines de la Novalese en faisant dans leur église sonner son bâton muni de sonnettes — l’apologue du jardin symbolique qu’il cultive, — comment il retrouve et reprend son vieux destrier, — comment il combat des brigands et défend contre eux ses famulaires , — comment il lutte par surcroît contre des Sarrasins qui ont envahi la région, etc… »

(Bédier Joseph. Les chansons de geste et les routes d’Italie (1er article). In: Romania, tome 36 n°142, 1907. pp. 161-183 ;

Il existe en vieil anglais deux courts fragments d´un récit nommé Waldere, antérieurs au Waltharius. Extrait du second fragment :

Waldere maðelode,     wiga ellenróf,
hæfde him on handa     hildefró{f}re
gúðbil{l} {on} gripe,     gyddode wordum:
‘Hwæt, ðú húru wéndest,     wine Burgenda,
þæt mé Hagenan hand     hilde gefremede
ond getwáemde féðewigges;     feta, gyf ðú dyrre,
æt ðus heaðuwérigan     háre byrnan.
Stand{e}ð mé hér on eaxelum     Ælfheres láf
gód ond géapneb     golde geweorðod
ealles unscende     æðelinges réaf

(Source : https://heorot.dk/waldere.html )

« Walther, le brave guerrier qui avait entre ses mains la salvatrice lame de guerre, prononça ces mots : tu croyais sûrement, chef des Bourguignons, que contre moi, dans la bataille, la main de Hagen prévaudrait et qu´elle mettrait fin au combat à pied ; viens prendre, si tu l’oses, l’armure grise. Elle est sur mes épaules, héritage d’Aelfheres, bonne et ornée d’or, un vêtement de prince irréprochable ……. »

On retrouve surtout trois des personnages du Waltharius dans la Chanson des Nibelungs, deux siècles plus tard : Attila qui y est appelé Etzel, Gunther et Hagen qui y sont des Burgondes et non des Francs, et même Walther lui même qui y est l’Espagnol.

D’autres variantes existent évoquant ce Walther, dans les pays scandinaves, en Pologne, au XIII ème siècle, où il se nomme Walczerecz, jusque peut-être en Espagne et dans la Chanson de Roland. Ces dernières hypothèses sont en débat. En tout état de cause, nous avons affaire à une légende européenne.

Je ne résiste pas au plaisir de vous raconter brièvement cette légende polonaise telle que la rapporte Jan Potocki dans ses Chroniques, memoires et recherches pour servir a l’histoire de tous les peuples slaves (etc.) Le chapitre 1 y est consacré et rapporté d’après le Chronicon Poloniae de Boguphal, évêque de Posnan. Elle va en sens inverse du Waltharius, c’est à dire d’ouest en est.

Le comte Walgersz Wdały, ce qui veut dire chez les Polonais, Walter le robuste avait son château près de Cracovie. Mais l’histoire commence à la cour du roi des Francs, père de la belle Helgonde. Se trouvait là un jeune fils du roi d’Alémanie, lequel y achevait son éducation. Son nom n’est pas nommé. Walgerſz s’aperçut que le jeune homme plaisait à la princesse, mais ne s’en laissa pas décourager. Un soir, il monta sur les murs du château, graissa la patte au gardien, et se mit à chanter très mélodieusement. La princesse s’ éveilla et sauta de son lit avec les jeunes filles de son âge. Elles restèrent à écouter le chanteur. Elles ne purent se rendormir que longtemps après qu’il eut cessé de chanter. Le lendemain matin, Helgonde fit venir le gardien et lui demanda quel était l’homme qui avait fait entendre pendant la nuit des sons aussi doux. Le gardien ne crut pas devoir trahir Walgerſz et répondit qu’il ne savait pas. Cependant Walgerſz ayant répété la même chose pendant deux à trois nuits, Helgonde fit encore venir le gardien, le menaça cette fois et ordonna même qu’on lui prononça la sentence de mort. Elle en fit tant qu’il avoua qu’il s’agissait de Walgerſz. Helgonde ne l’eut pas plutôt appris, qu’elle s ‘enflamma pour lui et refusa ses faveurs au fils du Roi d’Alémanie. Ce dernier retourna furieux chez lui et, lorsqu’ il y fut, s’empara de tous les bateaux qui étaient sur le Rhin et ordonna que, si quelqu’un se présentait pour passer avec une jeune fille, il eut à payer un mark d’or. Il recommanda que l’on fit bonne garde. Quelque temps après, Walgerſz ayant trouvé l’occasion d’enlever Helgonde, vint avec elle sur les bords du Rhin ; les bateliers lui demandèrent un mark d’or, qu’il leur donna aussitôt ; mais ils lui dirent qu’ils ne pouvaient pas le laisser passer sans la permission du fils du Roi. Walgerſz pressentant alors tout le danger qu’il y avait à s’arrêter plus longtemps en cet endroit, sauta sur son puissant cheval, demanda à Helgonde de se mettre en croupe, s’élança dans le fleuve, le traversa avec la rapidité d’une flèche. Lorsque Walgerſz eut fait quelque chemin de l’autre côté, il entendit derrière lui le Prince allemand qui lui criait : « Perfide qui a osé enlever la fille d’un roi et qui prétend passer le Rhin sans me payer ce qui m’est dû, arrête, je te défie en combat singulier ; le vainqueur restera en possession de Helgonde et de plus aura le cheval et les armes du vaincu ». Walgerſz s’arrêta et répondit hardiment : « je t’ai payé un mark d’or et je n’ai point enlevé cette fille. C’est elle qui a voulu me suivre et devenir ma compagne ». Ils rompirent leurs lances puis mirent pied à terre et combattirent à l’épée. Helgonde était à coté de Walgerſz presque en face du prince allemand, à qui cette vue donna tant de courage qu’il fit reculer son adversaire, tant que celui-ci se trouvant à son tour, en vue de sa belle, la honte et l’amour augmentèrent tout à coup ses forces. Il tua son rival, prit son cheval et ses armes et revint heureusement chez lui. Walgerſz de retour dans son château de Tyniec s’y livrait aux douceurs du repos, lorsque les plaintes de ses vassaux lui firent comprendre, que Wislaus le beau Prince de Wislicia avait profité de son absence pour leur faire injure ; il résolut de s’en venger, se révolta contre Wislaus, le combattit, le fit prisonnier.

S’en suit une autre partie de l’histoire qui s’éloigne et que je n’évoquerai pas ici. Je ne m’attarderai pas non plus sur les hypothèses concernant le nom de l’auteur de ces manuscrits. Dans certaines variantes de ces derniers figure un prologue d’un certain Geraldus qui dédie son ouvrage à un évêque Ercambaldus qui pourrait-être l’évêque de Strasbourg. A moins que ce ne soit l’archevêque de Mayence. L’autre hypothèse désignerait comme auteur Ekkehard I abbé de Saint Gall dans les Alpes suisses. A moins que ce ne soit « un clerc des cours carolingiennes » (Francine Mora : o.c.). Donc pas forcément un moine, comme l’écrit Gregor Vogt Spira dans l’édition allemande chez Reclam. L’hypothèse que ce soit Ermold le noir, dont nous avons déjà parlé a également été évoquée. Mais ce dernier ne nomme pas les Vosges de la même façon que l’auteur du Waltharius. Restent que ces questions ont une importance sur la datation de l’œuvre : 9ème ou 10ème siècle ? Le récit dont il faut rappeler qu’il est de fiction évoque comme seul personnage réellement historique, Attila qui fut roi des Huns quelques siècles plus tôt de 434 à 451.

La première édition critique du Waltharius, nous la devons à l’un des frères Grimm, Jabob, qui édita en 1838 à Göttingen avec un autre philologue allemand J. Andreas Schmeller, les Lateinische Gedichten des IX und X jahrhundert (Poèmes latins des 9ème et 10ème siècle) estimant qu’ils valaient mieux que leur réputation d’alors. Ils firent cela non sans que J. Grimm eut déniché à Bruxelles un texte intitulé Ecbasis cuiusdam captivi (L’évasion d’un prisonnier), une sorte d’ancêtre du Roman du renard qui se situe également dans les Vosges et dont je parlerai après celui dont il est question cette fois-ci. L’anthologie contenait outre le Waltharius et l’Ecbasis, les fragments d’une épopée en vers Ruodlieb ainsi que quelques autres poèmes.
Ce qui est frappant chez Grimm c’est la manière dont il s’efforce d’arrimer ces textes latins à la culture populaire allemande tant sur le plan de son expression, de sa versification que de son contenu. Même s’il concède que c’est moins net pour le Waltharius, il écrit qu’ une telle poésie ne saurait avoir été conçue par un moine sans avoir existé auparavant sous une forme populaire germanique. Le Waltharius brasse cependant plus largement et c’est ce qui le caractérise le plus une multitude d’éléments disparates et contient des emprunts à la littérature latine. Virgile par exemple.

Un mot encore sur la place des Vosges que nous avons déjà relevée dans le récit d’Ermold Le Noir. La préfacière de l’édition française, Francine Mora, note que les Vosges occupaient une place singulière dans « l’imaginaire carolingien » et donc dans cette « épopée carolingienne atypique ».

« L’histoire a donc laissé des traces, et non des moindres, dans notre épopée. Mais la géographie n’est pas en reste. On peut se demander pourquoi les trois peuples menacés par les Huns au début du récit, et contraints de livrer des otages pour demeurer en paix, sont les Francs, les Aquitains et les Burgondes. C’est sans doute parce que nous avons là les trois pays qui, aux VIIIè et IXè siècles, étaient au cœur de l’empire carolingien : la Francie ou Austrasie, qui couvrait une bonne partie de la Belgique et de la Rhénanie actuelles et même le Nord-Est de la France, en allant au sud jusqu’à Reims ; l’Aquitaine, qui allait de Bordeaux jusqu’à Poitiers et qui couvrait une large partie du Massif central ; la Bourgogne ou Burgondie, enfin, qui, entre Aquitaine et Austrasie, s’étendait d’Orléans à Lyon et poussait vers l’est jusqu’à l’Alémanie en englobant une bonne partie de la Suisse actuelle. Berceau de la dynastie carolingienne, l’Austrasie était au centre du système ; mais l’Aquitaine et la Bourgogne faisaient figure de satellites d’autant plus ménagés, voire courtisés, que malgré leur intégration au royaume franc elles avaient conservé de très nettes velléités d’indépendance. »

L’espace géographique est celui de l’Autrasie. Plus loin , la préfacière ajoute :

« Enfin, n’oublions pas qu’au centre du poème il y a les Vosges — les Vosges doublement chères au cœur des empereurs carolingiens. D’abord parce que, situées en Austrasie, elles pouvaient leur apparaître comme l’un des points d’ancrage privilégiés de leur dynastie depuis qu’un de leurs ancêtres, l’évêque Arnoul de Metz, s’y était retiré vers 630, avec son ami Romaric, sur le mont Habendum pour y fonder le monastère qui donnera ensuite naissance à la ville de Remiremont. Ils y avaient gagné tous deux la qualité de saint, très profitable à leurs descendants. Ensuite, parce que c’était un domaine très giboyeux, couvert d’épaisses forêts où les empereurs pouvaient satisfaire leur passion de la chasse. La Chronique de Saint Arnould ne fait état que d’une visite de Charlemagne à Remiremont, en 805, mais son fils Louis le Pieux y a multiplié les séjours […] pour y chasser l’ours, le cerf et le sanglier. C’est bien sous cet aspect à la fois sylvestre et cynégétique qu’apparaissent les Vosges dans le Waltharius »

(La chanson de Walther. Texte présenté et traduit par Sophie Albert, Silvère Menagaldo et Francine Mora. Ellug. Université Stendhal. Grenoble 2008).

Faut-il dès lors tenter de préciser d’avantage le lieu des combats entre Walther et les chevaliers franques, au-delà de la symbolique de sa description rendant possible des duels singuliers  ? Mieux vaut considérer que le récit concentre l’espace et le temps dans un lieu précis. Aller plus loin n’y apporte rien. Jacob Grimm l’a néanmoins, sans doute le premier, tenté. Mais en l’étudiant de près, l’on s’aperçoit qu’il s’embrouille. Car à suivre ses indications, on ne s’y retrouve pas. Il écrit que toutes les précisions de lieux mènent à un point culminant des Vosges, entre l’Alsace et la Lorraine, qu’il nomme Framont (mons fractus) à 6 heures de Molsheim et trois de l’abbaye de Senones. Il place à proximité la source de la Plaine ce qui nous mènerait au Donon et nous éloignerait de Worms. Dans la Chanson des Nibelungs, se trouve la réplique suivante adressée à Hagen :

« Qui donc était assis sur son bouclier au Wasgenstein, tandis que Walther d’Espagne lui tuait un grand nombre de ses parents? »

Wasgenstein. Ce lieu-ci existe ! Plus au nord et plus près de l’actuelle frontière avec l’Allemagne, dans le Wasgau (Vasgovie) qui va de Moselle en Rhénanie Palatinat. Il est proposé aux touristes comme le lieu de la légende de Walther.

Ruines du château de Wasigenstein qui date du XIIIè siècle. Il est en deux parties sur une faille de crête rocheuse.

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Heure musicale avec Ludwig van Beethoven (1770-1827)

Beethove: Egmont Overture, Op. 84 from Taiwan Connection on Vimeo.

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